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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

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II - L'allégorie des sens : la musique

Quand donc commença la musique ? Nul évidemment ne le pourra jamais savoir : il faudra attendre la première notation musicale pour que son histoire puisse résolument commencer. Ici comme ailleurs la chose commença avant le récit qu'on en fera. Et toujours la préhistoire prolongera son lointain écho jusque dans l'histoire récente … dont stupidement nous proclamons trop souvent la souveraineté. Chose étrange, cette musique qui transperce pourtant toutes les barrières culturelles de n'être prisonnière jamais ni des mots ni des idiomes, cette musique qui n'a nul besoin de traducteur et trouve toujours, où que ce soit, oreille prompte à la goûter même si d'abord troublée par son étrangeté, cette musique, non, ne renverse pourtant pas la muraille des temps. La philosophie, même avant que ne triomphent l'écriture et les lourds in-quarto de la théologie médiévale, laisse entendre l'écho, même parcellaire, des Thalès, Parménide et autres Héraclite. Les aèdes, même aveugles, laissèrent récits qui nous troublent encore et à deux mille cinq cents ans de distance, Sophocle nous éblouit et émeut toujours. Dessins et peintures se dévoilent au fond de grottes oubliées.

La musique, non !

On la soupçonne résonner sans doute depuis toujours mais quoi nous demeurons même incapable de discerner quoi du rythme ou de la mélodie l'emporta d'abord. Quoi nos scientifiques parviennent à décrypter l'ultime ressac du big bang originel et nous ignorons même ce qu'écoutèrent romains, grecs ou égyptiens ?

Ceci a-t-il d'ailleurs autre importance que celle de nos curiosités pas toujours fécondes ?

Pourtant nous parvenons rarement à ne pas associer les froissements des premières notes à quelque événement majeur, à quelque magie, charme ou bien encore irruption brutale du divin. Dans la grande épopée de l'être, chaque acte, comment ceci se pourrait-il être autrement, est ponctué de musique. On peut en retrouver l'éclat presque brutal chez Haydn ?

 

Des récits laissent entendre qu'animaux comme arbres succombant aux charmes de sa lyre accourraient comme fascinés. La magie est ici : c'est celle de la création. Que l'objet, dans sa brute épaisseur noirâtre, subitement parvienne à se mouvoir, que l'inerte se fasse vivant, comment imaginer ceci autrement que miracle, fantastique ou métaphysique, de l'être ? L'incompréhensible grâce du Fiat Lux !

Je ne connais rien de plus émouvant, qui dans nos arts peut prendre de multiples formes mais bégaient toutes notre voix ridiculement chevrotante et la larme perlant que l'on écrase subrepticement devant l'avènement de l'enfant ; devant le mystère de la vie offerte.

Les linguistes cherchèrent longtemps, en vain évidemment, la langue dans laquelle fut prononcée l'incroyable Parole créatrice dont l'écho nous trouble encore … et si ce n'avait été que musique ? Cet incroyable enchevêtrement qui du bruit ambiant laissa filer avant même qu'une mélodie ou un rythme, un son simplement qui s'en ira bientôt se répéter. Et former bientôt récit.

Les textes le disent :

Or la terre n'était que solitude et chaos ; des ténèbres couvraient la face de l'abîme, et le souffle de Dieu planait à la surface des eaux …

Déjà des répétitions - solitude et chaos ; tohu-bohu - déjà le premier des rythmes. La science moderne le dit, les mythes tant bibliques que grecs nous l'avaient déjà suggéré : l'ordre, si mince, si fragile - et qui le demeurera - émerge du désordre ; par inadvertance peut-être ou volonté céleste, qu'importe, et ressemble d'abord à un passager clandestin, un intrus, une incongruité. Un miracle ou une fatalité.

Kant l'avait repéré : les débuts ne se peuvent écrire. Un commencement radical est incompréhensible … à peu près autant que son absence. De rien, rien ne subvient jamais mais ce quelque chose qui serait cause première ne se peut, sans insoutenables contradictions, penser. Il faut peut-être rechercher la réponse dans ce retrait de l'être que la Kabbale avait suggéré. Comment cette absolue générosité qui ferait l'absolu se retirer pour que dans ce vide s'offre la chance de l'être ne s'accompagnerait-il pas d'un froissement d'étoffe, si léger soit-il, ou du sifflement de l'air s'engouffrant dans le vide.

Oui la légende eut certainement tort qui crut la musique s'inventer longtemps après la lumière. Avant même que ne se lèvent les ténèbres, avant même que les cieux ne cessent de se désobscurcir, ce tout petit rythme, cette toute petite et première répétition. Comme un murmure.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit !
Hugo

Mais chez le poète les petites entités maléfiques à la fin s'éloignent

On doute
La nuit...
J'écoute : -
Tout fuit,
Tout passe
L'espace
Efface
Le bruit.

Ici, non …

Il faudra beaucoup d'obstination aux bruits, toute cette sagacité à se savoir transfigurer en son pour donner sa chance enfin à l'espace.

Sont-ce ces bruits qui d'eux-mêmes, par hasard ou épuisement de toutes les combinatoires, forment généreusement sens, ou bien au contraire serait-ce plutôt notre imagination, notre entendement ou notre angoisse qui les enchevêtrât en mélodie et rythme ? Comment savoir … Mais je crois bien, oui, qu'avant tout, qu'avant nous il y a de la musique. Et je remercie les grecs de l'avoir compris qui donnèrent le nom de Muses aux neuf filles de Zeus.

La musique est l'intégrale des arts ; des sens …

Avant tout, avant nous … la musique.

J'aurais du le savoir ; j'aurais du commencer par ceci. Car nous le savons ou du moins le devinons tous. Avant même notre naissance, étouffés peut-être, déformés sans doute, des bruits nous parvenaient à travers la parois utérine. La voix de notre mère, de notre père. Et plus lointains les bruits ambiants … Les premières mélodies. Mais, du plus près de cette intimité qui bientôt se déchirera, les battements du cœur de notre mère … Le premier rythme.

A notre naissance, nous ne découvrons rien, ni personne ! Reconnaissons simplement. Ne voyons rien ou si trouble, si mal ; si confusément. Mais au moins entendons-nous tout. Un fracas qui sans doute nous fait peur - il fallait bien que quelque traumatisme ponctuât les débuts - mais ces voix que nous reconnaissons et qui nous rassurent.

Oui, aux commencements, au nôtre en tout cas, la musique.

Oui, j'aurais du commencer par ceci en cherchant à tracer le chemin vers vous parce que mon enfance, grâce à vous ou à cause de vous, fut empire de voix et de musique.

Comment ai-je pu oublier combien toi, papa, si intensément mélomane, nous avais comme enveloppé de notes, notre enfance durant. C'était ta grande faiblesse : tu ne fumais ni ne buvais ; tu te contentais de peu mais résistais bien mal aux nouveautés discographiques et les rentrées durent sans doute prêter à d'âpres discussions avec maman quand il se fut agi d'acheter tel coffret d'intégrales des concertos de piano de Mozart ou des symphonies de Beethoven ; ne parlons pas des coffrets de quintettes, de sonates même achetés comme ceci se faisait alors en souscription à - si léger - prix réduit. Il dut bien falloir ajuster les achats de vêtements pour la rentrée ou même de fournitures scolaires - loin d'être gratuitement fournies à l'époque - pour satisfaire cette passion qui sans être dévorante n'aurait pas souffert d'être totalement contrariée. Ce qu'étaient tes activités, toi qui ne faisais pas de sport ; qui sortais peu - au cinéma en famille le dimanche - et te contentais des promenades dominicales en cette forêt si proche pour toute concession au monde, se résumait à ces longues heures de silence où tu écoutais, à la radio ou sur disque, cette musique classique qui emplissait tant ton âme meurtrie que tout l'espace, le tien comme le nôtre. A ces moments-là le salon ne nous était accessible qu'à la condition de silence absolu car si tu ne détestais pas partager avec tes fils le goût de la musique, tu n'aurais en rien accepté ni supporté que nos futiles bavardages, jeux ou disputes rompissent la magie. Car ce partage ne passait décidément pas par des mots. Quand venait le temps de la musique, celle-ci engouffrait l'espace entier, le sien comme le nôtre mais le temps également - comme suspendu. Je réalise en l'écrivant que jamais tu n'aurais entrepris de lire en écoutant musique, non pas tant parce que l'un aurait parasité l'autre que parce que c'eût été parjure. Mais si la musique constituaient tous tes loisirs, vraiment beaucoup plus que les livres, tu t’astreins, pour ta famille, à ce qu'elle étoffât chacun des moments importants : Noël par exemple ou ces moments de recueillement que vous nous apprîtes à respecter ou, sans mot dire, la lecture de quelques passages de textes sacrés était toujours précédée et suivie par de la musique.

C'est ainsi que je fus enivré de Largo de Haendel, de chorals de Bach et d'Exultate de Mozart …

Le mot n'est pas de trop ! je fus comme tout enfant grandissant, plus préoccupé de modernité que de ces vieilleries d'adultes fleurant trop l'enfance que je m'impatientais de quitter ; l'adolescent que je devins flirta ainsi avec les Beatles, les Joan Baez, Dylan et autres imon & Garfunckel au moins autant qu'avec ce Brel dont je partageais le goût avec toi, mais Brassens aussi que tu jugeais bavard, ou Ferré … Un peu plus tard Cohen et quelques autres. Il m'arrive encore de faire quelques incursions ici et là, mais sans doute l'empreinte aura été trop profonde. Je revins évidemment à la musique classique plus tard et ma surprise fut alors, jeune adulte, de me découvrir connaître par cœur des morceaux entiers que je m'étais cru ne pas connaître ; qu'en tout cas je n'avais pas entendus depuis très longtemps.

Ils étaient en moi, agrippés en ma mémoire, prêts à fuser dès que possible. Ils fusèrent. Les seuls compositeurs que je découvris jamais furent ceux que tu n'écoutais pas ou très peu ; Debussy, Ravel et tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de la musique contemporaine. C'était donc bien tout un pan de ton panorama intérieur, papa, que je transportais avec moi, sans le savoir, sans même m'en douter. J'avoue sans peine ma faiblesse exagérée pour les cantates de Bach qui m'offrent paysage où je me sens chez moi … mais est-ce bien chez moi ? ou bien ne tenté-je point de prolonger le tien ? Demeurent en tout cas, pour moi, indissociables, des liens à jamais évidents : Bach et l'appel de l'être ; Mozart et le recueillement ; Schubert et la flamme de l'inquiétude. Écrivant ceci je réalise que certains textes, écrits ici, n'avaient pu l'être que sur un Wachet betet . Il m'est arrivé d'être gêné par la musique et des faiblesses d'audition m'ont ainsi interdit l'usage d'écouteurs qui laissaient par trop la musique envahir mon cerveau, la musique chantée en français m'empêche ainsi d'écrire, comme si se télescopant les mots entravaient ma pensée, mais je sens, je sais incoercible, ma tendance à offrir musique à chaque moment intense de mon existence.

Encore aujourd'hui, dussé-je la passer seul, je n'imagine pas une soirée de Noël sans lire un passage biblique sur un extrait de l'Oratorio. Ni un vendredi Saint sans les Leçons des Ténèbres. La prière, pour moi, en appelle à la ferveur d'une cantate. La musique ne prédispose pas à mieux entendre ; encore moins à croire : inutile de faire semblant. A la fin on ne crois ni plus ni mieux. Mais il n'est pas d'appel de l'être qui ne résonne comme un choral et quand le chemin ainsi se détourne, pour mieux voir ce qui aveugle et entendre ce qui se murmure, je gage que le rythme imposé à ses pas ressemblera à s'y méprendre aux ferveurs d'un Tuba mirum.

Tu auras adoré la musique de chambre : elle était pour toi promesse d'intériorité où moins malaisément tu parvenais enfin à te retrouver. Tu la préféras même aux cantates et autres messes de Bach qui demeuraient des explosions de ferveur - ce que tu appréciais - mais de ces excursions dans le monde que tu répugnas de plus en plus à accompagner. Tu n'aimas en conséquence pas l'opéra : il y avait en tout cela trop d'exhibition, trop de spectacle. J'ai adoré pour ma part l'opéra - oh celui de Mozart surtout ; le Barbier de Rossini encore ; les incroyables mélodies de Bellini ; moins Verdi - j'y vois l'art accompli parvenant à réunir d'un seul tenant musique, poésie et théâtre ; la parole et l'acte - et l'aime pour ceci même s'il est art vivant, n'est grand qu'en représentation et supporte moins bien le disque et l'écoute feutrée d'un salon dominical.

 

Je ne veux point jouer sur les mots ; ce sont eux au contraire qui se jouent de nous. Où je ne vois rien de négatif : est-il chose plus sérieuse que le jeu ? Il ne se réduit pas aux amusements enfantins, nous le savons tous. Jouer se dit aussi pour une pièce de théâtre, un morceau de musique.

Est-ce mon fait si logos signifie recueil, assemblage ? Est-ce mon fait si ce qui se donne ne compense jamais totalement ce qui se reçoit, si ce qui nous envahit pèse tellement plus que ce qui de nous fuit et suinte vers l'extérieur. Ce son qui vers nous s'approche, qui cesse d'être bruit par ceci même que nous le recevons est l'essence même de ce qui s'accueille. J'aime que l'hôte soit aussi symbole, cette tessère qui permet de reconnaître en celui qui s'approche un prochain, même étranger à qui l'on est redevable. Je ne connais rien d'autre, pour nous qui sommes aux monde et vivants parce qu'en inter-action constante avec notre environnement, je ne connais rien d'autre, dis-je, que ce qui de nous s'extirpe ; ce qui vers nous se dirige. La musique est concert ce que dit le latin - colligo - mais le grec déjà avec λόγος - ce rassemblement, cette réunion où je devine l'essence de l'être autant que de la pensée, le même enchevêtrement qui fait autant le tissu que le texte, la musique que la danse. Elle n'est pas concertation, non ; mais concert par l'union s'y accomplit.

Il y a, dans toute musique, qui demeure comme le lointain écho de la promesse originaire, quelque chose de l'ordre de la sainteté devant quoi spontanément l'on se recueille. Un concert n'est pas seulement un spectacle auquel on assisterait pour se détendre et oublier les affres du quotidien. Nos anciens le surent qui prenaient soin de s'habiller - frac et robe du soir. Il y a va de la célébration ; de la prière. De l'office. C'est servir l'être que de savoir encore se rendre disponible pour son éclosion.

O bien sûr, il vaudrait mieux être acteur que simplement spectateur et je crois bien qu'on s'étoffe plus à écrire qu'à seulement lire ; à s'enquérir d'un instrument plutôt que seulement écouter. Mais quoi ? tout le monde ne peut être artiste et je préfère qui prend quelques instants pour accueillir en son âme ces notes qui rendent hommage à l'être plutôt que s'affairer obsessionnellement à enrichir sa place dans le monde.

J'avais été surpris, papa, quand un jour de visite, tu te mis au piano de ma fille aînée et y esquissa quelques accords. Tu ne m'avais jamais dit qu'enfant, tu avais reçu une éducation musicale ni qu'on te fît pratiquer, comme à tout enfant de la bourgeoisie de cette époque, soit le violon soit le piano - instruments nobles par excellence. Comment avais-tu pu omettre de me confier ceci ? J'ai toujours su que, dès ton retour à Strasbourg, tu te mis à fréquenter les concerts des Jeunesses Musicales de France : c'est là que tu entendis pour la première fois Samson François ; là aussi que tu rencontras maman, je crois. Tu n'as plus rejoué mais j'ignore pourquoi : manque d'envie ou de moyens ? plus personne pour t'y encourager ? Comment savoir ! mais je ne m'étais donc pas trompé en supposant que la musique aura été, non seulement l'oasis où tu parvenais à te reposer, mais le seul lien que tu acceptas jamais de maintenir avec ton passé. Très tôt en tout cas les disques emplirent le salon en cet horrible meuble bibliothèque que tu commandas au menuisier du coin … je revois encore ces pochettes et ce sigle de la Guilde Internationale du disque qui proposait alors des enregistrements à prix réduits.

La musique fut chemin qui menait vers toi … le seul je crois.

Tel est le sens de la légende que rapporte Paléphate d'animaux et même d'arbres accourant aux sons de la lyre … Le concert ne dit pas autre chose que cette réunion évoquée : il n'est pas suspension de l'existence, il est l'existence même. C'est être sottement moderne que de croire que les loisirs seraient compensation mais donc exception du quotidien. Non le spectacle auquel on assiste, quel qu’il soit, n'est pas seulement représentation de la vie … mais la vie elle-même. Cette prodigieuse transfiguration - Ovide eût écrit métamorphose - qui de minuscules taches d'encre finement intriquées ou de sonorités savamment ajustées forment ce souffle qui est la marque de l'esprit.

Je m'étais demandé, l'espace d'une seconde, qui du concert ou de quotidien interrompait l'autre. C'était mal penser. Ils ne se valent que de se prolonger l'un l'autre à défaut, la vulgarité ; seulement.

Est-ce pour cela que j'aime tant ce tableau ? Tout y semble consacré à la musique pourtant, à bien regarder cet amoncellement d’œuvres d'art, d'instruments de musique, d'outils scientifiques voire d'animaux, d'ordinaire proie des chasses diverses, suggère un brouhaha que seuls la pose apaisée de la femme et de l'enfant mais, surtout, le calme suggéré du paysage là-bas à l'extérieur viennent sinon démentir au moins ponctuer. On ne saura jamais vraiment ce que les commanditaires de cette série sur les sens avaient en ligne de mire : j'entends déjà maugréer les moralistes suspectant dans les sens le ferment pernicieux de nos vices, tourments et autres culpabilités ; ou les philosophes s'enchanter d'y trouver chemin vers la connaissance à condition qu'on en tempère rationnellement les débordements et les fallacieuses embardées. Je n'arrive pas à m'ôter de la mémoire l'imbécile projet de Platon de chasser les poètes de la Cité sous prétexte qu'ils fussent tous menteurs.

L'œuvre d'art aura toujours eu, on le sait, ceci de particulier, d'être à la fois omniprésente en nos vies, indispensable car comment supporter le quotidien sans elle et pourtant mise à l'index et vite recluse dans la catégories des tentations lucifériennes. Paria, l'artiste l'aura été longtemps ; au mieux laquais … Bach ou Mozart souffrirent ainsi de maîtres intransigeants et méprisants. La modernité a peut-être transformé nos musiciens en idoles je ne suis pas convaincu qu'elle ait pour autant compris ce qui dans la musique engage l'être.

Je suis certain de ceci néanmoins : on ne peut ainsi réunir grande foule et l'amener à partager même élan, fût ce pour une heure, sans frôler les plus grands mystères de l'être. Orphée fit fléchir l'intraitable Hadès lui-même.

Il n'est pas de prière plus noble que celle que l'on chante.

 

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1) Paléphate, Histoires incroyables, chap XXXIV

C’est aussi une fable absurde que ce que l’on raconte d’Orphée, que les quadrupèdes, les oiseaux et les arbres accouraient aux sons de sa lyre. Voici comment je crois que les choses se sont passées : les Bacchantes dans leur délire ayant détruit des troupeaux de moutons dans la Piérie et commis beaucoup d’autres excès, se dirigèrent vers la montagne où elles restèrent plusieurs jours. Les habitants du pays voyant qu’elles ne s’en allaient pas et craignant qu’il n’arrivât malheur à leurs femmes ou à leurs filles, prièrent Orphée d’imaginer un moyen de chasser les Bacchantes de la montagne. Orphée ayant donc organisé des orgies en l’honneur de Bacchus, dirigeait les Bacchanales au son de sa lyre : les Bacchantes descendirent de la montagne en portant pour la première fois, des thyrses et des branches d’arbre de toute espèce, de sorte qu’en regardant avec étonnement cet étrange spectacle, on était tenté de croire, au premier coup d’œil, que c’étaient des arbres qui marchaient ; et l’on disait que la forêt descendait de la montagne aux sons de la lyre d’Orphée. Telle est l’origine de la fable (n)

(1) (V. les Métam. d’Ovide, liv. X, v. 86-144 ). Apollodore rapporte en deux mots la tradition dont il s’agit ici avant de parler de la descente d’Orphée aux enfers (liv. 1er, chap. 2, p. 5, édit. de Heyne), V. aussi Dion Chrysosthôme (discours LIIIe sur Homère, tom. 2, p. 277, édit. Reiske) ; Ératosthènes, dans ses Catastérismes (chap. 24, p. 115 des opusc. mythol.) et Hyginus (au n° VII de ses Astronomiques, p. 438 de Van Staveren). Diodore de Sicile intercale toute l’histoire fabuleuse d’Orphée, au milieu des travaux  d’Hercule, à l’occasion de l’initiation de ce dernier aux mystères d’Éleusis, dont Musée, fils d’Orphée, était le grand-prêtre (liv. IV, chap. 25, p. 77-79, tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts).

(2) Les chroniques du Nord ont une tradition que rappelle naturellement — l’explication de Paléphate et dont Schakespeare a fait usage dans sa tragédie de Macbeth. Il avait été prédit à ce prince superstitieux et féroce qu’il ne périrait que quand la forêt de Birnam serait apportée à Dunsinane où il se tenait enfermé dans un château-fort. Lorsque Malcolm reçut du prince anglais (Édouard le-confesseur) des secours pour aller reconquérir sa couronne, ses soldats, avant d’aller attaquer le fort de Dunsinane avaient, en signe de victoire, orné leurs casques et leurs armes de branches d’arbres ; de sorte qu’on alla annoncer à Macbeth que la forêt de Birnam s’avançait vers le fort (V. l’art. Macbeth, d’Eyriès dans la Biogr. univ.) Pour en revenir à la fable d’Orphée, Héraclite (fable 23, p. 77 des opusc. mythologic.) dit qu’elle était emblématique et signifiait qu’Orphée avait adouci les mœurs des hommes auparavant sauvages, c’est aussi ce qu’expriment ces vers connus de l’art poétique d’Horace : 

              Silvestres homines sacer interpresque deorum 
              Cædibus et victu fœdo deterruit Orpheus 
              Dictus ob hoc lemire tigres rabidosque Leones.
 
                                                 Epist. ad Pison. v. 391-393.