index

 

Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

Précédent

Etre d'un instant, d'une musique …

Ai-je tout dit sur la musique ? Sûrement non ! Au reste, est-ce possible ? Et le faut-il véritablement ? Le discours sur la musique n'a rien de musical ! pas plus que la théorie du rire n'est drôle ! ou qu'enfin le Je qui confesse sa tristesse n'est triste. Face à la musique, il vaudrait mieux se taire … Je ne puis.

Je sais, je l'ai dit, les musiques qui envahirent mon enfance. Je sais aussi celles qui m'en firent sortir, qui accompagnèrent en tout cas les premières inquiétudes.

Je le crois, j'en suis presque certain, la musique accompagne chacun de nos grands moments qui, même s'ils restèrent discrets, nous constituèrent nonobstant ; nous maintiennent encore. Ce peut être la chanson d'un été ! Celle sur laquelle on a dansé pour la première fois ! Celle qui donna couleur à notre premier émoi. Non ! nous ne sommes pas d'une époque même si évidemment elle nous façonne et qu'à jamais nous nous y référerons comme d'une boussole. Bien sûr je suis de la génération du baby-boom ; évidemment de la fin des années soixante ; bousculé sans conteste par 68 même si je fus trop jeune pour y participer. Sans doute mes années de formation furent ces années Pompidou puis Giscard où mon adolescence s'attarda encore un peu et je devine combien mes réflexes d'action, mes souhaits de révoltes collectives datent de cette période heureuse où le chômage de masse n'avait pas encore brisé le rêve d'une société meilleure.

Quand sortis-je de l'enfance ? En cet été 68, je crois. J'étais en vacances en Autriche mais sans mes parents, ni ma grand-mère qui était restée à Strasbourg. Mon grand-père, ce si extraordinaire raconteur d'histoires, était en train de terminer la sienne . Bientôt nous interromprons les vacances pour aller à son enterrement. La famille serait réunie mais ce sera triste. Mais cette famille de toute manière savait mal se réunir. C'était en cet été 68 : mon frère se retrouvait à l'hôpital pour une hache malencontreusement plantée dans le gras du mollet. Non qu'il fût intrépide ; maladroit surtout. C'était en 68 et les troupes soviétiques entraient dans Prague à moins de 500 km d'où je me trouvais … La grande histoire télescopait la toute petite. Les gens du cru étaient inquiets et les rares touristes pragois se demandaient, tristes, s'ils pourraient jamais revenir.

C'était une nuit : je m'y vois encore incapable de m'endormir ; soucieux plutôt qu'inquiet ; triste aussi. J'allais enterrer mon grand-père : c'était mon premier mort. Je savais évidemment ce qu'était la mort. Non, en réalité, je ne savais pas. Ni comment réagir, ni quoi dire. Et cette nuit-là j'écoutais, en boucle je crois, une chanson qui ce jour-là bouleversa ; non, en vérité me blessa. Je viens de la retrouver: j'ai du mal à le comprendre. Des Rolling Stones, elle n'était pas même d'un groupe que j'aimais et, tristesse mise à part de ces accords pincés, rien n'aurait pu laisser prévoir qu'elle me marquerait ainsi. Je l'écoutais sans doute sur un de ces improbables magnétocassettes qui rendait un son détestable mais quoi ? ce fut alors, imprévisible, le seul ressac de moi et de mon univers qui m'atteignit en cette nuit où j'étais seul.

C'est de ce moment-ci que date ma sortie de l'enfance. Je suis de cet instant-là où le passé vint se dérober sous mes pas. En réalité on ne sort pas de l'enfance, c'est elle qui vous quitte. Parfois à pas feutrés, subrepticement, presque traîtreusement pour qu'on ne s'en rende pas compte, parfois affectueusement pour ne pas vous faire peur ; parfois violemment ! mais c'est ici, en cet endroit précis qu'elle prend corps en un événement qui vous meurtrit, et devient instant - celui d'une musique.

Quand s'entremêlent espace et temps.

Telle est peut-être le grand secret de la musique.

J'aurais aimé réécrire l'histoire et lui associer un grand choral de Bach ! non ce sera ceci d'un groupe que je n'écouterai plus jamais et dont je garde souvenir plutôt tapageur. Je crains décidément d'être plus sensible aux mélodies qu'au rythme.

Année incroyable si l'on songe : Mai 68 ne fut pas qu'un mouvement étudiant français, on le sait, car il marquera la fin de la superbe gaullienne et l'entrée bientôt d'un après, où crise remplacera vite le mot croissance et chômage se conjuguera avec modernité. Je l'aurai vécu de loin : j'étais en 4e, dans un collège pas même atteint par plus d'une demi-journée de grève. En ces confins lorrains, sur les marches de l'Est, l'écho seulement radiophonique de ce qui bouleversait Paris, passionna, inquiéta certains mais n'agitait pas. J'allais à la rentrée intégrer un autre établissement et ma 3e aura bientôt des allures de liberté esquissée annonçant des années lycée prometteuses. Qui le furent.

J'en étais là, en cette nuit : en cet entre-deux. Oui, quelque chose de mon enfance paisible, étale, s'achevait ; devant moi quelque chose que je ne parvenais à nommer qui m'appelait autant que faisait peur. Je ne le savais pas - j'entendais mal l'anglais chanté - cette chanson était celle d'un amour brisé. Je l'avais oubliée, ne m'en restait que le souvenir de ces accords pincés, de ces sonorités aigrelettes d'un instrument que j'avais difficulté à identifier. Je découvre aujourd'hui que c'était un dulcimer dont j'ignorais l'existence jusqu'à aujourd'hui.

Non décidément la musique n'interrompt jamais l'existence ; pas même en concert ; non elle ne l'accompagne pas seulement. Elle l'enrobe ; elle lui donne corps.

J'étais seul - sans doute pour la première fois ! Nous allions bientôt avoir des chambres séparées - manière luxueuse pour nos parents de marquer l'entrée dans le monde des grands - mais alors, et en vacances surtout, nous partagions la même chambre. On ne dira jamais assez ce que cela signifie, de proximité bien sûr, rugueuse à l'occasion, mais d'intimité encore interdite. Ce soir-là, cette nuit durant, dans l'angoisse, je dessinais les contours d'une solitude qui ne me quitterait plus vraiment, qui fut celle, non pas de l'âme, mais de la réflexion, de la pensée ; bientôt de l'écriture.

De l'inquiétude.

Dont je ne perçus pas tout de suite la fécondité. Parents, famille, loin … cet incroyable espace qu'est la nuit - car la nuit n'a jamais été un moment mais un continent - où, sur cette musique, pas extraordinaire, non vraiment, mais morose, presque douloureuse, je dus bien tenter de comprendre mon malaise, ma souffrance et chercher, sans les repères habituels, où je voulais porter mes pas. Ironie que ceci se fît sur musique de séparation amoureuse ? Comment savoir …

On ne grandit pas nécessairement contre ses parents, mais souvent. Ce contre en tout cas ne revêt pas nécessairement les caractères agressifs d'une lutte, d'un combat ; mais d'un écart, d'une différence. Le chemin, tantôt insensiblement, tantôt avec fracas, s'écarte, diverge ; s'éloigne. Pour un temps seulement … ou pour toujours. En tout cas, on grandit sans eux. Ce fut pour moi le cas, cette nuit-là. Grandir est une fatalité : elle est désirée autant que crainte par les parents ; espérée autant qu'impatiemment redoutée par les enfants. Elle est là, tapie dans l'ombre : nous en sommes la proie.

Bientôt je rejoignis la famille ; l'enterrement me marqua peu mais j'aimai qu'il fût sobre. Je retrouvai ma grand-mère qui décidément me resta étrangère ; digne mais tellement froide ; mes parents affairés à l'entourer me parlèrent peu ; ma mère soulagée, paradoxalement ; on se retrouvera plus tard mais jamais nous ne parlâmes de ces instants pourtant cruciaux. Rien n'avait changé ; tout néanmoins. Je ne savais pas encore où aller ; ni quelle voie je voulais emprunter mais je sus, avec implacable certitude, qui je n'étais plus.

Je ne veux en aucune manière laisser entendre que mon existence résidât entière, comme préformée, en ces sombres espaces nocturnes, ponctués des cordes de ce dulcimer. Ni faire croire que solitude me fut alors infligée comme une condamnation prémonitoire. Ce serait faux et injuste. Au moins parce que la solitude n'est pas quelque chose que l'on espère ou veuille ; tout au mieux, c'est mon cas, un état que l'on finit par apprivoiser où l'on trouve quelque fois sinon agrément en tout cas l'énergie de persévérer. De penser en tout cas.

Ce qui fut aussi le cas de mon père.

Je veux simplement dessiner ce miracle de la musique de parvenir ainsi à offrir couleur à notre âme.

 

suite