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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

 

Bredouillements

 

Ces deux photos prises sans doute le même jour. Je suis ce bébé dans le landau et l'enfant que tient mon père est mon frère aîné. Un an tout juste nous sépare mais l'océan presque infini d'un non-dit qui se prolongera plus de quarante années.

J'étais comme on dit un accident. Quoi donc pu ainsi te pousser à me faire cet aveu, si longtemps après, qui dut bien un peu offenser ta retenue naturelle et qui ne pouvait rien changer à nos relations. C'est qu'on ne parlait pas de ces choses, ni ne le devait avec ses propres enfants !

Une information fausse, ou mal comprise, te fit croire n'être pas féconde pendant que tu allaitais - toi qui pourtant te targuait d'être éclairée … et te voici mère pour la seconde fois à 24 ans, deux ans à peine après ton mariage.

C'était l'époque où l'on se chauffait - mal - à l'aide de l'unique poêle à charbon de la maisonnée qu'on ravivait tôt en se levant ; où l'on se précipitait, dès l'ouverture à 6 heures, avant même que le jour ne songe seulement à se lever, les yeux encore envahis de rêves, chez l'épicier du quartier pour aller chercher le lait - le lait longue conservation stérilisé était alors inconnu du public ; où il fallait chauffer l'eau avec laquelle on allait se laver ou laver le linge - à la main bien sûr car les rares machines à laver était non seulement peu pratiques mais surtout hors de prix ; un linge d'autant plus imposant que n'existaient pas encore les couches papier pour les nouveaux-nés. Je t'imagine, t'affairant dans ce monde de couches qu'il fallait bouillir entre deux bébés braillants et exigeants … Je t'imagine épuisée en fin de journée

Je sais bien pourquoi tu gardas si longtemps pour toi ton petit secret pourtant bien anodin : il y eut quelques secondes, peut-être moins encore, à peine l'espace du soupir d'un ange, où tu aurais préféré que je ne fusse point ; un interstice de ton âme où tu ne m'auras pas désiré. Ceci tu ne te le seras jamais pardonné comme si cette anodine défaillance te condamnait à être mauvaise mère. Tu t'es crue une dette à mon égard ; je crains bien te l'avoir chèrement fait payer.

Curieusement, lorsque tu m'appris ceci- je devais bien avoir une quarantaine d'années alors - lors de l'une de ces longues conversations que nous eûmes à chacune de mes visites, je réalisai que je ne m'étais jamais posé la question et t'en fus surtout profondément reconnaissant. Jamais, pas une seconde de mon existence, d'enfant comme d'adulte, je n'ai vu dans tes yeux autre chose qu'un amour infini et - pourquoi ne pas le dire ? - une incroyable fierté. Comment eussé-je pu souffrir de cette révélation ? Je n'ai eu toujours à mes côté que la quintessence de la présence.

Histoire de bonnes femmes pensai-je aussi bien un peu ! qui me rappela cette confidence de la mère d'une amie expliquant la naissance tardive de sa troisième fille par la culpabilité insupportable ressentie après une fausse couche. Cette femme, profondément croyante, qui n'aura pas supporté d'être actrice même involontaire d'un avortement, entreprit d'enfanter à nouveau espérant compenser une défaillance injuste … mais inexistante.

Je le sais, tu faisais partie de ces êtres totalement convaincus que les pensées, à l'instar des actes, recelaient puissance suffisante pour produire effet. Presque naïvement, tu craignis ma prime enfance durant - qui fut délicate - que cette pensée émise comme un soupir à la dérobée, n'en fût si peu que ce soit la cause. Est-ce pour cela que tu redoublas d'attention ou seulement à cause de mon caractère difficile et colérique qui exigea constamment de tempérer les réactions ?

Et de ses mains levées, écartées en rayons, elle me bénissait sacerdotalement et regardait, presque animalement, avec une attention de lionne, si j'étais toujours en bonne santé ou, humainement, si je n'étais pas triste ou soucieux Cohen

Sans doute les relations des garçons avec leur mère est tout sauf ordinaire mais avouons que la réciproque vaut tout autant. Passe encore pour la fierté qui est comme une cerise sur le gâteau mais cette confiance d'emblée accordée, ce jugement qui ne sera jamais négatif, ni réprobateur, ce florilège d'excuses prêt à se déverser sur nous, ne peut être que celui d'une mère. Je ne suis pas tout-à-fait juste : ce fut aussi le tien, papa. Jamais, même si je devinais bien quand tu étais circonspect devant mes choix ou mes hésitations, jamais tu ne m'aurais jugé - encore moins condamné.

Au delà de l'amour, réel, puissant, même si toujours sobrement exprimé, il y a, qui plane au-dessus de vous, qui vous protège autant que rassure, qui éloigne tout danger ou en écarte au moins l'idée et la crainte, qui fait rempart contre l'angoisse autant que la solitude, demeure, oui, cette bienveillance assurée. Qui dira jamais combien elle nous est indispensable ? le viatique jamais épuisé dont nous avons tellement besoin.

Derrière toute mère cette voix, que je devine encore Vas y, n'aies pas peur, tu vas y arriver ! Sans doute résonna-t-elle quand je m'essayai à mes premiers pas, mais je l'entendis tant de fois encore moi qui fus enfant craintif. Ce regard je le sens encore : et je ne saurais m'en passer. Quoiqu'il arrive, il y aura toujours au moins un être pour qui l'on est quelqu'un. Ce regard je le sentis à plusieurs reprises, mais tard dans ma vie d'adulte moi qui toujours craignis d'être importun, qui n'imaginais pas une seconde que quelqu'un pût m'apprécier encore moins m'aimer. Au moins, toi, tu demeurais ! J'avais beau me dire combien le jeu était faussé, que c'était ma mère et qu'elle ne pouvait que m'aimer et me laisser accroire que j'étais le meilleur … il n'empêche ce rempart nul ne pourra jamais dire qu'il n'en eût jamais besoin ; qu'il ne lui manque pas.

Qu’il fût timoré ou intrépide, bravache ou timide, nous ne cessons jamais d’être cet enfant faisant mine de n'avoir point ou plus besoin du soutien de sa mère, regardant ailleurs comme s'il en avait honte, qui pour prix d’une adolescence encore hésitante refuse désormais qu’elle l’accompagne encore à l’école, mais qui sans se l’avouer jamais implore son soutien et désespérerait de ne plus l’obtenir.

Non les fils ne sont pas une engeance affreuse ; non plus qu’ingrate mais seulement empêtrée en une virilité décidément, irrémédiablement encombrante qu’elle soit triomphante et cède alors si aisément à la vulgarité ou qu’au contraire, à peine frémissante elle hésite, presque honteuse, de devoir s’ébrouer.

Qui dira jamais la malédiction de la virilité ? Non que, me posant cette question, j’eusse préféré être femme, mais que je sache, et crois l'avoir toujours su, l’impossible preuve qu'il faudra sans cesse en fournir ; qui ne sera jamais suffisante ; qui sera si souvent - toujours trop souvent - blessante. Ou pire encore, vulgaire.

Les mères ne vous disent jamais cela : comment le pourraient-elles d'ailleurs ? Le savent-elles seulement ? Et nos pères, trop lointains, trop affairés, trop oublieux de leurs propres angoisses, se contentent trop souvent de cette aimable concurrence où ils espèrent bientôt une convergence mais où malheureusement pointe presque toujours un amer conflit.

J'ai eu de la chance ! Les normes de la virilité et de la féminité m'auront assez peu affecté, en tout cas ne me parurent pas si contraignantes ce qui aura été curieux pour cette époque - ont-ils été pionniers ? Il faut dire que ni l'un ni l'autre de mes parents ne correspondit jamais au stéréotype de son genre. Ma mère, peu à l'aise en son corps empesé, mais tout aussi mal en une féminité où elle ne se reconnaissait que partiellement - en vérité plus qu'elle ne crut et mieux qu'elle n'osa jamais l'espérer - se félicita d'avoir travaillé jeune même si elle y renonça pour ses fils, et avait le caractère suffisamment trempé pour ne jamais se soumettre ou, si ceci se révéla nécessaire ou inévitable, ne pas le faire sans quelque tapage qui fît entendre son courroux. Mon père, soit à cause des épreuves de la guerre qui le laissèrent exsangue, soit de sa propre enfance tiraillée entre une mère qui ne sut l'aimer et un père absent, aux gifles faciles, qui ne put jamais l'exprimer, sans doute à cause des deux, demeura, sa vie restante, un rêveur, non pas triste mais mélancolique, comme égaré dans un monde peu fait pour lui et à quoi seule ma mère parvenait, tant bien que mal à l'arrimer, mon père, dis-je, fut en tout cas tout le contraire de la virilité triomphante et débordante de sueur âcre, de force exhibée, de courage vanté, de domination importune ; de prétention immature - tout ce dont l'étriqué Zemmour, avec sa cohorte de réactionnaires, regrette l'affadissement. L'imbécile !

Au sens le plus profond du mot grec - Κρίσις, la virilité est, non pas en crise, mais l'essence même de la crise : elle est ce tamis qui permet de distinguer et donc de séparer ; de penser, de décider. Elle est en réalité une croisée, où se concentrent tous les pièges mais s'ouvrent aussi tous les horizons. Un révélateur en somme. Ces deux-là, mes parents, furent tous les deux meurtris dans leurs âmes autant qu'en leurs corps et s'inventèrent comme ils purent. Qui oserait leur en faire grief. Je ne suis pas certain que ma grand-mère maternelle comprît jamais ma mère ; quant à la famille de mon père - ou ce qu'il en restait - elle forma un rempart de silence qui eût du lui empêcher tout avenir. Oui, chacun de ces deux-là, lentement, lourdement, sans peut-être même s'en rendre compte, creusa l'étroit passage sinon de sa guérison, au moins de son éclosion. Ce passage ce fut eux d'abord ; leurs deux garçons ensuite. Un monde à soi seul.

 

Maman, je te regarde sur cette photo … elle te ressemble tellement. Lumineuse comme tu savais l'être. Non que tu n'eusses pas ta part d'ombre mais tu ne la laissas pas même filtrer. Ou très tard. Tes fils n'avaient pas besoin de savoir. Pourtant quelle impénitente bavarde tu étais ! Mais quoi, tu ne pouvais l'ignorer, la transmission ne pouvait passer que par toi : la route en était barrée du côté de papa. Ton royaume était de mots pétris qui étaient à la fois les tiens et ceux de papa. Mais pour cette lumière dont tu savais éclairer notre chemin. Est-ce cela une mère ? Qui rend tous les chemins simples, tous les problèmes solubles ; tous les avenirs désirables.

On ne devrait pas savoir ce qui vous a précédé ! Les mères sont comme un ombilic au delà de quoi il n'est rien, ne doit rien y avoir ! parce qu'elles sont tout et occupent à jamais l'espace de notre paysage intérieur. Elles devraient se retirer, nimbées de mystère et laisser ouverte, océan tumultueux et infini, la question des origines. De son origine. Pauvres épouses, maîtresses ou compagnes d'un moment ! Jamais vous ne la supplantez : toujours triomphent les mères. Non bien sûr ne m'a gêné en rien de savoir que ma venue aura été d'abord intempestive - mais bon sang mais c'est bien sûr me dis-je après coup - mais quoi c'est insérer une cause dans la chaîne des êtres : je crois bien que nous ne parvenons à nous survivre que de nous croire des évidences. Je soupçonne troubles, malaises, angoisse ou, au mieux, métaphysique à écrire, sitôt que se corrode cette évidence.

En écrivant ceci, je comprends soudainement ces confidences tardives commencées dès avant la mort de papa : sans doute, d'adulte à adulte, auras-tu cherché à te faire entendre plus encore qu'en tant que mère.

Sacrée bonne femme !

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