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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

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Avoir du goût

Il n'est pas d'expression qui m'ait hanté plus que celle-ci : avoir du goût … qu'est-ce à dire ? Savoir reconnaître le Beau en une œuvre et en général en un objet ; savoir distinguer ce qui flatte les sens, qui est raffiné, bienséant.

Si pour un Kant, le goût est la faculté de juger du Beau, si, de plus, le goût juge universellement sans concept - ce qui, en réalité, signifie qu'il outrepasse aisément sinon ses prérogatives en tout cas ses capacités - on devine ce que le goût ainsi entendu comprend de problématique.

Voici affaire à la fois terriblement individuelle mais si culturellement déterminée que dans cet écheveau, il devient difficile de distinguer la part qui est sienne propre de celle qui proviendrait seulement de l'éducation.

Kant ne m'a jamais aidé en ceci : je comprends bien que le beau et le sublime plaisent par eux-mêmes si l'on veut dire que ne s'y jouent ni plaisir ni intérêt. Quand bien même le sublime serait-il encore plus éthéré que le Beau de forcer admiration et respect plus que plaisir et d'être totalement indépendant d'un objet ou de sa forme, il y a dans le goût, en tout cas, cette tension presque élitiste qui vous épargne les sordides considérations d'intérêts ou d'utilité, qui vous place hors du vulgaire. Qui a du goût, d'abord, le proclame par sa manière d'être, ses gestes, ses fréquentations, son verbe : qu'on ne s'illusionne pas, avoir du goût est d'abord question sociale revient d'abord à suggérer, par petites touches mais de manière irrévocable qu'on ne fait pas partie du vulgum pecus mais qu'au contraire on est ou veut bientôt le devenir membre de cette aristocratie se tenant à l'écart, sachant consacrer son temps au commerce des œuvres d'art et aux discussions infinies sur les vertus de ces dernières. Il n'est pas snob parce que ce dernier prétend indûment une qualité qu'il n'a pas ou ne saurait jamais posséder ; précieux en revanche, sans doute. Il fréquentait autrefois les salons ; désormais le Tout-Paris. Autrefois vivait dans l'oisiveté sans quoi la noblesse eût dérogé ; il est désormais bateleur sur les tréteaux médiatiques. L'esthète est homme à vivre selon la règle, sûrement pas selon le siècle.

 

Telle est bien l'angoisse inavouée mais bien réelle : que par la manifestation tapageuse ou même seulement suggérée d'une préférence, s'étale brusquement, au grand jour son absente totale de goût, son mauvais goût. La faute, patente, impardonnable qui vous disqualifierait immédiatement et jetterait sur vous l'opprobre fatale et définitive. Car il est question ici encore moins de connaissance que de reconnaissance : l'affichage de ses prédilections culturelles, notamment ; le choix de ses vêtements, le savant dosage des couleurs et des formes par exemple, vous classe ou vous exclut rapidement d'un groupe, de celui qui importe ; de celui à quoi vous espérez appartenir. Je ne suis pas certain, je l'aimerais tant, que le goût fût affaire intime ; il est surtout positionnement social. Il n'est qu'à relire ce passage que Bourdieu consacre au jugement esthétique : selon classe sociale ou éducation, selon culture et parcours, le jugement sur tel ou tel objet relèvera plutôt du simple constat ou de l'allégorie comme si ce jugement, lui aussi, relevait de la capacité d'abstraction dont on se garde peu de suggérer qu'elle ne serait pas à la portée de tout le monde. Je ne suis pas certain que l'émotion ressentie devant telle œuvre ou même seulement tel paysage fût à ce point éthérée comme l'espéra Kant qu'on pût en espérer qu'elle se fût écartée de toute prosaïque considération et, pour tout avouer, de toute vulgaire utilité ou de tout plaisir : il doit bien y avoir, dans ce goût que nous proclamons - ou taisons d'en demeurer incertains - quelque chose ressemblant à une transaction entre l'agrément individuel et la bienséance collective. Nous jugeons rarement contre notre temps soit que nous en fussions incapables soit que le courage nous en manquât.

Peut-être le goût n'est-il finalement que cette étrange capacité à hurler avec les loups et à se conformer ainsi aux jugements et plaisirs de son temps et, quand même, à les composer avec ses propres élans dont, pourtant, nous demeurons incapables de discerner s'ils émergent de notre fonds propre ou seulement de l’éducation transmise ou même encore de la contagion des prédilections parentales.

Etiez-vous gens de goût ? De goût hétéroclite en tout cas. Vos meubles ont toujours été rencontre invraisemblable d'un style qui offrait l'ultime écho d'une réussite bourgeoise écornée par le temps et d'un bric-à-brac pseudo-moderne qui se voulait seulement pratique. Il en alla ainsi autant de vos livres que des musiques que vous aimiez. On y lisait la rencontre d'un fils de bourgeois et d'une fille du peuple ; d'un bourgeoisie meurtrie par l'épreuve à qui ne demeurait plus rien pour asseoir sa distinction, et d'un peuple épuisé qui se cherchait légitimité. Maman tu étais fière, à ta manière, d'être issue d'un peuple à quoi pourtant tu ne voulais ressembler en rien ni dans les goûts ni dans les attitudes. Papa, tes prédilections révélaient bien un peu l'ultime écho de pratiques culturelles anciennes mais hormis pour la musique tu demeuras étrangement silencieux sur tes préférences. A avoir parcouru votre bibliothèque, je devine bien que les romans étaient rarement de ton goût, mais que les essais avaient votre préférence surtout quand ils touchaient le religieux voire surtout le mystique. Vous étiez soucieux qu'après votre disparition vos livres, souvent d'art, ne soient pas médiocrement éparpillés ; mais toi, papa, tu y tins tellement pour ta musique. Qui baguenaudait en ta discothèque, plongeait immédiatement dans un monde, ton monde, empreints de sons, de silence et de méditations : tu aurais détesté qu'on le négligeât ou le salît de cuistrerie. J'y pris soin. Mais cet horizon intime qui commençait avec Vivaldi et Bach et s'achevait dès Brahms - tu t'aventurais rarement dans les travées de la musique française - qui s'attardait avec particulière insistance dans la musique de chambre des grands romantiques en dira décidément plus sur toi, ton silence et tes angoisses que sur ton goût. Tu n'aimais pas la musique dite contemporaine - je t'entends encore proclamer combien elle demeurait trop exagérément cérébrale : la musique parlait à ton âme et devait aborder les seules rives spirituelles.

Je crois bien que c'est ceci qui, alors, me troubla le plus : combien le goût, chez toi, jamais ne concéda aucune compromission avec le temps, le siècle ; l'extérieur. Je crois bien que c'est ceci qui me trouble encore : d'écouter ta musique, de frôler au plus près les contours de ton âme.

 

Je regarde ce tableau de la série Allégorie des sens et comprends subitement pourquoi c'est ici le diable qui verse délicieux nectar. Bien plus que la vue qui peut être voie vers la contemplation ou que l'ouïe qui, dans le plus profond des respects, entrouvre les portes de l'âme et vous éveille aux couleurs de l'être, le goût, parce qu'il s'attarde en ces confins où l'âme jouxte le corps, est l'essence même du chemin qui à la fois vous peut éclairer et aveugler, sauver et perdre. Ange ou démon, nous savons qu'ils occupent la même place d'intermédiaire : oui, c'est bien ceci ! Non pas la sotte tentation du corps à quoi une interprétation étriquée à réduit la scène originelle mais la croisée, furieusement métaphysique, morale par vocation, où notre liberté un instant hésite. Cette surabondance de victuailles et de couleurs traduit l'essentiel qu'il nous faut retenir du goût. C'est que ce chemin peut être parcouru à revers autant qu'en avant. La libre circulation d'entre l'extérieur et l'intérieur est symbole même de la vie : ce qui pénètre peut aussi bien vivifier que meurtrir ; ce qui en sort est toujours un chant qui soit embrase l'âme soit l'étouffe dans la surabondance.

Où le peintre est rejoint par le sociologue : oui, selon les cas, la substance est prisée simplement pour ce qu'elle est ; dans d'autres, moins par abstraction que par sublimation, pour ce qu'elle autorise, pour la symphonie de couleurs où elle exhausse.

Des goûts et des couleurs rien ne se discute dit-on. Bien sûr que si ! C'est même savant et tonitruant vacarme que les discours pédants sur les uns comme les autres. Mais il faut avouer qu'ils valent bien mieux dès lors qu'ils ne discutent plus.

Le silence sied à l'âme.

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