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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

 

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Le toucher : ou l'intimité des tissus qui se froissent

Quel mot étrange que toucher qui, en des sens différents, se fait verbe ou substantif. Désigne pourtant des cinq sens celui qui conjugue au mieux la proximité et donc bientôt l'intimité, voire l'indécence.

De tous les sens, celui qui semble pouvoir le mieux instruire à distance ; instruire d'autant plus qu'à distance puisque le recul autorise d'embrasser à volonté toutes les perspectives - voir bien c'est voir de loin - c'est évidemment la vue. Sens noble par excellence puisque celui de la connaissance voire de la révélation.

Vient ensuite l'ouïe, sens du tonitruant, de l'appel, de l'orage céleste, de la parousie autant que de l'apothéose. Il y faut s'approcher un peu plus pour que l'enseignement devienne possible, puis de plus en plus à mesure que l'âge venant, l'oreille se fasse plus rétive, mais sens noble encore, pouvant être trompeur à l'occasion, Écho en sait quelque chose ; confus ou trouble, charmant souvent ou édifiant parce que c'est aussi celui de la musique, de la prière et des chorals.

On le retrouvera car ce n'est pas la seule fois que toucher et musique sont de trouble connivence.

L'ouïe se fait dure parfois et prête alors à toutes les tromperies, ambiguïtés ; à tous les humours ; à tous les quiproquos. Peut-être nos sens sont-ils d'autant plus intéressants ; d'autant plus évocateurs qu'ils échouent en leur ouvrage. Le geste maladroit est vite une bourde.

Avec le toucher, on a affaire à un sens qui suppose extrême proximité, connivence voire complicité.

Toucher du latin populaire toccare : faire toc. Onomatopée évoquant le choc de deux objets durs. Toccata mais tocsin ont la même origine. Jouer d'un instrument c'est le toucher et pour un clavier toucher voire pincer ou frapper les cordes. On imaginerait malaisément l'effleurement des peaux ou le froissement des soies contrefaire l'impact et produire son quelconque, pourtant, décidément, il est d'entre toucher et ouïe un cousinage secret. J'aime ce paradoxe de la peinture qui pour représenter les autres sens est contrainte de jouer ainsi avec l'analogie. Voici la vue s'entichant d'évoquer le toucher ; le retrait d'évoquer le frôlement. Car tout se joue dans l'entre-deux ! dans le doux ! jamais dans le brusque ou le brutal.

Mais ici combien nombreuses, bien trop envahissantes, sont les armes, armures et autres ustensiles de guerre qui font peu de place et offrent bien peu de chance à la tendresse de la femme pour l'enfant. Les seules couleurs claires sont bien celles des corps de ces deux êtres en contraste avec les noirs, froids et menaçants, des armes, arcs, flèches et épées jonchés à même le sol ou bien que l'on achève de forger, fusils … canons même.

Que viennent donc faire ces outils de morts pour évoquer la tendresse du toucher ; l'amour des corps qui se découvrent ; le frôlé des passions qui se dénudent ? Est-ce pour suggérer qu'entre violence absolue et amour, entre mise à mort et accueil de l'autre ne tonitrueraient pas de différences que l'on croit, pas de si franche antinomie que l'on pense et souhaiterait ?

Je n'ai pas la culture picturale suffisante pour connaître et expliquer tous les codes de représentation ; j'en soupçonne juste assez pour deviner combien les sens durent bien souvent en appeler soit à la culpabilité des corps soit à l'inverse à l'exaltation des chairs en émoi - ce qui au reste revient strictement au même. Ce que j'en comprends c'est que ce fut presque toujours le corps des femmes qui eut la charge de symboliser les sens soit en bonne part - ce sont alors des corps de mère - soit en mauvaise. Ce n'est pas ici tout à fait le cas : certes, où d'un regard trop rapide on aurait pu considérer le geste tendre d'une mère pour son enfant, on observe plutôt que ce sont bien des ailes mais aussi un carquois que porte l'enfant - moins un ange que Cupidon, lui-même.

Et l'aventure bifurque ! Et la tendresse de ce toucher n'est plus tout-à-fait la même. Quelque chose de la magie des dieux ; malédiction et promesse entremêlées.

Tout alentour sonne la mort : jusqu'aux tableaux accrochés au-dessus des deux protagonistes dont l'un semble représenter la mort et le jugement ; l'autre, les corps écartelés et la souffrance hurlée sur le champ de bataille ; le troisième enfin le supplice d'un condamné.

C'est bien entendu toute l'ambivalence du désir, et ainsi du toucher ici qui sera mise en scène : cette flèche qui est celle qui blesse ou tue est aussi la douce pointe qui éveille tendresse et désir, à quoi nul ne résiste et dont Cupidon, par maladresse, fut lui-même victime.

Non plus que d'amour, il n'est de mise à mort à distance. Il y va toujours d'une pointe, d'un boulet qui vous transperce, d'un poing qui vous heurte et meurtrit et ces armures ne sont que de bien faibles peaux métalliques que l'on intercale maladroitement d'entre nous et le monde. La flèche, tour à tour, d'un doux pincement à la brûlure fatale, dit toutes les formes qui séparent le froissement de l'invasion. Le rêve invraisemblable du guerrier, forme inavouée de son courage et de son héroïsme : ne craindre ni mort ni souffrance de s'être rendu insensible ; d'avoir été préalablement anesthésié. D'entre le guerrier et le moine qui se protège de la tentation, le même délire de carapace. L'amoureux ne se protège point : il n'en est pas moins en danger : s'approcher de l'autre, le laisser vous approcher, c'est accueillir le danger, aussi.

Tandis qu'habituellement l'iconographie enrôle des femmes nimbées -de parfums, de textiles, d'observations langoureuses de jardins, de musique … bref de tout ce qui, du langoureux à l'envoûtant, suggère l'ambivalence, avec Rembrandt, en revanche, nous sommes en présence d'hommes ; d'hommes certes grotesques, sinon laids ; caricaturaux autant d’eux-mêmes que des conventions qu'ils respectent ou bien outrepassent. Peut-on, décidément, représenter les sens autrement que par le biais de l'hyperbole, de la caricature, de la dégradation ? De l'ironie.

Ici, le toucher nous est proposé sous la forme d'une opération - l'extraction de la pierre qu'on peut imaginer alors autant douloureuse que dangereuse - qui, elle aussi s'inscrit sous la forme de l'intrusion, du percement ; de la blessure même si c 'est ici à des fins thérapeutiques. Le toucher est invasif : quand même ce fût ici pour extirper le crâne de la pierre de folie. Comme si, laisser cours, pas même nécessairement libre, à ses sens, revenait déjà à se perdre et que nous eussions, tapie au plus intime, monstre disposé à ronger toute dignité.

Pourtant, à l'autre extrémité, le toucher est aussi acte de création par excellence. Voici le soleil, la lumière, la chaleur, le monde et l'homme surgir de la simple apposition d'un doigt ; d'un si léger effleurement qu'on aurait pu le croire seulement rêvé.

Dieu ne façobbe pas ; ses mains ne pétrissent pas une glaise prompte à épouser les formes qu'on voudra bien lui donner. Dieu ne forge pas. Il souffle et inspire ou effleure et meut. Voici l’Éternel qui, de ses deux bras majestueusement écartés, de ses deux doigts pointant les deux hémisphères, sépare le soleil de la lune, l'ombre de la lumière et donne sa chance au monde.

Voici l'Eternel qui d'un simple index anime un homme encore lascif.

Qui dira jamais la puissance du toucher qui fait se jouxter l'intime et le monde, qui fait celui-ci ébranler celui-là et fait se ressembler la vie aux tourments de l'amour. Désormais il ne suffira plus de parler du monde. On pourra le voir ; on pourra regarder et s'émerveiller de la puissance de la création. Fut la lumière ! Car même l'ombre s'est mise à son service.

Mais le doigt n'est pas que cette force créatrice ; il peut encore être celui qui inspecte les plaies du Christ : ceux de Thomas l'incrédule. Est-ce à dire que le toucher, ici, trace la ligne si fragile, si étroite qu'on pourrait la négliger qui sépare le domaine parfois sombre du laboratoire, de l'expérience, de la preuve, du raisonnement et de la pensée, d'un côté, du royaume de la foi, de l’Être : de la Lumière de l'autre.

Cette ligne, fut-il homme plus rigoureux, plus sévère, fut-il âme plus austère que celle de Kant à l'avoir su tracer et prudemment tenir à distance ? On ne frôle pas impunément les bordures sacrées. Ni plus celles du politique que celles du monde ; ni plus celles de l'âme que celles du souffle qui s'épuise.

J'aime le prussien, dont tout m'éloigne, d'avoir d'entre foi et raison, tracé ligne irrémissible qui nous laisse dans l'expectative qu'aucune argutie ne lèvera et nous contraint de nous taire ; de maugréer peut-être mais de nous taire. Donner enfin sa chance au silence.

Thomas renâcle à croire en la résurrection. Il lui faut preuves et signes. Où commence le scrupule ; où le doute presque offensant ? où la légitime recherche, où le travail de la preuve ? Où peut raison abdiquer, sans honte, d'avoir épuisé sa puissance. Et laisser sa chance à la foi ?

Rien n'est moins étonnant, chez le Caravage, que cette inquiétante obscurité qui entoure ce doigt inquisitorial, presque offensant, s'enfonçant dans les entrailles d'un Messie généreusement disposé à laisser libre cours aux doutes de l'apôtre. Rien, paradoxalement n'est moins surprenant que cet halo entourant le Christ, chez Rembrandt : l'accent est mis ici sur l'évidence implacable ; presque aveuglante ; pas sur la vérification. Ici Thomas ne touche pas mais regarde ; surpris peut-être mais doutes vaincus.

Mais le toucher c'est aussi ce Noli me tangere, étrange et presque suppliant pour qui n'y prête garde, que pousse le Christ devant Marie Madeleine. Mais c'est moins ici de toucher que de retenue dont il s'agit, comme s'il importait alors, que rien ne retînt le Christ de pouvoir retourner au Père, ni entrave ni émotions ; rien qui fût attaches ; comme si, non encore totalement dépouillé de son enveloppe charnelle, il encourait encore tous les dangers - la noire pesanteur des choses et des corps, ou encore qu'on eût affaire ici à l'exact antonyme de l'incarnation réalisée à l'occasion de la Visitation. Alors, la chair s'était faite Verbe et se mit à chanter. De pas en pas, presque imperceptiblement d'abord, le fœtus avait réagi à la voix. Le voici qui entendit et bientôt de ces gestes utérins frôla l'être ; il fait un avec la mère ; bientôt avec le monde. Du tressaillement à la bénédiction, oui, le voici le Verbe, la rencontre et le salut de l'autre, de celui qui vient.

Scène étrange où, effectivement, musique et froissement, ouïe toucher s'unirent pour se dénouer bientôt.

Est-ce pour ceci que le toucher a si mauvaise presse chez les puritains : car, il consacre l'entrée dans le monde, l'entrée dans la chair. L'incarnation. C'est pour cela qu'en tout cas, à l'issue, il fait l'objet d'un rituel de désintrication ; de désemboitage. Qui retourne au Père a besoin d'autant de silence que de solitude.

Le corps - mais la matière en général c'est-à-dire tout ce qui se touche - sans doute nous protège et permet de nous mouvoir ; nous évite de nous aveugler à l'approche de l'être. Mais en même temps nous en sépare irrémédiablement. Il n'est jamais longtemps voie vers l'être ni prémices ; si vite troubles, orages, confusions.

Est-ce pour ceci que j'en ai si peu à dire ?

 

 

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