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Augures
paru dans Andromaque
M Serres

 


Il existe, dans le monde, des lieux, rares et privilégiés, où le monde se révèle. Boule dense où les quatre éléments se nouent, puisque, parmi les rafales de vent, le feu des volcans y fait naître la terre sous l'eau et la neige, l'Islande tout entière ouvre les portes de la matière ou de l'énergie, de la nature ou du  temps, de l'enfer et du ciel ; ses glaciers colossaux, ses cratères bas, ses vallées de pouzzolane noire et rouge, ses fumerolles acides tracent sur la carte et le paysage les initiales de la création.

Partout en cette île, vous vivez à l'origine. Mais surtout dans la vallée du Parlement. Sise à l'ombre d'un mur sombre et long de plusieurs kilomètres, barrière élevée le long de l'une des rides qui peignent l'île, émergence de la faille atlantique, elle reflète son mystère dans un lac dont la transparence des eaux profondes étonne. Nul ne pénètre là sans une émotion intense : commence la société aux lieux du début du monde.

A l'imitation  de  leurs  plus  lointains  ancêtres  qui  venaient,  à cheval ou à pied, des confins du pays pour tenir là leurs assises périodiques, des milliers d'Islandais vinrent y fêter, voici quelques années, l'anniversaire de leur indépendance, chèrement acquise contre les Danois. Depuis l'aube les voici, debout, tassés en silence, entre la falaise et l'eau ; en haut des tribunes, dressées devant eux, s'assoient les personnalités venues du monde entier: ambassadeurs, ministres, présidents... Sort de sa limousine la reine du Danemark. Vêtue de rose, gants et capeline tirant même sur le mauve, elle scandalise de sa grâce un peuple fort et rustique, peu accoutumé aux élégances ; elle passe, légère, entre ces paysans lourds et muets, si proches des éléments, comme tout au long d'une crevasse ; elle s'y faufile, fragile, cherchant, sans doute, à se faire pardonner plusieurs siècles de misère et d'assujettissement; elle court, souple, douce et rou­gissante, avec des gestes de ville et de cour, parmi ces campa­ gnards et ces montagnards, raides, gris et durs. Que sait-elle de ces lieux du monde où apparaît le monde ? Le silence est à son comble. En se refermant sur elle, comme en un séisme, cette foule va-t-elle venger l'esclavage de ses aïeux ? Montant les marches du podium, la reine s'immobilise au centre des gradins : attend-elle, maintenant, le verdict de ces milliers d'hommes et de femmes, comme si le rose de sa robe et de ses joues anticipait le rouge sang d'un corps destiné au supplice ? Des minutes interminables se condensent dans une mutité d'éternité.

Soudain, venu de la gauche et du fin fond de l'horizon, un vol sauvage de migrateurs trace son V sur le ciel. Sept immenses oiseaux blancs au long cou écrivent leur flèche, lancée dans le jour, au-dessus de la foule debout et de la tribune des autorités assises. Le chant des cygnes accentue le silence. Tout le monde regarde la reine rose et l'éclair immaculé. Elle se met debout, lève la tête... et applaudit : aux cris des oiseaux inauguraux, elle répond par un bruit que l'on peut faire sans paroles. Passe longuement un temps où l'on entend seulement le claquement des mains de la princesse frêle et les criailleries vagabondes. Enfin, et comme pour répondre à celle à qui se substituent les volatiles dont s'évanouit le vol vers la droite, le peuple applaudit longtemps.

La paix advenue et le contrat signé, on peut se mettre à parler. Et les discours, creux et vides, commencèrent, en effet.

Ainsi la colombe vola, sous l'arc-en-ciel pacifique, au-dessus des eaux du Déluge en train de se retirer. Ainsi, à Aix-en-Provence, dans les jardins de l'Archevêché, jadis : je ne me souviens plus quel pianiste de renom y jouait, par un beau soir d'été, au milieu d'une foule attentive, Gaspard de la Nuit. Aux premières notes, un rossignol vint se poser sur le bord du clavier, attendit un moment, comme pour s'accorder à la clé, puis se mit à rouler ses traits dans le tempo de Ravel. Le concertiste montra son talent et son goût en se soumettant au duo et  le public sa piété en redoublant de recueillement devant le miracle de cette rencontre.
La musique émerge du signal et celui-ci du bruit ; l'éruption des rapports humains sort d'une faille originelle de nature