Textes

DENYS D'HALICARNASSE
ANTIQUITÉS ROMAINES LIVRE I

LXXVI. 1.  Quand Amulius hérita du royaume des Albains, après avoir exclu de force son frère plus âgé Numitor de la dignité qu'il tenait de son père, montra non seulement un grand mépris pour la justice dans tout ce qu’il fit, mais finalement il complota pour priver la famille de Numitor de descendance, de crainte de d’être puni pour son usurpation et également en raison de son désir de n’être jamais dépossédé de la royauté. 
2. Comme il avait prémédité longtemps ce projet, il observa d’abord le voisinage d’Egeste, le fils de Numitor, qui venait juste d’arriver à l’âge d’homme, le suivant à la chasse, et après avoir monté une embuscade dans la partie la plus cachée de l’endroit, il le fit massacrer alors qu’il avait sorti pour chasser; et après que le meurtre fut commis il s'arrangea pour faire croire que le jeune homme avait été tué par des voleurs. Mais cette rumeur inventée ne put surplanter la vérité qu'il essayait de tenir cachée, et beaucoup de gens, bien qu'il soit dangereux d’agir ainsi, essayèrent de dire ce qui s’était passé. 
3. Numitor se rendait compte du crime, mais sa raison l’emportait sur sa peine et il affecta l'ignorance, décidant de reporter son ressentiment à un temps moins dangereux. Et Amulius, supposant que la vérité sur le jeune homme avait été gardé secrète, mit sur pieds un deuxième plan, comme suit: il nomma la fille de Numitor, Ilia, ou, comme le disent d’autres, Rhea, surnommée Silvia, - qui était alors à l’âge du mariage, prêtresse de Vesta, de peur que, si elle entrait une première fois dans la maison d'un mari, elle puisse engendrer des vengeurs pour sa famille. Ces jeunes filles consacrées à qui l'on confiait la garde du feu perpétuel et la mise en oeuvre de tous les autres rites qui, selon l’usage, étaient exécutés par des vierges au nom de la communauté, devaient rester pures pendant une période d’au moins cinq ans. 
4. Amulius effectuait son plan sous des prétextes spécieux, en prétendant conférer honneur et dignité à la famille de son frère; il n'était pas l'auteur de cette loi, qui était générale, et son frère n’était pas la première personne de haut rang qu'il obligeait à lui obéir, mais il était usuel et honorable chez les Albains pour des vierges de haute naissance d'être nommées au service de Vesta. Mais Numitor, percevant que les mesures de son frère ne procédaient d'aucune bonne intention, dissimula son ressentiment, de peur de devoir encourir la haine du peuple, et garda pour lui ses plaintes aussi en cette occasion.

LXXVII. 1. La quatrième année après cela, Ilia, alors qu’elle se rendait dans un bois consacré à Mars pour chercher de l'eau pure pour s’en servir lors les sacrifices, fut violée par quelqu'un dans l'enceinte sacrée. Certains disent que l'auteur du viol était un des prétendants de la vierge, qui avait été emporté par sa passion pour la jeune fille; d'autres disent que c'était Amulius lui-même, et que c'était non par désir mais pour la détruire qu'il s'était couvert d’une armure que le rendrait plus terrible au regard et qu'il avait dissimulé ses traits le plus efficacement possible. 
2. Mais la plupart des auteurs racontent une histoire fabuleuse en disant que c’était une apparition de la divinité à qui l'endroit était consacré; et ils ajoutent que le merveilleux fut accompagné de beaucoup de signes surnaturels, y compris la disparition soudaine du soleil et une obscurité qui remplit le ciel, et que l’apparence de l’apparition était bien plus merveilleuse en stature et en beauté que celle d'un homme. Et ils disent que le violeur, pour consoler celle-ci (ce qui montre clairement que c'était un dieu), lui demanda de ne pas s'affliger de ce qui s'était produit, puisqu'elle s’était unie dans le mariage à la divinité du lieu et de ce viol naîtraient deux fils qui surpasseraient de loin tous les hommes par leur valeur et par leurs exploits guerriers. Et ayant dit cela, il fut enveloppé d'un nuage et, s’élevant de la terre, il fut emporté dans les airs. 
3. Ce n'est pas l’endroit approprié pour examiner quelle opinion nous devons avoir sur de tels contes ; devons-nous les dédaigner comme exemples de faiblesse humaine attribuée aux dieux, - puisque un dieu est incapable d’action qui soit indigne de sa nature incorruptible et sacrée, - devons-nous admettre aussi ces histoires, en supposant que toute la substance de l'univers est mélangée, et qu'entre la race des dieux et celle des hommes il y a une troisième nature qui est celle des démons, qui, s’unissant parfois aux êtres humains et parfois aux dieux, donnent, dit-on, la race fabuleuse des héros ? Moi je dis que ce n’est pas l’endroit approprié pour examiner ces choses, et, d'ailleurs, ce que les philosophes ont dit à ce sujet est suffisant. 
4. Mais, pour revenir à nos moutons, après avoir été violée la jeune fille simula une maladie (c’est ce que lui conseilla sa mère pour sa propre sécurité et pour ses devoirs sacrés envers les dieux) et elle ne s’occupa plus des sacrifices, mais ses fonctions furent accomplies par les autres vierges qui exécutaient avec elle le même ministère.

LXXVIII. 1.  Mais Amulius, soit qu’il connaissait ce qui s'était produit soit par un soupçon normal de la vérité, commença à s’informer sur sa longue absence des sacrifices, afin d’en découvrir la vraie raison. À cet effet il envoya quelques médecins en qui il avait la plus grande confiance; et alors, comme les femmes disaient que son mal était un mal qui devait être maintenu secret aux hommes, il envoya son épouse pour l’observer. 
2. Celle-ci, ayant par des indices féminins découvert des signes était secrets pour d’autres, l’informa, et lui, de peur que la fille accouche en secret, parce qu’elle arrivait à l’heure de sa délivrance, il plaça des gardes armés près d’elle. Et appelant son frère au conseil, il lui annonça non seulement que sa fille avait été déflorée, chose que tout le monde ignorait, mais accusa aussi ses parents d'être complices; et il ordonna à Numitor de ne pas cacher le coupable, mais de le dénoncer. 
3. Numitor dit qu'il était stupéfait de ce qu'il entendait, et protestant de son innocence sur tout qui était allégué, demanda du temps pour examiner la vérité. Il obtint avec difficulté un délai, et informant son épouse de l'affaire. Celle-ci lui apprit que sa fille lui avait tout raconté dès le début. Il mit au courant le conseil du viol commis par le dieu et rapporta également ce que le dieu avait dit au sujet des jumeaux, et demanda que l’on croit en son histoire si seulement le fruit de l’enfantement s'avérait être tel que le dieu l’avait prévu; comme la délivrance était proche maintenant, s'ils n'agissaient pas imprudemment, tout s'éclaircirait. D'ailleurs, il offrit de mettre à leur disposition les femmes qui observaient sa fille, et il était prêt à se soumettre à n’importe quel interrogatoire. 
4. En parlant ainsi il persuada la majorité des membres du conseil, mais Amulius déclara que ses demandes n’étaient pas tout à fait sincères, et manifesta le désir de faire périr la fille de n'importe quelle façon. Tandis que ceci se passait, ceux qui étaient chargés de la garde d'Ilia jusqu’à l’accouchement vinrent annoncer qu'elle avait donné naissance à des jumeaux masculins. Et aussitôt Numitor insista sur les mêmes arguments, montrant que c’était l’œuvre du dieu et exigeant qu'ils ne prennent aucune mesure illégale contre sa fille, qui était innocente de son état. D'autre part, Amulius pensa qu’en liaison avec cet accouchement il y avait eu une machination humaine et que les femmes avaient présenté un autre enfant en cachette des gardes ou en connivence avec eux, et il parla beaucoup sur ce sujet. 
5. Quand les membres du conseil constatèrent que la décision du roi était inspirée par une colère implacable, ils décidèrent aussi, comme le roi l’exigeait, de faire appliquer la loi qui ordonnait à une Vestale qui avait fauté d’être battue à coup de verges jusqu'à ce que mort s'ensuive et de jeter sa progéniture dans le cours du fleuve. Aujourd’hui cependant, les lois sacrées ordonnent que de telles coupables soient enterrées vivantes.

LXXIX. 1. Jusque maintenant la plupart des historiens donnent le même exposé ou diffèrent mais légèrement, certains dans la direction légendaire, d'autres vers le vraisemblable; mais ils sont en désaccord dans ce qui suit. 
2. Certains disent que la fille fut mise à la mort immédiatement; d'autres qu'elle resta gardée dans une prison secrète, c’est ce qui a fait croire au peuple qu'elle fut mise à mort secrètement. Ces derniers auteurs disent qu'Amulius se laissa fléchir quand sa fille le pria de lui accorder la vie de sa cousine : elles avaient été élevées ensemble et étaient du même âge, elles s’aimaient comme des sœurs. Amulius, en conséquence, pour lui faire plaisir, - elle était fille unique, - sauva Ilia de la mort, mais la maintint confinée dans une prison secrète; et elle fut plus tard libérée à la mort d'Amulius. 
3. Tels sont les récits différents des auteurs antiques en ce qui concerne Ilia, mais les deux avis on chacun leur part de vérité; c’est pourquoi je les ai également mentionnés tous les deux, mais chacun de mes lecteurs décidera de ce qu’il doit croire. 
4. Mais en ce qui concerne les enfants d'Ilia, Quintus Fabius, dit Pictor, Lucius Cincius, Porcius Caton, Calpurnius Pison et la plupart des autres historiens qui suivirent écrivent ceci: Sur ordre d'Amulius des domestiques prirent les bébés dans une corbeille et les portèrent au fleuve, éloigné environ de cent vingt stades de la ville, avec l'intention de y jeter. 
5. Mais quand ils approchèrent et qu’ils virent que le Tibre, gonflé par les pluies continuelles, avait abandonné son lit normal et avait débordé dans les plaines, ils descendirent du Palatin vers cette partie de l'eau qui était la plus proche (ils ne pouvaient s’avancer plus loin) et déposèrent la corbeille là où l'inondation touchait le pied de la colline. La corbeille flotta un certain temps, et puis, comme les eaux se retiraient par degrés de ses limites extrêmes, elle heurta une pierre et, se retournant, elle projeta les bébés, qui pleurnichaient et se vautraient dans la boue. 
6. Alors une louve qui venait de mettre bas apparut : elle avait ses mamelles gonflées de lait, elle leur donna ses tétines à sucer et avec sa langue lécha la boue dont ils étaient couverts. Au même moment des bergers par hasard conduisaient justement leurs troupeaux au pâturage (l'endroit était maintenant devenu praticable) et l’un d'eux, voyant la louve caressant les bébés, fut pendant un moment béat d’étonnement et d’incrédulité en voyant cela. Puis il retourna et réunit le plus qu’il pouvait de ses camarades qui gardaient leurs troupeaux aux environs (ils ne crurent pas ce qu’il disait), il les mena voir la chose elle-même. 
7. Quand ceux-ci approchèrent également et virent la louve s'occupant des bébés comme s’ils avaient été ses jeunes et les bébés s'accrochant à elle comme si elle était leur mère, ils pensèrent qu’ils voyaient une chose surnaturelle et s’avancèrent plus près, criant pour terrifier la créature. La louve, cependant, loin d’être exaspéré de l'approche des hommes, mais comme si elle était docile, s’éloigna lentement des bébés et s’en alla sans prêter attention à la cohue des bergers. 
8. Alors il y avait non loin de là un endroit sacré, recouvert d’un bois épais, et d'une roche creuse de laquelle jaillissaient des sources; on disait que ce bois était consacré à Pan, et il y avait là un autel de ce dieu. C’est à cet endroit que la louve vint se cacher. Ce bois n’existe plus, mais la caverne où coulent les sources est encore présente, construite sur le côté du Palatin sur la route qui mène au cirque, et tout près il y a une enceinte sacrée dans laquelle se trouve une statue commémorant l’événement; elle représente une louve allaitant deux enfants en bas âge, les figures sont en bronze et d’exécution ancienne. On dit que cette endroit est un sanctuaire des Arcadiens qui autrefois y habitèrent avec Evandre. 
9. Dès que la bête s’en fut allée, les bergers prirent les bébés, et croyant que le dieu désirait qu’ils soient sauvés, ils les emportèrent. Il y avait parmi eux le garde des porcheries royales, dont le nom était Faustulus, un homme bon, qui s’était trouvé en ville pour quelques affaires nécessaires au moment où le viol d’Ilia et son accouchement furent rendus publics. Et ensuite, quand les bébés furent emportés au fleuve, par un hasard providentiel il avait pris la même route vers le Palatin et il rencontra ceux qui les transportaient. Cet homme, sans laisser absolument rien voir aux autres de ce qu’il savait sur l'affaire, demanda que les bébés lui fussent confiés, et après les avoir reçus d’un consentement général, il les porta chez lui à son épouse. 
10. Et constatant qu'elle venait de donner naissance à un enfant et qu’elle s'affligeait parce qu'il était mort-né, il la consola et lui donna ces enfants pour le remplacer, lui racontant chaque circonstance de leur fortune depuis le début. Et quand ils furent devenus grands il donna à l’un le nom de Romulus et à l'autre celui de Remus. Quand ils arrivèrent à l’âge d’hommes, par la noblesse de leur aspect et par la hauteur de l'esprit , ils ne se conduisirent pas tous les deux comme des porchers ni comme des bouviers, mais tels qu’on pourrait s'attendre d’enfants issus de sang royal et considérés comme descendants des dieux; et c’est en tant que tels qu’ils sont encore célébrés par le Romains dans les hymnes de leur pays. 
11. Mais leur vie était celle de bouviers, et ils vivaient de leur seul travail, généralement sur les montagnes dans des huttes qu'ils construisaient dont les toits et tout le reste étaient faits de bois et de roseaux. Une de celles-ci, appelée la hutte de Romulus, existait encore de mon temps sur le flanc du Palatin qui fait face au cirque, et elle est gardée comme une chose sacrée par ceux qui ont la charge de ces choses; ils n'ajoutent rien pour la rendre  plus majestueuse, mais si une partie de celle-ci est endommagée par des orages ou par la faute du temps, ils réparent les dommages et reconstituent la hutte pour lui redonner autant que possible son aspect ancien.
12. Quand Romulus et Remus eurent environ dix-huit ans, ils y eut un conflit au sujet du pâturage avec les bouviers de Numitor, dont les troupeaux paissaient sur l’Aventin, situé en face du Palatin. Ils s’accusent fréquemment les uns les autres de faire paître leurs bêtes sur des prés qui ne leur appartenaient pas ou de monopoliser ceux qui appartenaient à tous les deux en commun, ou de n’importe quoi d’autre. En se disputant ils en arrivaient parfois aux coups et puis aux armes. 
13. Finalement les gens de Numitor, ayant reçu beaucoup de blessures de la part des jeunes gens, ayant perdu une partie des leurs et étant enfin chassés de force de leur territoire au cours de leur dispute, conçurent un stratagème contre eux. Ils dressent un embuscade dans la partie cachée du ravin et après s’être concertés sur le moment de l'attaque avec ceux devaient surprendre les jeunes gens, le reste de la bande attaqua les étables des jeunes gens durant la nuit. Cela se produisit sans la présence de Romulus : il était parti, ainsi que les chefs du village, dans à un endroit appelé Caenina pour offrir des sacrifices pour la communauté selon la coutume du pays. 
14. Mais Remus, informé de l'attaque de l'ennemi, s’arma à la hâte et avec quelques uns des villageois qui s'étaient déjà réunis sortit pour s'opposer à eux. Mais ceux-ci, au lieu de l'attendre, se retirèrent, pour l’amener à l'endroit où ils avaient l'intention de faire volte-face et de l'attaquer à leur avantage. Remus, ignorant leur stratagème, les poursuivit sur une longue distance, jusqu'à ce qu'il dépasse l'endroit où était dressée l'embuscade; sur quoi ces hommes se relevèrent et en même temps les autres qui étaient en fuite firent volte-face. Et l'entourage de Remus et de ses hommes, accablés de pierres furent fait prisonniers; ils avaient reçu l’ordre de leurs maîtres de leur amener les jeunes gens vivants. Ainsi Remus fut capturé et emmené