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Albert Camus

Celui-là aura connu tour à tour ses heures de gloire, de déni voire de démontage systématique mais il demeure … plus et sans doute mieux que ses contemporains. Pas très bonne littérature au point même qu'on eut parfois tendance à lui supposer usurpé son Nobel ; philosophe à l'usage des classes Terminales comme s'il n'avait jamais été que la doublure un peu niaise de Sartre tout juste suffisante à introduire à la pensée du grand Maître. Et je n'évoque pas même le procès en sorcellerie qu'on lui intenta sur ses prises de position évidemment troubles parce que troublée sur l'Algérie.

On en reparla à l'occasion du centenaire de sa naissance mais il n'avait jamais quitté ni les rayons de nos bibliothèques ni nos mémoires. Etudiant j'avais adoré la Peste plus encore que l’Étranger … j'avoue aujourd'hui être plus ému par ses Carnets où je déniche ici et là des perles qui me ravissent ou des aphorismes qui m'étonnent.

Qu'il appartînt à la mouvance existentialiste fait peu de doute même si je suis à peu près convaincu qu'il détesta qu'on le rangeât ainsi dans de telles cases d'où vraisemblablement il ne fit que rêver de s'échapper. Qu'il eût plus la trempe littéraire que philosophique est heureusement vrai : Sartre, assurément était un philosophe - et se voulut tel - dans la lignée des grands et non précisément de ces professeurs de philosophie que décrit Camus dans ses Carnets ; à hauteur d'un Heidegger à coup sûr ; d'un Hegel vraisemblablement. Il le paya cher : sa philosophie pour brillante qu'elle fût demeurait illisible - à de rares exceptions près ; l'existentialisme est un humanisme est cette exception - et sa littérature est fréquemment balourde - à une exception près ; Les mots sont cette exception bien sûr.

Les prétentions de Camus erraient ailleurs et c'est tant mieux. Comment s'étonner alors que leurs relations fussent complexes et se fussent éteintes en une brouille mémorable que Sartre sut heureusement - et brillamment - dépasser après la mort accidentelle de Camus.

Alors … en passant :

La philosophie est la forme contemporaine de l'impudeur p 155

De gauche à droite : Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Michel Leiris et Jean Aubier (assis). Jacques Lacan (flou), Cécile Eluard, Pierre Reverdy, Louise Leiris, Pablo Picasso, Zanie de Campan, Valentine Hugo, Simone de Beauvoir (debout). Photo par Bassaï, 1944

Je puis comprendre le dédain d'un P Valéry pour la philosophie - Je lis mal et avec ennui les philosophes, qui sont trop longs et dont la langue m'est antipathique.- quoique les aphorismes qui constituent Tel Quel ou les Variétés pour brillants et séducteurs qu'ils soient demeurent trop souvent hermétiques pour qu'il n'y ait pas ici visée un peu torve à ce qu'on s'attarde sur ce qui est révélé. Je peux comprendre cette inclinaison pour une poésie à la Mallarmé et ce souci, presque scientifique, d'une langue à la fois juste et construisant son objet ; je puis surtout admettre, sans effort ni concession aucune, qu'on puisse trouver ailleurs et mieux que dans la philosophie ce que d'autres y trouvent ou chérissent.

Mais d'où cette impudeur ?

Je n'ignore pas que la pudicitia occupe une place centrale dans la culture romaine et ne concerne pas seulement les femmes ni d'ailleurs les seules choses sexuelles ; ni évidemment qu'on la retrouve chez les chrétiens (cf Tertullien ) ; pour autant se peut-il être impudeur, donc débordement, outre-passement des limites en matière de connaissance ? Il doit bien y avoir chez quelque psychanalyste un discours suspectant que le désir de savoir équivalût à celui de voir ça ! à percer le mystère sexuel. Ce n'est effectivement pas difficile à trouver. Percer le mystère ; dévoiler - qui est après tout la signification de ἀλήθεια - l'interprétation est tentante ; intéressante surtout parce qu'elle laisse entendre que le chemin de la connaissance débouche invariablement sur une transgression ; comme s'il n'était pas d'effort sans débordement et que l'homme fût nécessairement coincé entre la tentation de la démesure et celle de l'impudeur.

Que l'effort à penser juste, que l'amour immodéré des idées ; que la tension qui conduit à aller jusqu'au bout de ce que les mots parfois traduisent, que la prédilection à consacrer l'abstrait plutôt que l'enchaînement souvent étouffant de l'action ; oui, que tout ceci trahisse plus sur soi que l'on aimerait et que se cache nécessairement derrière le désir de penser quelque névrose croustillante susceptible de nourrir tout psychanalyste digne de ce nom, je ne saurais en douter.

Il y a quelque part une vérité, une vérité qui ne se sait pas et c’est celle qui s’articule au niveau de l’inconscient. C’est là que nous devons trouver la vérité sur le savoir ». Lacan (leçon du 7 mai 1969 du séminaire D’un Autre à l’autre)

L'abstraction, l'universel à quoi tend toute réflexion philosophique ; l'étude en général de toute question, nécessairement désincarnée, traitant de notre rapport au monde - qui fait le fond de toute démarche philosophique - ne seraient donc que le cache-sexe convénient rendant présentable désir bien plus inavouable ? Ne seraient ainsi que subterfuges pas même habiles de pulsions exhibitionnistes ? Je veux bien le penser ; je ne puis l'admettre.

Demeure le risque de débordement ! Aller au delà et courir le risque de vouloir percer le mystère qu'il ne fallait surtout pas déceler ? Mais ne s'agissait-il pas de révéler les choses cachées depuis la fondations du monde ?

Bien sûr aux moments où il fallait tout reconstruire et où les bases même de la décence et de la culture avaient été sapées par la bête immonde, il y avait peut-être quelque indécence à penser plutôt qu'agir, à scruter les si discrètes inclinaisons de son âme plutôt qu'offrir à l'autre la puissance de son geste. Pourtant, il n'est pas d'acte qui vaille qui ne soit fondé, guidé et justifié par une pensée préalable. Bien sûr, aux moments où nos sociétés croulent sous les menaces à la fois endémiques et systémiques, sous leur incapacité à se perpétuer sans détruire à la fois toute relation sociale à l'intérieur ; et le monde, à l'extérieur, bien sûr vaudrait-il mieux retrousser ses manches et préparer les conditions de notre survie. Égoïsme peut-être ; indécence, non ! impudeur, je ne vois pas.

A avoir vu le monde glisser avec une joie presque morbide, perverse en tout cas, dans une absence de pensée qui se voulait pragmatique et être éloge de l'efficacité, je conserve la certitude que jamais notre histoire ne souffrit d'un trop de pensée ; d'une débauche de philosophie mais bien plutôt, au contraire, d'une carence grave qui d'anémie s'achève lentement en paralysie.

A moins que … cette impudeur ne soit l'affirmation renouvelée de l'individu sur le collectif …

Mais alors cette impudeur est hautement souhaitable.

Autre façon de dire que le révolté toujours paraît vulgaire aux oreilles du conformiste.

 

Les passions collectives prennent le pas sur les passions individuelles. Les hommes ne savent plus aimer. Ce qui les intéresse aujourd'hui, c'est la condition humaine et non plus les destins individuels ibid

Rien sans doute ne porte mieux la marque de son époque que cette note-ci, qui date de 1945. La guerre l'impose toujours et celle-ci tout particulièrement vu l'ennemi monstrueux qu'il fallut abattre même si l'on n'en prit conscience qu'après coup. (Voir ce qu'en dit Blum ). La guerre c'est toujours l'intrusion obscène du collectif dans l'individuel ; de l'universel dans le particulier et je ne sache pas de cas qui ne fît souffrir.

Il n'y va jamais autrement quand l'infini pénètre le fini : rien, une fois bousculé, ne retrouvera plus jamais son état antérieur. Mais ici c'est tout l'inverse. Certes, une fois la rencontre parachevée, Moïse détourne l'histoire, emmène son peuple en même temps qu'il le forge et lui offre à la fois un destin et une histoire. Bien sûr une fois la crucifixion consommée, les uns endurent un exil presque à jamais inachevé et les autres portent leur culpabilité en sautoir comme hideux colifichet. Toute l'histoire de l'Occident sourd de cette intrusion-ci. Mais ce qu’interpella l'Universel alors c'était bien le destin individuel ; l'engagement intime - celui qui parvient à éclore, parfois, besogneusement ou presque par miracle, ou par inadvertance comme pour mieux vous surprendre et saisir, dans la prière, la méditation ou simplement le silence.

En 45, mais ceci se pouvait-il autrement en cette Europe totalement détruite et déprimée de tant d'horreurs commises qu'elle ne sut éviter mais que surtout elle laissa féconder en son sein ? Ce fut l'époque des grands rêves collectifs : de ce communisme soviétique dont il était trop tôt ou trop tard pour dénoncer les aspects monstrueux ; du projet européen ou même seulement républicain ; l'époque des grands engagements politiques ou syndicaux - celle aussi de la constitution ou reconstruction de grands Etats forts et interventionnistes dont de Gaulle et sa constitution sont évidemment les exemples typiques ; ces moments dont je crois avoir encore vécu les derniers soubresauts où l'on n'imaginait pas pouvoir inventer l'avenir et la modernité autrement que collectivement - par la politique ou la lutte syndicale. Tout ceci s'épuisera, lentement, insidieusement, avec l'aisance lentement acquise : je crois bien qu'en 68, la France en connut l'ultime prurit. Les crises successives, les grandes peurs achèveront le repli sur soi. Ce sera alors le temps de la grande méprise libérale dont nous ne sommes pas sortis encore.

Pourtant l'existentialisme à la française - au contraire de celui d'Heidegger - était en réalité, sous couvert de cette condition humaine tant relevée, une incitation à affirmer et consolider sa propre liberté : Ainsi, n'avons-nous ni derrière nous ni devant nous dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre (Sartre). En réalité la mode existentialiste dura peu : s'il est vrai que durant les années 50 on était existentialiste ou pas et que le seul débat finalement était entre un existentialisme athée ou chrétien (G Marcel), très vite la question se déplaça du côté à la fois du marxisme et du structuralisme. La soif de liberté quasi inextinguible après les années noires de l'Occupation avait cédé devant les sirènes d'un scientisme parfois étroit ou l'on en oublia presque les fondamentaux : je ne parviens ni à oublier ni à pardonner d'ailleurs - une faiblesse ? - le marxisme anti-humanisme théorique d'Althusser. C'était jouer avec le feu : on s'y brûla. On n'avait vu, de l'existentialisme que son aspect le plus futile : je ne sache pas que la philosophie se prêtât jamais comme là, ni sans lourds malentendus, à de telles engouements mondains !

L'affaire passa ; la faune changea mais si l'on retrouvera Sartre plus tard c'est en pathétique militant contrefaisant sottement sa révolution culturelle en distribuant en bon maoïste un journal improbable d'une officine improbable.

Le temps de la pensée était passé s'il s'attarda jamais. Celui du collectif allait lui aussi s'épuiser.

Nous revoici une cinquantaine d'années plus tard, sans plus d'idéologie capable de dominer, face à nos peurs et aux périls climatiques, prêts à nous calfeutrer honteusement, bien plus qu'à nous battre, derrière les odieuses sirènes des tyrannies modernes et des fascismes à peine ripolinés.

Que de contresens jamais évités ! Camus peut-il nous aider à les repérer ? Peut-être ! A les penser ? Voire !

Ce qui compte chez cet homme qui demeure vivant dans ses lignes c'est ce qu'ici et là il nomme esthétique de la révolte. Car il n'est pas de liberté sans cette révolte qui récuse tout assujettissement chez l'autre comme en soi. Lui savait trop combien l'homme n'éclot jamais que de cet entêtement à se construire, à vouloir être pour tolérer jamais qu'on y fasse obstacle. Il a beau trouver l'humanisme un peu court philosophiquement ; il sait bien qu'il n'est rien au-dessus ! rien de supportable en tout cas.

 

 

 

 

on regardera avec amusement ces deux vidéos datant pour la première de 1951 et la seconde de 1965