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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

De la tolérance

Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, et en détestant la superstition Belle et noble idée ! Défendue par des têtes illustres … quoique à en voir les portraits de vieillards acariâtres on en viendrait presque à se demander ce qui les a piqués d'en parler. Voltaire est peut-être le prototype de l'intellectuel engagé ; il sait aussi être d'une méchanceté caustique et d'une très élégante malhonnêteté intellectuelle qui le prédispose assez mal à de telles générosités - Leibniz et Rousseau en savent quelque chose … Il est cependant l'auteur de cette prière à Dieu qui demeure un chef-d'œuvre de littérature autant que de philosophie.

Les guerres de religion n'étaient pas si lointaines : les Lumières s'emparèrent du problème fort logiquement. L'histoire, au prix de massacres, posa le problème dans les termes exacts qui étaient les siens.

Qu'il est dangereux de se croire pouvoir parler au nom de l'absolu ! Qu'il est dangereux de se croire détenir la vérité !

Or c'est bien de ceci dont il s'agit quand on est croyant d'une religion qui se définit comme universelle et que cette religion qui plus est est d’État, c'est-à-dire la seule reconnue et ayant ainsi droit de cité. Que faire des autres - ceux qui ne partagent pas cette foi ? Passe encore quand, peu nombreux, on les peut cantonner dans des ghettos ou même les expulser (Philippe le Bel expulsion des juifs en 1394) les exposer en foires ou s'en moquer comme on le fera des nègres ou des turcs … Mais quand il s'agit de chrétiens, de schismatiques, de quasi frères mais des frères ennemis ?

Alors la règle du mimétisme se met à jouer à plein et ce que Clausewitz nommera la montée des extrêmes déroule aussitôt ses effets monstrueux !

Nous l'avez-vous transmise cette valeur ? Evidemment, on n'est pas minoritaire, dans une terre partagée entre catholiques et protestants sans qu'il en reste trace ! l'histoire qui est celle de ma famille, au-delà même de ses convictions spontanées, ne pouvait qu'y conduire mes parents ?

Mais est-ce seulement une valeur ?

Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.
Voltaire Prière à Dieu

Négative en tout cas. Dans le terme même - tolero dit supporter, résister, persister - on entend cette force en contrepoint de ce qui l'agresse. Eh quoi ? que tolère-t-on sinon ce qu'on n'approuve pas mais qu'il ne peut éliminer simplement ; ce qu'on n'approuve pas mais dont on ne peut prouver la fausseté. Hume n'avait pas tort qui suggérait que nous ne serions pas tolérants parce que bons mais seulement parce qu'incapables de réfuter la position contraire de notre interlocuteur.

La vérité ne se pense pas autrement : elle est le Golem de la pensée. Avec elle, on se sait jamais si elle est phare qui éclaire ou arme qui meurtrit. Qu'on la considère comme un critère logique permettant de distinguer d'entre les propositions à quoi l'on donne son assentiment de celles que l'on récuse, alors elle est outil sans quoi rien de rationnel ne se peut poser. Qu'on la considère au contraire comme un être, une forme séparée comme le fit Platon, ou comme le font tous les monothéistes qui considèrent l'équivalence entre Dieu la Vérité, et alors cette dernière devient une arme. Ouvre la voie au dogmatisme et bientôt à l'intolérance.

Oh bien sûr le dogmatisme n'est pas l'intolérance mais y conduit si aisément. Toi, ici, en face de moi qui ne penses pas comme moi - et même tout à l'opposé - je veux bien considérer que, simplement tu te trompes ; dès lors je consents à t'éclairer ; t'expliquer ; t'éduquer. Mais si tu persistes dans l'erreur et tu t'obstines à considérer vrai ce qui est manifestement faux tu es soi fou soit pervers. Quelle autre solution, dès lors, me laisses-tu que de t'écarter ou t'éliminer ?

Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule... Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme, ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quié­tisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... Les certi­tudes y abondent : supprimez-les, supprimez surtout leurs consé­quences : vous reconstituez le paradis. Qu'est-ce que la Chute sinon la poursuite d'une vérité et l'assurance de l'avoir trouvée, la passion pour un dogme, l'établissement dans un dogme ? Le fanatisme en résulte, - tare capitale qui donne à l'homme le goût de l'efficacité, de la prophétie, de la terreur, - lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte... N'y échappent que les sceptiques (ou les fainéants et les esthètes), parce qu'ils ne proposent rien, parce que -vrais bienfaiteurs de l'humanité - ils en détruisent les partis pris et en analysent le délire. Je me sens plus en sûreté auprès d'un Pyrrhon que d'un saint Paul, pour la raison qu'une sagesse à boutades est plus douce qu'une sainteté déchaînée. Dans un esprit ardent on retrouve la bête de proie déguisée ; on ne saurait trop se défendre des griffes d'un prophète ...
Cioran

Je ne connais pas de posture plus inquiétante, plus dangereuse, pour soi comme pour les autres, que de se croire ainsi pouvoir parler au nom de l'absolu. Or qui le fait sinon les prêtres de quelque obédience que ce soit, les rabbins, pasteurs, popes et autres imams … ? Que ceux-ci, même inspirés par un dieu, oublient ne serait ce qu'une seconde que ce qu'ils avancent ne saurait, même là, n'être déjà qu'une interprétation, autre chose qu'un point de vue … l'intolérance déroulera ses funestes effets. Posture pourtant d'autant plus délicate qu'il ne se peut pas que celui qui parle, ne croie pas, au moins au moment où il parle, en la véracité de ce qu'il dit.

Je crois avoir aimé la philosophie pour cela, précisément : pour son incapacité assumée à proclamer sentences définitives, son entêtement à dénicher toujours ce petit détail qui rend tout sinon faux au moins fragile ; controversé. Je crois que c'est pour ceci que m'agacent ces discours pseudo-scientifiques ou foncièrement techniques qui s'aventurent à oublier que les vérités sur quoi ils s'appuient sont provisoires et partielles ; vraies parce que vérifiées et prouvées … certes, mais tant qu'on n'aura pas prouvé le contraire. Pour cela que me désolent et inquiètent tant tous ces apprentis sermonneurs qui ont toujours un truisme de retard et une sottise d'avance.

Comment oublier, oui, que les lettres qui figurent sur le front du Golem forment le mot emet אמת, « vérité » mais que lorsque sa première lettre est effacée, devient met (מת, « mort »)- cette vérité qu'on ne peut regarder en face sans se consumer ; s'aveugler en tout cas.

Je n'ai pas souvenir qu'il vous fallut jamais me rappeler à l'ordre pour un quelconque manquement à l'indispensable tolérance à l'autre mais j'ai celui de votre constante préoccupation à toujours nous expliquer pourquoi autrui avait des raisons de ne pas penser comme moi, même si je les jugeais mauvaises. Comme si c'était à vous de défendre l'autre au moment même où il s'apprête à frapper.

J'eus enfant, assez peu à essuyer de remarques intolérantes voire racistes et quand ce fut le cas ceci me troubla moins que n'essuya mon profond étonnement ; mon incompréhension. Nous vivions alors dans des terres très œcuméniques : le catholique sait se faire prudent quand il n'est pas majoritaire. Ce qui était le cas. C'était l'époque aussi de Vatican II qui propulsait le dialogue avec l'autre dans les grands débats de l'actualité qui pouvait faire croire qu'après tant d'horreurs, tant de silence et, parfois, tant de compromissions avec l'horreur, le temps des anathèmes serait révolu. Ce n'était pas le cas ou le fut très superficiellement.

J'aurai néanmoins senti, deux fois au cours de la jeunesse, ce que le dogmatisme peut avoir à la fois de stupide et de pernicieux. Ainsi, un proche de la famille, m'observant choisir la voie de la philosophie tant pour mon métier que mes études s'étonna que je puisse vouloir chercher une vérité que j'étais déjà supposé détenir ! j'avoue que sur le moment, interloqué, je ne sus que rétorquer. L'idée qu'une foi que l'on peut éprouver, fût intangible et n'eût jamais à subir ni troubles ni doutes et ne fût envisageable qu'intangible me dépassait déjà ; qu'elle fût de surcroît incompatible avec la philosophie … dépassait le sens commun et renvoyait bien en deçà de St Thomas d'Aquin aux pires heures de l’Inquisition. J'endurais ici bien plus que la présomption ; bien plus que l'insolence de la certitude … les prémices de l'anathème.

La seconde fois fut plus étrange et ridicule encore. Ce devait être quatre ou cinq ans plus tard. Je venais de terminer mon mémoire de maîtrise qui concernait la notion de système et impliquait quelques uns des interprétations marxistes, célèbres à l'époque. L'apprenant, un de mes camarades d'études, militant chevronné, trotskiste engagé en combat comme on entre dans les ordres, entreprit de me faire procès comme aux grandes heures moscovites et me reprocha ainsi - le choix de ce sujet arguant que je voulusse faire ma carrière universitaire (sic ! ) sur le dos du prolétariat. Voici que la pensée du maître était réservée aux zélotes et le commentaire au grand-prêtre que ne manquerait pas d'être bientôt la ligue … Voici que ce monsieur Propre de l'orthodoxie entreprenait de vouloir distinguer qui avait le droit de toucher à la ligne du maître et qui devait impérativement s'en tenir éloigné. Sottise de jeune ; absurdité d'idolâtre ? oui sans doute !

Ce jour-là je sus définitivement que je devrais réviser mes conjugaisons des conditionnel et subjonctif et apprendre les mille et une manière d'exprimer nuance, doute et atermoiement.

Un Golem, vous dis-je ! Car pour autant nous ne pouvons nous dispenser du concept de vérité ! car pour autant toute pensée n'est pas seulement relative à qui le pense, à l'époque à laquelle il le pense … Il y a bien des absolus ; des certitudes.

Il n'y a d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal ; car, dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir, et attendre que l'air soit purifié […] Il n'y a eu qu'une seule religion dans le monde qui n'ait pas été souillée par le fanatisme, c'est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l'effet de la philosophie est de rendre l'âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité, notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale c'est à la folie des hommes qu'il faut s'en prendre.
Voltaire Fanatisme

La troisième fois fut plus tardive et bien moins personnelle : l'expérience d'Heidegger. Il y eut bien un moment, je pourrais le dater à la seconde près et me revois encore, nez plongé et regard comme paralysé en cette page qui m'aura troublé : décidément Descartes avait tort et Voltaire plus encore. Non la raison ne prémunit pas contre l'erreur ; pas même la prudence de la méthode. Non la philosophie n'évite pas de soutenir l'horreur. J'avais bien été un peu agacé par le style ampoulé d'un Heidegger mais il y avait quelque chose en sa manière d'entendre l'être qui m'intéressait quand même je n'étais pas certain de tout comprendre … Mais ce jour-là, ce que je compris m'épouvanta.

Même la philosophie n'était pas antidote assez puissant et avait pu même, à l'occasion, servir d'arme redoutable.

Comment penser sans être dangereux demain ? Sans sombrer dans un scepticisme stérile ?

En l'homme de foi qu'était mon père je retrouvais presque une réponse : sa certitude que la raison était limitée et qu'à vouloir en transgresser les lignes, elle ne pouvait que nous égarer. Il n'avait pas lu Kant mais à sa manière il avait trouvé la même idée. Il devina assez bien ce que la raison ne pouvait pas penser. Pour le reste, pour ce que nous devions penser et tenir pour vrai, il me fit un jour un discours, que sur le moment je tins pour faible, sur cette conscience, cette voie intérieure qui toujours nous soufflait la bonne réponse quand nous demeurions incertains.

Mais peut-être paraîtra-t-il inconséquent que je me sois mêlé de donner à chacun de vous des avis en particulier, et que je n’aie jamais eu le courage de me trouver dans les assemblées du peuple, pour donner mes conseils à la république. Ce qui m’en a empêché, Athéniens, c’est ce je ne sais quoi de divin et de démoniaque, [31d] dont vous m’avez si souvent entendu parler, et dont Mélitus, pour plaisanter, a fait un chef d’accusation contre moi. Ce phénomène extraordinaire s’est manifesté en moi dès mon enfance ; c’est une voix qui ne se fait entendre que pour me détourner de ce que j’ai résolu ; car jamais elle ne m’exhorte à rien entreprendre : c’est elle qui s’est toujours opposée à moi, quand j’ai voulu me mêler des affaires de la république, et elle s’y est opposée fort à propos Platon

Mais après tout Socrate avait-il suggéré autre chose en évoquant son démon ? cette voix qui l'écarta de se mêler des affaires publiques ?

Oh tu n'étais pas meilleur que les autres mais pas pire, assurément ! Oh tu n'en savais pas plus que les autres ; sans doute beaucoup moins ! et il t'arriva même d'être surpris par ce que tu appelais l'étendue de ma culture - dois-je avouer que jamais je ne fus aussi gêné ? et jamais je ne pris ceci pour un compliment. Je me savais connaître d'autres choses que toi mais quoi nous braconnions sur les mêmes terres et ce que tu avais vécu valait, à coup sûr, mille livres … Mais tu savais la ligne à ne pas franchir. Tu savais, pour donner le change, parler et ergoter quand ceci te semblait nécessaire ne serait ce que pour rompre la glace initiale : or, à ces moments tu parlais musique ou politique. Mais quand s'approchaient les premières noirceurs de l'horizon, alors, oui, subtilement d'abord sans qu'on s'en rendît immédiatement compte puis de manière éclatante, tu t'éloignais un peu comme si tu disparaissais. Tu savais, qu'aux aurores quand éclot la question de l'être, quand vous ronge de ne pas trouver la manière convenable de cheminer, oui, tu savais qu'alors seul le silence devait prévaloir.

Le silence pour s'épargner la démesure ? s'éviter la parole blessante ?

Pour éviter l'engrenage, les rouages qui grinces et les cris qui se lèvent.

Je comprends mieux cette prière qu'il est préférable de formuler dans la quiétude de son isolement …

Mais quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. Mt, 6, 6