index

 

Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

 

 

De la gratitude

La gratitude est non seulement la plus grande des vertus, mais aussi la mère de toutes les autres.
Cicéron

Il m'aura fallu bien creuser en ma mémoire pour retrouver cette exhortation, non qu'elle me fût étrangère, mais plutôt que j'eusse oublié combien elle était au cœur de ce que vous nous transmîtes. C'était toi, papa, toujours perdu dans ces paysages que tu contemplais ou toi, maman, qui trouvais la vie si goûteuse. Cette idée, oui, que de ces agréments, de ces bienfaits, de cette beauté, il fallait savoir être reconnaissant ; savoir dire merci ! Et en être heureux !

Votre foi vous offrait presque un visage, presque un nom, la totalité de l'Etre, que vous pouviez remercier et je me doute bien que ces remerciements prenaient assez aisément la ferveur d'une Jauchzet de Bach, pour toi maman ; d'un Laudate Dominum de Mozart pour toi, papa.

Mais tout croyants que vous fûtes, rien ne vous était plus étranger que ces mines contrites de fidèles allant à l'église comme ils se seraient rendus à la soupe populaire, confondant gravité avec componction, car il n'est pour ceux-ci de piété qu'outrageusement exhibée avec la ladrerie bouffonne d'un ususier tartuffe, certes, mais méticuleusement soucieux de récupérer sa mise … Ceux-ci prennent la lourdeur pour de la gravité et ne peuvent imaginer qu'on puisse parfois lever les yeux au ciel et vouloir simplement chanter, à tue-tête - et pourquoi pas ? - sa joie d'être là …

Je suis héritier de cette ferveur et lui doit sans doute mon amour immodéré pour les cantates de Bach !

Rendre grâce, dire merci pourrait ne paraître qu'une forme élégante de politesse et ce l'est aussi. Mais est-ce un hasard si le synonyme de gratitude est reconnaissance ? Dire merci c'est reconnaître ce que l'on doit, et à qui on le doit. C'est aussi, d'une certaine manière, en prolonger l'agrément ainsi que la relation, non pas nécessairement de dépendance, mais de piété.

La gratitude a partie liée à la pudeur au moins autant qu'à l'humilité. A celle-ci, parce que c'est reconnaître que, même si l'on tente d'être acteur à peu près libre de son existence, nous n'y pourrions parvenir sans aide, ni de l'autre, ni du monde ; ni des mains tendues ni des joies, parfois bien simples qu'il suffit de cueillir. C'est accepter que jamais l'on ne pourra rétablir l'équilibre entre ce qui est donné et ce que nous pouvons rendre. Nous ne sommes cause de rien ou presque rien et même si le désir de liberté nous anime, tant de nous fuit et s'échappe qu'il serait bien pédant de nous croire acteur quant nous ne cessons d'être ballotés au grés des choses, de nos désirs et de nos faiblesses.

La gratitude a étymologiquement partie liée avec la gratification, avec rétribution et salaire ; mais est une réponse tellement misérable, faible … la seule pourtant que nous puissions donner. Elle a à voir avec ce qui est gratuit, avec la grâce donc.

Notre seule réponse possible à la grâce.

Mais la gratitude a partie liée à la joie. Aussi et peut-être surtout. Elle est remerciement pour le plaisir reçu ; pour la beauté contemplée ; pour l'agrément du monde et la présence de l'autre. Il est facile de le comprendre : l'ingrat ne saurait imaginer rien devoir à quiconque ; il n'aime d'ailleurs personne d'autre que lui-même et ne se croit redevable de rien. La gratitude à l'inverse est amour autant que joie - prolongement volontaire tant de cet amour que de cette joie. Elle est appel à l'autre, au monde ; à l'ami, à Dieu si l'on y croit, à la vie - qui est autre manière de le nommer ; à l'Etre. Pour cela, au moins, la gratitude touche au plus profond de l'âme ; au plus intime. Et fait partie de ces états qui, vus de l'extérieur, semblent toujours ou niais ou absurdes. L'amoureux a toujours l'air plus ou moins idiot ; le bonheur a des airs d'extase qui le rend suspect aux oreilles du commun. A ces états que, non par honte mais par prudence, l'on aime à cacher ; à en atténuer l'expression en tout cas. Par peur du ridicule. Sots que nous sommes. On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments … Sans doute. Mais sans eux, est-il existence supportable ?

Je passe aisément pour un râleur, un ronchonneur, trouvant toujours à redire à tout ou à peu près. Suis toujours un peu surpris - désolé ? non honnêtement ! - de cette image que j'offre - qui ne correspond pourtant pas tout-à-fait à ma réalité même si je lui donne complaisamment le change.

Peut-être est-ce ma façon, discrète, d'exprimer cette gratitude.

J'ai appris de vous la responsabilité comme cette élégance due à la vie : n'aller jamais chercher chez les autres, dans la mauvaise fortune ou ce destin qui a toujours dos large, la cause des souffrances qui vous atteignaient ; des échecs essuyés ; des souffrances endurées. D'au moins par honnêteté, chercher plutôt en soi, en sa négligence, ses erreurs ou ses impuissances, les fondements de ce que nous étions et devenions. Car, après tout, nous n'omettons jamais de nous attribuer le mérite de ce qui nous réussit, pourquoi le ferions-nous de ce qui nous meurtrit.

Etrange pas de deux que celui-ci car enfin il nous incite à accepter être la cause de si peu et nous en réjouir même alors même que nous nous évertuons à répondre de nos actes sans ni nous meurtrir ni nous gonfler d'importance. Même oscillation constamment reprise où se dessine l'horizon de ce que l'on nomme parfois la tempérance - qui a affaire au temps, au rythme pas toujours saccadé de ce qui dure et nous prolonge.

Mais enfin la gratitude a partie liée à l'amour et dépasse pour cette raison la sinistre comptabilité tenue par créanciers et débiteurs. Je ne déteste pas que les grecs la nommèrent χαρις où s'entremêlent charme, charisme, splendeur, beauté, charité, bienveillance : autant de mouvements de l'âme qui fusent vers l'extérieur et s'offrent au monde. Elle est ce plaisir à loisir insufflé et à jamais revigoré d'être là, grâce à l'autre, grâce au monde et la joie de le proclamer par un regard, un geste. Un silence.

σὺ δὲ ὅταν προσεύχῃ, εἴσελθε εἰς τὸ ταμεῖόν σου καὶ κλείσας τὴν θύραν σου πρόσευξαι τῷ πατρί σου τῷ ἐν τῷ κρυπτῷ· καὶ ὁ πατήρ σου ὁ βλέπων ἐν τῷ κρυπτῷ ἀποδώσει σοι.
Mais toi, quand tu pries, entre dans ta chambre ; et ayant fermé ta porte, prie ton Père qui est là dans le secret ; et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra.
Mt, 6,6

Une prière.

Mais les prières se murmurent, dans ce presque silence dont l'âme a besoin pour entendre bruisser l'être.

Ce constant va-et-vient d'entre oraison muette - qui n'est justement pas sollicitation - et action s'efforçant dans le brouhaha du siècle et malgré lui, d'instiller cohérence, sincérité est justement l'œuvre de cette intention qui seule importe ; la seule manière à nous offerte de n'être pas ingrat ; oui cet aller qui ne va jamais sans retour, cette oscillation presque éternelle par le rythme ainsi scandé qui de Choral en chœurs, en passant par les arias, offre à nos chemins comme un chant ressemble à s'y méprendre à l'enthousiasme d'une cantate.

J'aime, par dessus tout, qu'à l'idée de gratitude se mêlent ainsi ferveurs musicales et paysages olympiens …