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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

Présences

Car, oui, c'est bien au pluriel que je veux évoquer ta manière d'être.

L'eût-on traité de mère juive qu'elle en eût éclaté de rire. Les clichés peuvent être amusants ; ils le demeurent d'escamoter en même temps que suggérer la réalité derrière l'outrance. Ma mère possessive, outrancière, étouffante de maternage, se plaignant des qualités immenses qu'on ne reconnaîtrait pas à son fils … Non, décidément elle n'était rien de tout cela même si, fière assurément, avec la discrétion qui sied à l'élégance, elle avançait avec la certitude de n'avoir pas à rougir ni de ce qu'elle avait fait, ni bien sûr de ses fils.

Oui, c'est vrai, elle avait renoncé à travailler pour élever ses fils et s'occuper de son mari et tout, à n'y pas regarder de près, semble reproduire les poncifs de la femme soumise et les truismes de la famille traditionnelle. Rien pourtant ne lui était plus étranger. Sitôt nos quinze ans et dès qu'il lui sembla que nous avions moins besoin d'elle, elle reprit une activité. Elle en avait besoin ; elle n'était pas une ombre et avait urgemment besoin de se le montrer à elle-même d'abord. Elle le fit avec l'assentiment de mon père même s'il dut craindre un peu cette solitude où son besoin d'air allait l'abandonner au moins partiellement.

Tu n'étais ni effacée - oh que non ! - ni soumise et surtout pas possessive ; encore moins intrusive.

Je ne pourrai jamais dire l'épouse que tu fus - je ne m'y hasarderais pas et je n'en pourrais dire que des fadaises ou des incongruités si la sottise me prenait s'y succomber mais je veux tenter de dire la mère que tu fus - au moins pour moi.

Quelqu'un, d'abord, surtout, qui sut en permanence respecter l'espace et le moment de chacun et donc faire respecter le sien. Très tôt, je compris que si nous mangions si tôt le soir et séparément, avant que mon père rentrât, c'était pour que la soirée demeurât le territoire des grands. Mon père restait dans sa classe après les cours pour préparer la journée du lendemain ! Quand il rentrait, il nous consacrait un moment. Leur soirée à eux, commençait à notre coucher. Tôt, dès 19h.


Le reste de la famille – quand il s’en aperçut - se moqua du soin qu’elle prit toujours de ne pas entrer dans la chambre de ses fils sans frapper ! Comment voulez-vous qu’ils respectent notre propre espace s’ils ne sont pas convaincus que nous respecterons toujours le leur ? s'éreintait-elle à expliquer à sa propre mère qui désapprouva autant que sa rigide crispation aux principes le lui permettait. Maman mit la chose en pratique, quand il se fut agi, l’âge venu, de nous offrir des bureaux pour travailler, elle tint à ce qu’un des tiroirs fût muni d'une serrure dont elle n'eut jamais la clé. Je n'ai aucun doute sur le sujet, ni plus aujourd’hui qu'alors … elle tint parole : elle eût rougi de honte rien qu'à la tentation de ne pas le faire. 

Chaque chose et chacun à sa place …

Cette femme qui ne fut jamais une fée du logis – ce qui était étonnant pour une femme de l’Est où ordre, propreté étaient vitrine de bienséance et de moralité … et l’élégance du pauvre – avait pourtant un sens très précis de l’ordre qu’il convenait de maintenir dans son monde. Cet ordre n’était pas hiérarchique. Nous, enfants, avions notre place et elle était immense. Mais pas toute la place. Il y avait d’abord son mari à qui elle voulut consacrer le meilleur et le plus constant d’elle-même. Mais elle encore qui pour rien n’aurait accepté de tenir une place dernière, effacée … sacrifiée. Au reste, elle en eût étévincapable. Non, cet ordre épousa une configuration étrange où chacun, mais chaque chose aussi, était disposé en quelque sorte en écaille de tortue, chacun recouvrant partiellement l’espace de l’autre sans pour autant ni s’en rendre compte, ni véritablement le gêner.

Cette exigence presque obsessionnelle d’où la tins tu ? tu devais sans doute l’avoir formulée durant ta propre enfance : c'est que tu avais largement eu de quoi faire entre, d'un côté, une mère qui se recroquevillait dans une santé fragile qui lui permettait d’haranguer le monde de son fiel moralisateur et de son acariâtre frustration et, de l'autre, un père qui avait fui dans les bistrots du coin où les vapeurs d'alcool et les volutes de fumées contrefaisient une chaleur qui avait déserté depuis longtemps son foyer ou probablement même n'avait pas existé, et, enfin, mais ce ne fut pas rien, une sœur née pendant la guerre dont il a fallu que tu t’occupes et ce père qu’il fallait sans cesse contenir dans ses débrdements, oui, sans doute avaiss-tu expérimenté très tôt combien la famille pouvait à s’y méprendre ressembler à l’enfer quand même ce dernier se fît passer pour le devoir !

En devenant mère de deux enfants à pas même 24 ans, épouse d'un homme fragile de surcroît, il a bien fallu que tu négocies ; tout ton art fut de ne rien céder. Alors tu organisas le temps en couches successives où chacun trouvait son compte mais que tu satureras de ta présence. Je devine le moment de mon père ; je sais le nôtre.

Quel fut le tien ?

L'autre grand moment de votre vie ce fut toujours et le resta jusqu'au bout, ce petit déjeuner que vous preniez longuement en écoutant la radio - Europe 1 en l'occurrence dont vous appréciez le ton libre - très éloigné de la parole officielle de la radio d'Etat. Après son départ pour l'école, tu attendais avec impatience l'éditorial de Claude Terrien qu'à midi tu lui raconterais … C'était l'époque - ni meilleure ni pire que celle d'aujourd'hui - sans podcast, sans même encore de magnétophone - une époque sans connection obligée qui sollicitait la mémoire, la rencontre et la mémoire de la rencontre. Maman, tu n'en manquais pas.

Comment évoquer ces moments indéfiniment prolongés les week-end et les jeudis où il n'y avait pas école.

Quand, à la fin, je venais les voir, en voiture ou en train, et arrivais de Paris vers 9h30, systématiquement je les surprenais autour de la table, leur sempiternelle tasse de Ricorée devant eux : leur cérémonial ne s’achèverait qu’avec la promenade de papa au jardin de l’Observatoire.  En revenant habiter à Strasbourg, il s'était privé de cet accès immédiat à cette nature dont il avait tellement besoin et qu'il ne retrouvait plus qu'en autriche puis même plus pendant les vacances. Le jardin de l'Observatoire niché entre leur domicile et le Palais de l'Université, non loin de ce qui fut le quartier de son enfance y suppléa.

Qu'avaient-ils donc tant à se confier, à s'expliquer ?

Maman, je crois que je viens seulement de comprendre ce que fut ton œuvre : noyer cette famille dans une symphonie de mots pour que ne s’y crie ni ne se voie l'impuissance à exprimer rien par un geste, une caresse, non rien de ce qui pouvait appartenir à ce corps où tu refusas de te laisser enfermer, sans y parvenir toutefois ; ni à cet inquiétant silence à quoi les meurtrissures de papa l'avaient condamné hormis ces hurlements nocturnes qui me firent tellement peur où il trahissait, sans y pouvoir mais, combien il ne se sera jamais arraché de son passé d'horreurs.

Tout en cette famille était son ; jamais bruit mais musique : classique, que mon père écoutait dès qu'il le pouvait sur ce gros poste qu'il avait acheté à Sarrebruck, en même temps qu'une platine disques - parce que les prix y bénéficiaient encore d'un change favorable après le retour de la Sarre à l'Allemagne en 1957 - plus rarement populaire - Brel quand même mais ni Ferré ni Brassens que je ne parvins pas à lui faire aimer, trop bavard sans doute, pas assez mélodique ; Cora Vaucaire, Ferrat ; paroles, à l'infini, non pas bavardage mais dialogue : maman n'était pas bavarde mais prodigue d'explications, d'histoires à raconter. Quel curieux opéra ils bâtirent à eux deux : lui, la musique ; elle le livret. Un opéra dont mon frère et moi formions le seul public.

Tout était parole, toujours, tout le temps … jusqu’au bout. Les visites, qu’adulte, je vous fis à Strasbourg, étaient, bien sûr, l'occasion de faire connaissance avec mes filles mais en dépit de toute bonne volonté évidente et d'un désir sincère de leur prodiguer signes d’affection, ils avaient du mal : en bons alsaciens, ils avaient besoin de temps, pour les regarder, les amadouer, les apprivoiser. Ils ne savaient pas se donner d’un seul tenant, immédiatement. Tout chez eux étaient rituel – les mauvaises langues diraient habitudes – mais comment faire autrement quand tout autour de soi s’était déjà effrité ? Mais ces visites, instants précieux entre tous, étaient l’occasion surtout de s’asseoir et de parler et parler encore. Reprendre le fil d’avec ce fils si éloigné qu’il ne voyait que de loin en loin et n’entendait qu’au gré des appels hebdomadaires, revenait à parler, se dire – ce que l’on pensait, avait fait, projetait de faire. J’avais parfois l’impression de ces longs monologues d’adolescents où, à la table d’un bistro, entre deux cours, nous refaisions le monde et agonisions l’ancien !

Pourquoi s’éreinter à agir quand on peut si simplement parler ?

Je comprends mieux encore pourquoi, à côté de la vie associative, tu entrepris une activité de conseillère conjugale – je dirais plutôt de vie. Ce qui suscita le sarcasme de certain qui révéla surtout qu’il n’avait rien compris. C’était encore de parole dont il s’agissait : je crois bien que si elle avait pu, elle se fût trouvée très à l'aise dans des études et activités de psychologues.

Rien n'y était geste. On ne s'y embrassait pas - ou plus depuis que nous eûmes six ans. On ne s'y serrait pas la main, quand même - c'eût été ridicule. Tout ce qui se devait transmettre passait par les mots ; parfois par les regards.

Effet de ton éducation si étrangement rigide, ou bien de ce corps si empesé où s'empêtrait injustement une dignité aérienne ; blocages d'un traumatisme enfantin - j'y reviendrai - ou bien l'acrimonie d'une mère qui sembla mettre un point d'honneur à concentrer en sa petite personne toute l'étiologie de la névrose ou bien encore ce père si fragile que la dive bouteille emmenait si profond dans les remugles de la faiblesse qui ne cherchait pourtant qu'un regard qu'il ne trouva jamais chez lui … ? Comment savoir ?

Tout à la fois sans doute

Il est vrai que dans cette famille le corps fut toujours plutôt une épreuve qu'une extase, entrave que passerelle mais il est faux de t'imputer la responsabilité de nous en avoir transmis la souffrance.

Tu n’étais pas un canon de féminité et ton corps, même pour une époque qui aimait encore les rondeurs, était évidemment trop lourd. Mais pour quel imbécile la féminité se réduirait-elle au corps et, qui pis est, à un canon de beauté par définition transitoire ? Papa non plus n’était pas un archétype de virilité. Beau ténébreux sans doute, on comprend aisément  qu’il séduisît les femmes, mais justement trop ténébreux … cette âme où s'attardait un paysage intérieur que nul ne pouvait supporter était plutôt plongée dans la méditation que dans l’action et je crois bien qu’il ne comprit jamais ce que le mot force pouvait signifier.

Non, aucun des deux n’obéit à un modèle. Ils furent presque par prédestination, des illustrations de cet existentialisme, à la mode alors, pour qui l’être était leurre dangereux qui tout au plus pouvait clore le parcours d'un devenir. On n'était pas homme ou femme ; on n'arrêtait pas de le devenir. De l'essayer en tout cas.

Je compris bien plus tard que c’était ici aussi, paradoxalement, la marque de la judéité en tout cas quand elle ne s’égare pas dans le dogmatisme. L’identité n’est jamais une réponse, mais une question à laquelle il n’est pas de réponse, ni certaine ni définitive.

Qui dira la puissance de cette génération qui eut 20 ans dans l’immédiat après-guerre, dans cette Europe non seulement détruite mais désemparée, mais dépressive ? Il ne faisait évidemment pas bon vivre pour les rescapés - et mon père, je l’ai écrit déjà, en était un – mais si peu  pour les autres … Tout était par terre et nul, sans affreuse mauvaise foi, ne pouvait plus se prévaloir de la civilisation. Cette dernière n’était plus un rempart, même plus un horizon : une hypothèque macabre et pathétique, capable qui plus est, d’ourdir demain le grand cataclysme nucléaire. Il en fallu à cette génération du courage, de l’espérance ou plus simplement de l’inconscience, pour vouloir nonobstant continuer l’aventure ; miser sur l’avenir ; faire des enfants et rebâtir le monde. Plus rien ne tenait ni ne valait ! Pouvait-il savoir que le monde qu’ils allaient créer ou laisser se créer serait presque aussitôt renversé par la génération qui suivit ? La mienne ! qui commence seulement à s'en repentir.

Ces deux-là ont-ils embrassé le monde ?  Non pas vraiment ! L'ont-ils fui ? Pas tout-à-fait !

Toi, maman, tu déclaras à t’en essouffler, aimer la vie ; oui, mais pas n’importe laquelle : celle, seulmenent que tu t’étais construite. En vérité tu n’es jamais rentrée véritablement dans le monde  : tu t’es bâti le tien, à l’écart, que tu emmenais avec toi où que tu allasses. Tu emmenas tes hommes loin de la famille, loin de Strasbourg,qui pour des raisons différentes entre celle depapa et la tienne demeuraient gluantes, glauques ; pesantes. Nous échouâmes en Lorraine, loin de tout et tous et tu as aimé cela. Tu nous envoyais à Strasbourg chez les grand parents à Pâques ; nous y allions ensemble pour Noël. Mais les dimanches étaient à vous, à nous, sans de successifs déjeuners à concéder aux uns et aux autres. Il en alla bien vite de même pour les grandes vacances que nous passâmes en Autriche : toujours au même endroit ; louant toujours le même gîte - mais on n'appelait pas encore cela ainsi -  comme si ce monde était une annexe du tien – et il le devint effectivement. Et même si les grands parents nous rejoignaient à l'occasion, jamais ils ne résidaient au même endroit. Il te fallait de l'espace un espace moins de confort que de protection.

Mais tu étais là ! Toujours ! Et parlais ! Encore !

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