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Pudeur ? Impudeur ?

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Sans doute, puisque la remarque revient souvent, est-il temps d'y regarder de plus près. Je n'avais pas particulièrement pris garde au fait que voici vertu qui avait été au centre de la culture latine : je la croyais, je l'avoue, plus au centre obsessionnel de la morale chrétienne. Je l'ai bien un peu évoquée à l'occasion de la zone grise de l'intimité mais je ne l'avais en tout cas pas associée à la connaissance, tout au plus à l'affirmation de sa propre identité.

Le grec pour évoquer l'intime dit αιδωσ qui désigne à la fois les sentiments de honte, de pudeur et d'honneur. Ce qui est logique dans la mesure où se joue ici le respect, soit celui que l'on doit à qui s'exprime avec pudeur, soit celui que l'on doit à l'autre en taisant ce qui ferait honte à soi comme à l'autre. Montrer ce qui ne devrait pas l'être c'est offenser la dignité - tant la sienne que celle de l'autre. Il y a donc bien ici un partage entre le visible et le caché, entre l'espace intérieur et public : le grec nomme δημοσιοσ, ce qui est public ou qui appartient à l'Etat - terme issu de δημοσ qui, avant de signifier le peuple, désigne terre, territoire appartenant à une communauté et dérive de la racine Δα- diviser, partager. Ce qui, en revanche indique le propre, ιδιος, ou ιδιοτης - l'homme privé par opposition à l'homme public ou à l'Etat - demeure précisément ce qui doit être traité avec pudeur et respect. Le respect quant à lui, étymologiquement action de regarder en arrière, s'exprime bien par αιδωσ quand il s'agit de soi ou de l'autre et par σεβω quand il s'agit de la vénération des dieux
Le grec et le latin, surtout, soignent donc étroitement cette distinction entre le privé et le public, entre ce qui peut être exprimé et tu. Reste étonnante, qui file toutes les acceptions, cette étrange collusion entre ce qui est le plus digne de respect et ce qui est honteux, comme si la profondeur de l'intime était honteuse ou plus exactement qu'il fût honteux de l'excaver.

Une belle étude sur la pudeur est tentante mais elle a déjà été menée plusieurs fois ici et là et ne suis pas certain d'y pouvoir rajouter grand chose. Plutôt engagé à raconter des histoires et tenté de penser en me contentant du minimum de références, il faut partir des mots eux-mêmes.

La pudicitia - qui n'est pas exactement la pudeur - vient de pudeo qui dit la honte que l'on éprouve ou que l'on provoque. Ceci m'intéresse qui va bien au delà de ce rapport étrange à la sexualité ou à ces parties dites honteuses. Plus simplement avoir honte de quelque chose ou s'assurer de ne pas faire, dire ou montrer que ce qu'on l'aurait après coup honte d'avoir dit, fait ou montré c'est tout simplement révéler la moralité qui vous anime ; dire la conscience que l'on a, ou vient de prendre, de la frontière.

Honte, réserve, retenue, délicatesse dit le Gaffiot. En grec, αιδωσ, dit à peu près la même ambivalence qui réunit honneur, honte, pudeur, crainte respectueuse. La pudeur est une marque de respect que l'on doit ou offre tant à l'autre qu'à soi-même. Comme si tout ceci n'était qu'envers et avers d'une même réalité, d'un même effort. Grecs comme latins surent très tôt qu'il n'était ici qu'affaire de regard, de point de vue, de perspective où tout, mais soi d'abord, pouvait s'inverser très vite selon qu'on le considérait d'ici ou de là. Qu'il n'est pas de point de vue total et que seul un Dieu pourrait en embrasser la globalité. Que donc la seule manière de cheminer et de préserver ce qui de soi méritait d'être offert.

Bien sûr, l'interprétation la plus paresseuse, celle d'une solide culture méditerranéenne, pétrie de misogynie et de mâle fierté aura toujours tendance à réduire le champ de la pudeur aux parties génitales ; parfois, au mieux, à une retenue plutôt réservée aux femmes d'ailleurs.

Pourquoi y revenir ? A cause de Camus et de sa remarque sur la philosophie ! A cause aussi de ce que l'on dit de moi parfois et du sentiment que j'éprouve effectivement de toujours en dire trop !

Peut-on comprendre quoi que ce soit à la pudeur sans l'aborder par son inverse : l'impudeur car, contrairement à ce que l'on pourrait présumer, elle n'est pas une valeur nourrie dans la pudibonderie des premiers chrétiens ; on la retrouve à Rome sans conteste où elle fait l'objet au détour du règne d'Auguste d'une attention toute particulière. C'est une véritable mutation culturelle à laquelle on assiste, qui fait, notamment, du mariage une institution centrale de la cité : l'on passe d'une culture de la domination à une culture de l'entente et du couple ; d'une pratique où le viol est au fond la simple évidence de cette suprématie à l'invention, à l'intérieur du couple, d'une relation dont la fidélité et la piété constituent le socle avec la pudicité.

Cette impudeur peut être voulue - il est un récit troublant à cet égard, celui du scandale des Bacchanales que Tite Live nomme lèpre hideuse - elle est le plus souvent subie et se lit parfaitement dans les multiples récits des violences faites aux femmes ; surtout les viols.

Trois histoires de femmes, trois histoires de viol ! Trois histoires de vertu ?

Rhéa Silvia

Cette histoire, maintes fois racontée, est originaire. C'est celle d'une usurpation de pouvoir d'abord qui permet à Amulius de chasser son frère du trône d'Albe. Faire de sa nièce Rhéa une vestale était moyen assuré d'empêcher toute descendance et donc tout rival ultérieur. Las, la Vestale se retrouve enceinte. Tite Live sous-entend quelque écart amoureux plutôt que ce viol par Mars qu'accréditent tant Virgile, Ovide ou Denys d'HALICARNASSE. Les dieux, assurément, vengeront Numitor : les fils qui naîtront de cette union coupable fonderont l'Empire le plus puissant qui existât jamais et dont Tite-Live déclare qu'il est le second après celui des dieux ; et seront, ivres de violence et de pouvoir ceux-là même qui vengeront à la fois leur mère et leur grand-père.

Histoire de pouvoir, me dira-t-on ; d'origines, ajoutera-t-on - de celles que l'on enfouit sous les mythes, dans les eaux ou les forêts puisqu'il ne saurait y avoir de puissance qui possédât trace assignable. Mais quel rapport avec la pudeur ?

J'ai toujours été surpris par la sanction infligée à Rhéa qui - après tout - a été plutôt victime que coupable à moins d'accréditer les doutes de Tite Live ? Doit-on seulement l'interpréter comme une de ces insupportables saillies d'une culture décidément trop patriarcale où les femmes sont coupables même des malheurs qui les accablent ? Se souvenir qu'en tant que mères, elles portent toute l'espérance d'une postérité qui supporte mal la souillure ? Qu'elles sont condamnées d'avance et recluses pour l'incroyable puissance qu'elles détiennent d'ensemencer l'avenir.

histoire fabuleuse en disant que c’était une apparition de la divinité à qui l'endroit était consacré; et ils ajoutent que le merveilleux fut accompagné de beaucoup de signes surnaturels, y compris la disparition soudaine du soleil et une obscurité qui remplit le ciel, et que l’apparence de l’apparition était bien plus merveilleuse en stature et en beauté que celle d'un homme. Et ils disent que le violeur, pour consoler celle-ci (ce qui montre clairement que c'était un dieu), lui demanda de ne pas s'affliger de ce qui s'était produit, puisqu'elle s’était unie dans le mariage à la divinité du lieu et de ce viol naîtraient deux fils qui surpasseraient de loin tous les hommes par leur valeur et par leurs exploits guerriers. Et ayant dit cela, il fut enveloppé d'un nuage et, s’élevant de la terre, il fut emporté dans les airs. 

Le récit - surtout celui de Denys - insiste sur le caractère surnaturel de l'épisode : il faut admettre que c'est dans le cadre de son sacerdoce qu'elle se trouve dans un bois consacré à Mars ; que Mars - dieu de la guerre - la viole certes, mais semble arguer que la Vestale lui étant consacrée il s'agissait non seulement d'un acte d'amour mais surtout un acte de vengeance puisque naîtront de cette fugace liaison ceux-là même qui renverseront l'imposteur et fonderont Rome. On se situe ici à l'exacte intersection entre le sacré et le profane, le drame personnel et l'épopée collective ; entre l'intime et le public … entre l'odieux et l'acceptable.

2e récit : un viol encore, celui de Lucrèce

Celui-ci, dans la tradition romaine occupe une place particulière : elle aussi est racontée à la fois par Tite-Live, Ovide et Denys. Même au premier elle paraît déjà légendaire mais soyons certains que s'il la raconte néanmoins c'est précisément pour son caractère exemplaire. Lucrèce est le prototype même de la matrone romaine vertueuse soucieuse de son honneur comme de celui des siens. En tout cas Tite-Live ne doute pas ici de la réalité du viol contrairement au cas de Rhéa Silvia.

Le contexte est différent, il faut dire : voici affaire de militaires qui s'ennuient lors d'un siège ; affaire de mœurs militaires donc où violence, viol et pillage voisinent avec prétention à l'honneur et à la dignité. Les officiers - il n'est pas dit que l'histoire s'intéressât jamais au vulgaire - au fil d'une soirée d'enivrement et de débauche font le sot pari de la vertu de leurs femmes et s'en vont parier chacun sur la vertu de leurs épouses. Arrivés à Rome, ils ne purent que constater que ces dernières, elles aussi, étaient fort occupées à partager le festin que la cour leur offrait ; toutes, sauf une, Lucrèce. Sextus Tarquin, l'un des fils du roi Tarquin le Superbe, excité par l'aventure, reviendra plus tard et violera Lucrèce après avoir tenté de la séduire. Elle finira par céder sous le coup des menaces et du chantage. « Silence, Lucrèce, dit-il, je suis Sextus Tarquin : je tiens une épée, vous êtes morte, s'il vous échappe une parole. »

Un peu plus tard, Lucrèce, fera venir son père et son époux et devant témoins racontera le crime dont elle fut victime, en appellera à la vengeance mais se suicidera ne voulant pas que son déshonneur rejaillisse sur les siens. C'était bien d'un double crime dont il s'agissait - rompre les liens de l'hospitalité et attenter à la dignité d'une femme romaine - et dont le fils du roi était l'auteur. La légende veut, que tous les narrateurs reprennent, que l'entourage immédiat de Lucrèce, outré ameuta le peuple de Rome qui finit par mettre fin à la royauté. Tarquin le Superbe, absent de Rome, tenta mais en vain de rentrer dans la ville. C'en était fini de la royauté romaine et du règne des étrusques.

Voici qui est étrange : c'est un viol qui autorisa la fondation de la ville ; un autre qui permit la fondation de la république.

Mais ce récit est exemplaire pour une seconde raison que l'on a appelé la malédiction de Lucrèce : en se plongeant le couteau dans le cœur celle-ci s'écrie : C'est à vous, reprend-elle, à décider du sort de Sextus. Pour moi, si je m'absous du crime, je ne m'exempte pas de la peine. Désormais que nulle femme, survivant à sa honte, n'ose invoquer l'exemple de Lucrèce ! » Ni plus ni moins Lucrèce jette l'anathème sur toutes celles qui, violées, choisiraient de ne pas se suicider : ce serait jeter le doute sur la réalité du viol que de ne pas le faire.

Voici récit bien étrange qui en dit long sur notre sujet : voici chose courante en matière de viol que l'on en vienne à douter de l’agression et que l'on suspecte chez la femme une légèreté telle que le consentement fût probable ; chose courante d'ainsi non sans cruelle perversion métamorphoser la victime en coupable. Sauf à considérer qu'ici l'accusation ne vient pas de l'extérieur ; n'est pas proférée pas les hommes - bien au contraire : ils lui disent que le corps n'est pas coupable quand le cœur est innocent, et qu'il n'y a pas de faute là ou il n'y a pas d'intention - mais de Lucrèce elle-même. Intériorisation du code moral et social ? voici en tout cas inversion des lignes entre intimité et extériorité qui est l'objet exact de notre réflexion.

3e récit : le viol de Chiomara

Attitude exactement contraire : celle qu'adoptera Chiomara femme noble galate lors de la guerre que Rome mène contre les Galates. Elle fait partie des prisonniers. Mais ce n'est pas n'importe qui : elle est la femme du chef Orgiago ; elle est fière et tous les narrateurs disent qu'elle est belle. Placée sous la garde d'un centurion - avide et débauché, écrivent Tite Live et Plutarque. Un vrai soldat ajoute l'auteur des Histoires Romaines - ce qui n'excusait rien mais expliquait tout. C'est peu de dire que le soldat n'honore ni la discipline militaire ni la vertu romaine : il est loin d'avoir le beau rôle. Attiré par la belle femme , la concupiscence et la lâcheté aidant, il la viola. Son crime est triple qui pourfend aussi la veule lâcheté de s'en prendre à être en situation de faiblesse et de dépendance. Mais comme l'animal est avide de surcroît, il lui propose, contre rançon, de la libérer et, pour n'avoir rien à partager avec personne, se charge lui-même de la transaction.

La scène a lieu au bord du fleuve. C'est au moment exact où le centurion compte la somme - celle qui était convenue précise l'auteur, que Chiomara, dans sa langue, donne l'ordre de le tuer.

Elle rejoindra son époux mais avant toute chose, avant même de l'embrasser, elle avoue le viol mais aussi la vengeance, et jette aux pieds de son époux l'hideuse tête ensanglantée. Surpris, il lui demande quelle est cette tête, que veut dire une action si extraordinaire chez une femme. Viol, vengeance, elle avoua tout à son mari; et, selon Plutarque, ajouta mais il est plus beau encore de n'avoir laissé vivre qu'un seul des deux hommes qui ont joui de moi. »

Au reste, qu’on rejette ou qu’on accueille cette tradition, cela n’est pas à mes yeux d’une grande importance. (9) Mais ce qui importe, et doit occuper surtout l’attention de chacun, c’est de connaître la vie et les mœurs des premiers Romains, de savoir quels sont les hommes, quels sont les arts qui, dans la paix comme dans la guerre, ont fondé notre puissance et l’ont agrandie ; de suivre enfin, par la pensée, l’affaiblissement insensible de la discipline et ce premier relâchement dans les mœurs qui, bientôt entraînées sur une pente tous les jours plus rapide, précipitèrent leur chute jusqu’à ces derniers temps, où le remède est devenu aussi insupportable que le mal. (10) Le principal et le plus salutaire avantage de l’histoire, c’est d’exposer à vos regards, dans un cadre lumineux, des enseignements de toute nature qui semblent vous dire : Voici ce que tu dois faire dans ton intérêt, dans celui de la république ; ce que tu dois éviter, car il y a honte à le concevoir, honte à l’accomplir. (11) Au reste, ou je m’abuse sur mon ouvrage, ou jamais république ne fut plus grande, plus sainte, plus féconde en bons exemple : aucune n’est restée plus longtemps fermée au luxe et à la soif des richesses, plus longtemps fidèle au culte de la tempérance et de la pauvreté, tant elle savait mesurer ses désirs à sa fortune. (12) Ce n’est que de nos jours que les richesses ont engendré l’avarice, le débordement des plaisirs, et je ne sais quelle fureur de se perdre et d’abîmer l’état avec soi dans le luxe et la débauche.
Tite Live Préface

La scène est intéressante, assurément, parce qu'elle contrevient aux deux canons de la dignité et de la bienséance : le centurion, on l'a dit déjà, offense autant le courage que la dignité de l'armée romaine qui, quoique utilisant à foison des mercenaires, avait néanmoins un solide code d'honneur ; mais cette femme qui n'est pas romaine mais puisque galate d'origine celte, ne correspond ni par son esprit de vengeance ni par ses réactions guerrières à la vie paisible et chaste que l'on s'attendrait à voir chez les matrones romaines.

On peut légitimement s'interroger sur les raisons qui poussèrent Tite-Live à intégrer ce récit à son histoire tant le seul protagoniste romain est détestable et fait peu de gloire à Rome que précisément l'auteur tient à honorer ; tant la femme tranche assez violemment avec les canons antiques de la féminité. Ce qui explique au reste que ce passage fut assez peu commenté par les spécialistes.

La réponse, en partie, se trouve dans la préface de son ouvrage : toute dégradation de la discipline, tout relâchement des mœurs entraine pour lui, inéluctablement, une pente fatale où l'empire ne pourra que succomber. Derrière l'historien, il y a bien un moraliste ; derrière cette histoire, notamment, il y a bien une morale qui est d'autant plus intéressante qu'elle donne le beau rôle non seulement à une femme mais à une étrangère qui plus est.

Aller jusqu'au bout de cette histoire c'est comprendre ce que le geste de Chiomara a à la fois de sacré et d'expiatoire : elle reconnaît le viol sans évidemment admettre en rien la faute mais elle agit, comme le ferait un homme, en lavant la souillure par un acte de sacrifice au sens de Girard. C'est ici la gravité romaine qui se met en scène qu'il faut entendre comme dignité, élévation, noblesse, solennité, sérieux c'est-à-dire ce qui confère sa cohérence à la vertu romaine.

A bien y regarder, tout dans ce récit est affaire de poids : celui de la rançon que le centurion compte ; celle du double crime ; celle de la vengeance mais de la probité morale de la victime encore.

Sans doute me faudra-t-il revenir, encore et toujours, sur cette notion qui paradoxalement est l'antonyme des figures de la pesanteur : ce qui se donne à penser ici c'est combien cette gravité est à la fois une vertu publique - ce qui donne à sa parole prix et valeur - mais privée également - ce par quoi l'on respecte et applique dans le domaine privé ce que l'on proclame à l'extérieur. Chiomara parle à la fois de ce qu'elle a subi et de la vengeance qu'elle a orchestrée : elle le fait gravement et par définition en public. Ce n'est qu'après qu'elle embrassera son époux. En somme elle annonce en public ce qu'elle assume de vertu en privé : la pureté, l'austérité de sa conduite, soutint jusqu'au dernier moment la gloire de cette belle action conjugale.

 

Intégrité

Qu'il est difficile de parler de ceci, surtout pour un homme ! Qu'on le veuille ou non, le viol en tout état de cause renvoie à une double violence et vraisemblablement à un cruel sentiment d’insécurité plus ou moins fort selon les époques et les circonstances, qui demeurent étrangers aux hommes. Le risque de proférer des sottises est immense. Toute réaction suite à des agressions de ce type ne peut être que puissante mais passionnelle et donc court elle aussi le risque d'être sinon ambiguë du moins confuse. Ce que l'affaire Weinstein et le mouvement #metoo - et plus encore #balancetonporc - ont parfaitement illustré. Il faut le faire néanmoins.

Penser est un risque qu'il faut courir : l'erreur est peut-être embusquée à chaque recoin ; la vulgarité jamais.

Si l'on accepte de dépasser tout ce que la sexualité peut comporter de sur-investissement émotionnel, sentimental, passionnel bien sûr, d'un côté ; mais d'idéologique, de religieux, de métaphysique sans doute ; de psychologique voire de psychanalytique évidemment ; de politique, de social voire d'anthropologique enfin, alors on pourra en avancer que

De Parménide à Hegel, tous ont vu que tout se jouait dans le rapport au monde : mais ce que cela veut dire, que l'on peut entendre aussi bien d'un point de vue symbolique ou furieusement matériel, revient toujours à une affaire d'ingestion ou de déjection ; de flux , mais donc aussi de pénétration. L'air que nous respirons puis rejetons ; l'aliment que nous assimilons … La violence elle-même en prend le plus souvent la forme - exemplaire : le glaive qui nous transperce la poitrine ; le couteau que Lucrèce cache sur son cœur ; l'aliment empoisonné ; l'air vicié. Rien à cet égard ne nous est plus insupportable que le geste de vie qui finalement tue : c'est le cas pour l'empoisonnement ; ce fut le cas des chambres à gaz où la perversité des nazis aura fait que ce soit le geste de vie lui-même qui donna la mort ; le viol évidemment.

Ce qui nous met en danger toujours est ce qui nous pénètre. Et je ne tiens pas pour anodin que tous ceux qui, un jour furent cambriolés, aient perçu ceci comme un viol quand bien même l'on ne leur eût rien volé ou presque. C'est que toute intrusion dans ce que nous n'avons pas d'autre mot pour le qualifier qu'intimité ; dans ce qui fait notre être propre ; en ce lieu de jointure entre le corps et l'âme, entre le psychique et le physique, est nécessairement vécue comme une violence si elle n'a pas été consentie ; si elle n'est pas ce qu’elle prétendait ou parut être.

Voici pourquoi pour tenter de comprendre la pudeur je dus bien l'envisager du côté de ce qui l'offense - qui ne saurait se réduire à la sexualité fût-elle la plus frustre.

Ainsi la loi a été notre conducteur pour nous amener à Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi.
Mais la foi étant venue, nous ne sommes plus sous ce conducteur ;
car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ.
Car vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.
Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni libre ; il n'y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.
Or, si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d'Abraham, héritiers selon la promesse.
Gal 3; 24-29

De quoi la pudeur est-elle le nom ? Mais de l'individu !

De cet individu si long à éclore dans nos cultures qu'il parait presque miraculeux qu'un Paul eût à en affirmer le crucial avènement. Tout à coup ce que l'on attend de vous n'est plus de seulement se lover dans l'appartenance à un groupe ; de se conformer aveuglement à des préceptes - si excellent pussent-ils être ; non, dans ce passage de la loi à la foi, il y va d'un engagement personnel et donc d'une construction de soi face à l’Être. Vient alors le moment de l'Œuvre, ou des œuvres, d'un salut que l'on prépare en même temps que l'on échafaude son probe être. Et c'est dans cet engagement que se joue la moralité qui a nom : responsabilité. Or cet individu, qui ne se résume pas à ses appartenances si nombreuses, riches ou complexes qu'elles fussent, que ses appartenances ne protègent assurément pas vraiment en tout cas moins que celles qu’il protège lui par ses sacrifices, cet individu est fragile, ouvert qu'il est au quatre vents ; dépendant tellement de ce qui n'est pas lui.

Cet individu, si mystérieux mais qui se terre au creux de cette intimité, a besoin de protection. Elle peut venir de l'autre ; de l'être aimé ; elle provient souvent de la famille qui en est la providence spontanée dès l'enfance. Elle naît d'abord de soi ; de cette retenue ou silence que l'on appelle parfois pudeur - qui n'est pourtant souvent que de l'implicite.

On comprend mieux alors pourquoi la frontière est poreuse et suavement fluctuante qui nous sépare autant que relie aux autres, aux proches, aux très proches que précisément l'on nomme les intimes. Mais est-il être à qui l'on puisse tout dire ? même ce que l'on ignore de soi ou ne ferait que deviner ? J'aime assez que, même chez Freud qui pourtant désigna l'existence de l'Inconscient où il voit le fond de l'être, il y a toujours un reste ; un ombilic au-delà de quoi l'on ne peut remonter ! Au-delà duquel, j'en suis sûr, il vaut mieux ne pas remonter. Ni même rêver pouvoir le faire.

L'analyse est belle et bonne - j'en demeure assuré et souvent salutaure ! autant que les amples et si bruyantes prétentions de la raison. Mais si je suis assez philosophe pour espérer un peu des lumières des sciences, je le suis trop pour croire qu'elles parvinssent jamais à tout éclairer sans nous éblouir. Deux excès, disait Pascal : n'admettre que la raison ; exclure la raison. J'ignore lequel est le pire. Le second est bientôt tyrannique ; le premier endémiquement mortifère.

Je ne puis admettre, ne le veux en tout cas, que mes inclinaisons, mes pensées et mes goûts ne tinssent qu'à quelque secrète alchimie d'adrénaline et autre imprononçable substance. Je ne me résoudrai jamais à n'être que la croisée aléatoire d'étroites chaînes causales et je craindrais bien trop de tout démanteler, de mes amours autant que de mes engagements, en en perçant, s'il était possible, le mystérieux enchevêtrement. Je n'aime la vie, je crois, que de ne la pas comprendre pleinement ; et ne la supporte que de ne pas connaître l'heure de ma mort. Je n'aime mes enfants ou mes amis que de les voir constamment m'échapper autant que s'approcher ; de les savoir insaisissables. Vivants, tout simplement. De les savoir exister, aurait écrit Sartre. De les voir révoltés, aurait écrit Camus.

Exister, je le sais, je le sens, réside uniquement dans cette excursion, dans cette sortie qui vous interdit la sotte stase. Etre quelqu'un, c'est seulement chercher à demeurer cet atome, cet indivisible - cette lente coulée qui nous fait n'être jamais tout à fait ni là ni celui qu'on vous croit ou que même on s'imagine être. Non je n'ai pas honte de ce que je suis ou fais - pudeo - mais je détesterais avoir à l'être. Je crois bien avoir dit ceci à mes filles : comme simple viatique moral c'était bien peu mais crucial. Pouvoir se regarder dans la glace chaque matin sans honte. Qu'importe si rien ne justifie la fierté ; qu'au moins la honte n'ait pas droit de cité.

Il fallait écouter les mots - il le faut toujours : j'aime, qu'à l'instar d'infini, individu soit un terme négatif.

Qu'est-ce violer finalement ? sinon, comme toute violence, réduire à l'état de chose ; c'est-à-dire empêcher toute évolution, tout devenir ; c'est-à-dire mettre à disposition ou réduire à l'état de stock dans quoi puiser à volonté. Qu'est-ce que créer sinon d'un état brut de la matière parvenir à cette mystérieuse combinatoire d'où naissent mouvement, émotion, changements … devenir. Nulle femme ne sait comment exactement elle s'y prend parce que la chose à la fois lui échappe et lui appartient : mais en son sein, silencieusement, discrètement, pudiquement, s'opère le miracle de la vie. Nul peintre, nul écrivain ne saura jamais, il a beau s'en flatter ou s'en désespérer, ni comment ni pourquoi de ses lignes qu'il désespérait de croire ratées, subitement éclabousse la vie, jaillit l'émotion ; susurre la tendresse.

Il est si facile de meurtrir et plus encore d'en parler. Il est si malaisé de pétrir, si miraculeux de créer et plus encore d'en parler.

Décidément j'aime ce qui m'échappe ; respecte ce qui fuit ou s'échappe parce que je sais que de ce désordre apparent sourde toujours un lendemain, une espérance ou une épreuve, qu'importe … la vie elle-même. Décidément j'ai peur des certitudes péremptoires des savants et experts si obsessionnellement empressés à vous sermonner de ce qu'il eût fallu faire, penser ; de ce que vous n'êtes pas et qu'il eût fallu néanmoins réussir.

Les Diafoirus sont toujours ridicules ! mais si dangereux quand il fouaillent l'âme.

Amis, ne riez pas ! enfants, ne souriez pas : il n'est nulle pudibonderie en tout ceci ! pas même une stratégie de défense - si … peut-être un peu, avouons-le. Aucune rigidité ni frigidité dont il faudrait se déprendre. Les remparts sont faits pour êtres gravis - et parfois même abattus. Mais quoi ? pour cela il faut bien qu'on les érigeât un jour !

Je sais que dire Je est d'une incroyable prétention parce que d'un effort mais d'une espérance à jamais inachevés, d'une tension inextinguible. Mais il n'est pas de vertu possible ; pas de moralité accessible qui ne soit l'œuvre de quelqu'un qui puisse dire, même doucement, ceci c'est moi qui l'ai fait, voulu ; je l'assume. Il faut bien que quelqu'un réponde.

Ce quelqu'un qui veut y parvenir, qui tente de se rassembler tout en restant en quête, doit être protégé : de toutes les suffisances ; de toutes les emprises ; de toutes les tyrannies ! De la réification qui est la marque de toutes les modernités depuis qu'elles se proclament telles ; de toutes les ambitions qui ne rêvent que d'empire ; de toutes les salissures qui s'entêtent de s'éclabousser.

Telle est la vertu de la pudeur. Car, oui je le crois, ne pas tout dire c'est refuser la sclérose de l'être ; c'est laisser de nous les flots jouer de toutes les porosités pour s'inventer et le paysage parcouru. Les flots sédimentent autant que bouleversent ; forgent autant que dévastent. Héraclite avait presque tout vu en affirmant qu'on ne se baignait jamais deux fois dans le même fleuve.

Savait-il que ce fleuve … c'était nous ?

 

 

 

Impudicité de la pensée

 


 


La pudeur, cette belle vertu passée de mode

Publié le 15 août 2016 à 16h16
"Tête de femme", de Pablo Picasso ((Kirsty Wigglesworth/AP/Sipa))

On pense tous savoir ce qu’est la pudeur. Mais le concept, à mesure qu’on s’en approche, s’avère délicat à attraper. On s’en est rendu compte récemment grâce à Adèle Van Reeth, qui a consacré à ce beau sujet une série d’émissions dans «les Nouveaux chemins de la connaissance» sur France Culture, ainsi qu’un livre de conversation intense avec Eric Fiat, professeur de philosophie morale à Marne-la-Vallée. 

Ce penseur, connu pour sonder les rapports entre le corps et l’âme, ne craint pas de contrarier l’époque en faisant l’oraison de manières désuètes, telles que la dignité ou la patience. Cette fois, c’est le mot difficilement saisissable de «pudeur» qui est examiné. Réhabilité, pourrait-on dire, tant ce siècle de la transparence semble être le fossoyeur de toute possibilité d’être pudique. «Disons-le d’emblée, écrit Adèle Van Reeth, ce livre ne se présente pas seulement comme une réflexion sur la pudeur mais aussi comme l’occasion d’en faire l’éloge.»  

Mais qu’est-elle, cette pudeur que ces deux-là mettent à l’honneur ? Une excellence du mystère pour elle. Une vertu fragile pour lui. Et, pour chacun, le révélateur d’une forme pleine de l’innocence, de ce que Jankélévitch appelait la «nescience de soi», à savoir l’ignorance de soi. Derrière le mot, il y a l’idée que certaines qualités se déploient mieux quand on n’a pas conscience de les avoir.

Il en va de la pudeur comme de la simplicité et de l’humilité: on ne peut s’en prévaloir sans immédiatement la perdre (sauf à le confier discrètement). «Qui fait éloge de sa propre pudeur la fait immédiatement se dégrader en coquetterie ; qui fait éloge de la pudeur d’autrui la fait l’instant d’après se dégrader en  décence»,  dit le philosophe.

L’intéressant avec la pudeur, c’est qu’elle se définit en creux. Elle est ce qu’elle n’est pas. La pudeur n’est pas la décence, qui est une socialisation de la pudeur. Elle n’est pas la pruderie, «une espèce d’avarice, la pire de toute», pour Stendhal. Elle se rapproche de la dignité, certes, mais la pudeur est douce et la dignité, dure. Elle n’est surtout pas la coquetterie - on les confond souvent. La pudeur relève de la sincérité. Ce qu’Eric Fiat nomme coquetterie est une mise en scène de soi, une ruse de l’esprit, un stratagème.

On a longtemps vu dans la pudeur une vertu de femme. A Adèle Van Reeth qui s’interroge  sur sa «lecture genrée» du concept, Eric Fiat explique que virtus (vertu) fut longtemps traduit par «courage» quand il s’agissait d’un homme et par «pudeur» quand il s’agissait d’une femme. Dans la littérature, explique le philosophe,

la coquette comme la pudique se dérobent. L’une comme l’autre abaissent le regard. Mais il y a un monde entre la manière que la coquette et la pudique ont de baisser les yeux ou de retirer la main. Parce qu’au moment même où la coquette baisse les yeux, elle pense déjà  à les relever pour voir l’effet produit. Elle ne songe nullement à se protéger, à disparaître ; au fond, la coquetterie est une intention de montrer  alors que la pudeur, elle, est véritablement une intention de cacher.

La pudique est attendue, la coquette se fait désirer. «Il y a chez la coquette une simagrée, un calcul, qui sont contemporains d’une certaine froideur et d’une certaine lucidité, toute chose qui l’oppose à la pudique.» La coquette provoque le désir, la pudique fait naître l’amour. Son quant à soi est un manteau pour soustraire au commun ce qui fait sa valeur. «Ce qu’elle cache doit être protégé et tenu: l’écart des regards concupiscent et des mains poisseuses du vulgaire qui pourraient la profaner.»  

La pudeur, c’est «l’esprit qui rougit du corps», a écrit Max Scheler, philosophe allemand, auteur d’un essai sur la question traduit en France en 1952.  Mais Eric Fiat  récuse le proverbe qui veut qu’il n’y point de plaisir quand trop de gêne est là. «Ou plutôt oui, il est une gêne honteuse, et sans charme, la pudibonderie, la pruderie, la décence. Mais il en est aussi une autre pleine de charme qui participe au plaisir, et cette gêne là est précisément la pudeur. La pudeur participe aux joies du désir.»

Un beau passage de cette conversation porte sur les adolescents. L’homme est un animal pudique, poursuit le philosophe, et dès le plus jeune âge. (Certainsanimaux sont d’ailleurs capables de pudeur.) A l’adolescence, le possible renversement de cette pudeur en honte est porté à son comble.           

«Il me semble que c’est au moment de l’adolescence que cette tension est à  son plus aigu, et que bien souvent les adolescents, ignorant au fond ce qu’est la véritable pudeur, passent coutumièrement  d’un défaut de pudeur à un excès de pudeur, ou d’un excès de pudeur à un défaut de pudeur. Il arrive que l’adolescent laisse le cheval noir guider son âme. Le cheval noir, c’est celui qui, en présence de la beauté, comme le dit Platon dans le "Phèdre" "bondit emporté par une force indomptable et un désir de volupté tout sensuel". Et puis qu’à d’autres moments, notre adolescent laisse le  cheval blanc la gouverner. Le cheval blanc, c’est celui dominé par la pudeur, dit Platon.» 

Un autre exemple nous est donné avec la façon que le pianiste Sviatoslav Richter a d’interpréter le mouvement lent du deuxième «Concerto pour piano» de Rachmaninov. Ils sont nombreux à le jouer avec emphase. Richter est d’une retenue exquise. La pudeur des sentiments, car c’est bien elle cette fois, a les couleurs d’une autre vertu négligée: la délicatesse.

Anne Crignon

 

intégrale et au burkini, dans une société tiraillée entre l’obscénité et la pudibonderie, le philosophe fait l’éloge de la pudeur, jeu subtil de voilement et de dévoilement. Une affaire de sagesse et d’érotisme.

Eric Fiat parle avec d’infinies précautions. Il l’admet, il «aime bien les imparfaits du subjonctif, le beau français», reconnaît que ses «références sont un peu datées». Et puis, au fil de la discussion, on se dit que le philosophe sied à merveille au sentiment dont il fait l’éloge, la pudeur. Il use des mots avec tact pour parler d’elle. C’est qu’il ne faut pas la brutaliser, sinon le charme s’évanouit. On ne la dissèque pas, mais on l’apprivoise, on l’effeuille, et alors on la débarrasse de la décence, la coquetterie, la pudibonderie. Elle est un trouble de l’âme avant d’être un trouble à l’ordre public. Délicieusement érotique, est-elle plus dans le burkini ou le maillot de Mme Macron en une de Paris Match ?

Parmi les raisons invoquées par les personnalités politiques pour justifier l’interdiction du burkini sur les plages figure «le respect des bonnes mœurs». Est-ce à dire que le bikini y serait plus conforme ?

C’est une expression étrangement désuète et inquiétante dans la bouche d’un politique, car ce n’est pas à ce dernier de dire ce qui, en matière de mœurs, est bon ou non. La conséquence logique de cette invocation est de juger que respecte plus les «bonnes» mœurs celle qui porte le bikini le plus minimaliste que celle qui porte le burkini. La reine Victoria doit se retourner dans sa tombe, car l’expression fut forgée en des temps «puritains» et même pudibonds, où la norme en la matière était à la plus grande dissimulation possible du corps. Le moindre qu’on pourrait attendre d’un maire soucieux de tous ses administrés est de ne pas décréter qu’une vêture est licite parce que majoritaire, ou illicite parce que minoritaire.

La raison invoquée par les femmes qui portent le burkini est souvent la pudeur.

Certes, mais pourquoi l’homme pourrait-il montrer cuisses et ventre sans être impudique ? J’enrage que la pudeur ait été longtemps genrée. En cours de latin, nous devions traduire «virtu»par «courage», appliqué aux hommes, et par «pudeur» pour les femmes. Il y a une impudeur objective du sexe de l’homme, mais il serait catastrophique d’inférer de ce simple constat que la pudeur doit être une vertu réservée aux femmes ! Surtout, je ne parviens pas à comprendre qu’après des siècles d’efforts à tendre vers la parité, on légitime le burkini, soit la réinvention en Occident d’une discrimination radicale entre féminin et masculin. L’intimation des hommes aux femmes de se voiler révèle plutôt l’obscénité de leur regard que le respect qu’ils auraient pour leur pudeur. D’ailleurs, il est ridicule et contradictoire de vouloir commander la pudeur : ce serait la faire tristement se transformer en décence. La pudeur est une injonction intérieure, à la fois éthique et esthétique. La décence est une injonction sociale et extérieure, c’est l’institutionnalisation de la pudeur. Le souci de la bienséance, du conformisme, de l’étiquette, suppose une réflexion. Alors que la pudeur s’exprime comme une spontanéité, elle est une difficulté à paraître sous les regards dont l’origine se trouve en soi. Comme disait Jankélévitch, «la pudeur ignore le calcul prudent de l’étiquette». Visiblement, certaines femmes disent décider de se voiler. Je peux comprendre qu’elles essayent d’échapper à une tyrannie du corps parfait en se cachant. Il faut être délicat avec la question du voile, tenter de comprendre, sans forcément légitimer, ni oublier ce que La Boétie nomme «la servitude volontaire».

Au milieu de corps dénudés, un burkini, cela se remarque. La pudeur peut-elle être ostentatoire ?

La revendication du port de ce vêtement au nom de la pudeur est étrange. Au même titre que la modestie, la simplicité ou l’humilité, elle fait partie de ces vertus fragiles qu’on ne peut proclamer posséder sans immédiatement les perdre. Leur exhibition équivaut à leur annulation. C’est être orgueilleux de se dire modeste, complexe de se dire simple, impudique de se proclamer pudique. Méfions-nous de ce que Jankélévitch appelait «une réserve qui s’annonce à grands cris» ! Si le honteux se tait et l’obscène fanfaronne, le pudique s’exprime discrètement, par la litote ou l’euphémisme. Si le honteux se cache et l’obscène se montre, le pudique se montre discrètement. De même, il ne peut y avoir de «mode pudique», car la pudeur est le sentiment solitaire d’un être qui a peine à paraître, alors que la mode est une manière collective de s’afficher. Autrement dit : entre la femme portant bikini et celle portant burkini, la plus pudique des deux n’est donc pas toujours celle qu’on pense !

La pudeur est une notion presque insaisissable…

Elle est précaire, donc précieuse. C’est ce que j’aime chez elle. Elle n’est pas un grand sujet de la philosophie, pourtant elle procède de la question du corps et de l’âme, du monisme ou du dualisme, de l’incarnation. Cette difficulté à être incarné est éprouvée par tout être blessé dans sa pudeur. Quand on doit se déshabiller chez le médecin, quand, adolescent, on se met pour la première fois nu devant quelqu’un qu’on désire… Plus âgé, le corps aura été aimé, donc c’est qu’il est aimable. La pudeur n’est pas ringarde et désuète. Elle est la difficulté éprouvée à avoir un corps qu’on ne maîtrise pas complètement. Comme le dit Edgar Morin, la nature est «un paradigme perdu» : il y a un ressentiment contemporain à l’égard de la notion de donné. Notre vie, notre sexe, notre éducation, notre corps nous sont donnés. La pudeur est l’esprit qui rougit du corps ou la gêne ressentie par l’être d’esprit en nous, lorsqu’il pense qu’il est aussi un être de nature.

Et, en cela, elle est l’essence de l’homme.

Les purs esprits et purs corps que seraient les anges et les animaux n’ont pas la pudeur. L’homme est une dissonance incarnée, mélange d’esprit et de corps… Il est un animal pudique. Aucun être humain, même le plus vulgaire, ne peut être sans pudeur, prêt à tout montrer de son corps et de son âme en toutes circonstances. Il y a aussi une histoire et une géographie de la pudeur. Dans certaines civilisations, il n’est pas du tout indécent d’être le sexe nu tant qu’on a un bracelet au poignet ou à la cheville, ou tant qu’on porte un étui pelvien, que le pubis est épilé et que l’on a une tache de peinture sur le front.

Peut-on parler d’un regard pudique ?

Il y a un tact du regard comme une manière de toucher sans toucher, une manière verlainienne de rencontrer l’autre, «sans rien qui pèse ni ne pose». L’envers de Verlaine, c’est Paris Match, «le poids des mots, le choc des photos» ! Le regard cognitif, des scientifiques, des philosophes des journalistes, est direct et lumineux, objectif. Il jette devant ce qu’il cherche à connaître. Le regard pudique est un regard courbé et ombrant, il jette un voile de fin silence, une ombre de délicatesse sur le corps ou l’émotion de l’autre, fait en sorte que le découvert ne devienne pas l’obscène, nuance la crudité de l’objet par l’usage attentif d’un arsenal de voilages, de persiennes. Ce que l’autre ne m’a pas caché, je me le cache en ne le regardant pas. La pudeur, c’est la vertu du clair-obscur. L’homme ne peut pas vivre dans la totale obscurité, être toujours à l’abri des regards. Même le plus timide d’entre nous aspire à la reconnaissance, à la lumière, mais sans être continuellement exposé : ce serait insupportable. D’ailleurs, même nu, l’être humain est encore vêtu de sa pudeur. Elle est cette petite ombre. Pudeur vient de pudere, «avoir honte». Mais elle n’est pas la honte, elle est la possibilité de la honte, la honte en puissance, virtuelle. Paraître, c’est comparaître, être jugé, être la proie du regard d’autrui.

La pudeur aiguise aussi le désir.

C’est une vertu qui a beaucoup de charme. J’en fais l’éloge, à condition qu’on puisse la dépasser. Le pudique respecté va aller au-delà de sa pudeur et montrer son corps ou ses sentiments. Et ce moment, aussi bien pour le pudique que pour celui qui le regarde, est un moment délicieux, que ne connaîtront ni l’arrogant ni l’obscène. La pudeur est un trouble gênant, elle est belle vue de l’extérieur, pas de l’intérieur. A chaque fois qu’il sera traité avec tact, il se rendra compte que la pudeur a du charme. Mais il ne faut pas qu’il en ait trop conscience, sinon il devient coquet.

Alors, elle est belle parce qu’éphémère ?

Oui, mais j’espère qu’elle ne disparaît pas, ce serait la mort de l’amour. Il y a une joie érotique à ce que le pudique devienne impudique. L’érotisme est une kaïrologie, une science du moment opportun. «Je ne sais pas quand tu accepteras d’entendre ces mots ou de dire ces mots, je ne sais pas quand tu accepteras de me montrer ces parties de toi, physiquement ou moralement.» L’amour, c’est cela. C’est l’attention fine au moment où l’autre va être prêt à sortir de sa réserve, sachant qu’il y reviendra. C’est aussi une démaîtrise, une heureuse dépendance. «De vous dépend ma peine ou ma béatitude, me voilà enfin rendu à votre arrêt et je serai heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît», disait Tartuffe. Sans vouloir passer pour un moralisateur, je déteste le naturisme. Pourquoi se priver de l’occasion tellement belle de désirer ? Ni l’obscène ni la prude ne sont attirantes. L’obscène montre ce qu’il faudrait cacher, la prude cache ce qu’il faudrait montrer, la pudique montre et cache à la fois et c’est ce qui la rend éminemment désirable.

L’épilation intégrale est devenue la norme. Est-ce la nostalgie d’une vie sans pudeur ?

Il est étrange que soient contemporains ces deux phénomènes, où on cache les cheveux et où on fait disparaître les poils. La pilosité révèle et cache. L’épilation était une délicieuse transgression dans ma jeunesse. Or, l’érotisme a besoin de la transgression, l’acte sexuel est toujours affecté d’une nuance de forfait. Il me semble qu’on est passé en quelques années de la fellation transgression à la fellation prestation, de l’épilation transgression à l’épilation prestation.

Avec l’étalage sur les réseaux sociaux, le porno, la télé-réalité, est-ce le temps de l’impudeur ?

Il faut se méfier du geste nostalgique, toujours précédé d’un geste d’idéalisation du passé. Peut-être a-t-on été pudibond à l’époque de la culotte fendue, où on ne se mettait pas nu pour faire l’amour, où montrer ses sentiments au sein d’une même famille était proscrit, où les garçons naissaient dans les choux, les filles dans les fleurs. La bourgeoisie du XIXe siècle a été tellement prude, obsédée par la distance et la dignité… Et les êtres humains comme les civilisations ont tendance à passer d’un excès à l’autre, de la pruderie à l’obscénité. C’était terrible de commencer sa vie amoureuse avec cette honte à l’endroit de la sexualité, peut-être l’est-ce tout autant avec la pornographie. On ne savait rien de la vie intime de De Gaulle, on en a trop su de celle de Sarkozy. Entre le général blindé et le Sarkozy vulgaire, il me paraît urgent de ne pas choisir.

L’époque est aussi au contrôle de l’image et à la communication. Sommes-nous dans une société aussi coquette et adolescente ?

Quand vous dites que la société est coquette, vous la soupçonnez d’être dans la mise en scène du renoncement plutôt que dans le renoncement à la mise en scène. Une parodie de pudeur ! La véritable pudeur est spontanéité, la coquetterie est une pudeur qui aurait dégénéré en jeu : la coquette ou le coquet font semblant d’être pudiques, quand ils baissent les yeux, ils pensent déjà à les relever pour voir l’effet produit. La coquetterie est une manière de cacher pour mieux montrer ; alors que la pudeur, elle, est véritablement une intention de cacher. Ainsi Nicolas Sarkozy a mis en scène dans son dernier livre son regret d’avoir été impudique le temps de son quinquennat… avec une impudeur non moins singulière ! Et, oui, la société est peut-être adolescente, peinant à trouver la juste mesure entre le vice par excès de pudeur, la honte, et le vice par défaut de pudeur, l’obscénité. Cette juste mesure étant précisément ce qu’Aristote nomme la pudeur (aïdos). L’adolescence n’est plus cette parenthèse assez vite refermée par toute une série de ritualités traditionnelles n’ayant lieu qu’une fois. Devenue une période fondatrice, objet de toutes les attentions, elle commence de plus en plus tôt et se termine de plus en plus tard, chacun étant sommé de gérer solitairement son corps, comme une petite entreprise. C’est sa pauvreté en rites qui explique le côté adolescent de notre époque, et sa triste oscillation entre le porno et la burqa.

Noémie Rousseau