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Figures de la pesanteur II
la vulgarité

Les fils de la toile d'araignée où nous sommes tous pris sont bien minces: ce dimanche de mai, Michel-Charles faillit perdre, ou se voir épargner, les quarante-quatre ans qui lui restaient à vivre. En même temps, ses trois enfants, et leurs descendants, dont je suis, coururent de fort près la chance qui consiste à ne pas être. Quand je pense qu'une bielle défectueuse (on avait, assure-t-on, commandé en Angleterre une pièce de rechange, restée en souffrance à la douane) a risqué d'anéantir ces virtualités, quand je constate par ailleurs le peu qui reste de la plupart des vies actualisées et vécues, j'ai du mal à attacher beaucoup d'importance à ces carambolages du hasard. L'image qui surnage pour moi de ce désastre du temps de Louis-Philippe n'en est pas moins celle d'un garçon de vingt ans fonçant la tête la première à travers une brèche, aveugle et sanglant comme au jour de sa naissance, portant dans ses couilles sa lignée.
Yourcenar, Archives du Nord

Dans un spectacle déjà bien ancien, répondant au reproche qu'on lui opposait de sa vulgarité supposée, Guy Bedos rétorqua que Guy Lux, même quand il disait Bonsoir, était déjà vulgaire. J'ai toujours lié ceci à ce passage d'Archives du Nord où Yourcenard retrace l'accident de train du 8 mai 1842 à Meudon sur la ligne Versailles RG qui vit la mort de nombreuses personnes (Dumont d'Urville notamment) et dont réchappa son aïeul. Ici, l'écrivain utilise le mot couilles sans offenser jamais ni la distinction ni la bienséance.

Alors quoi ? Il en irait ainsi de la dignité comme de la moralité : ce serait l'intention qui ferait tout ?

On remarquera que s'agissant de l'humour autant que du comportement, la vulgarité est souvent synonyme de balourd, de pesant mais on n'a rien dit quand on a simplement rappelé que le vulgaire est ce qui concerne la foule, l'ordinaire donc, le rustre, le commun.

J'aime assez la vulgarité pour ce qu'elle en dit presque plus sur celui qui la dénonce que sur celui qui en serait le prosélyte. C'est que la vulgarité est toujours celle de l'autre, de la classe sinon basse en tout cas inférieure à la sienne ; elle est celle de la plèbe que l'on méprise mais parfois, rarement, c'est aussi celle de la bourgeoisie quand l'esthète, l'intellectuel se pique de mener quelque critique sociale ; du philosophe quand il se prostre dans l'insupportable mépris à se croire seul capable de penser. Eh quoi ? le snobisme serait-il moins vulgaire qui toujours usurpe une hauteur qui n'est pas sienne ? Mais qui en même temps dessine des figures comme celle de Proust ?

Je n'ignore rien de ce mépris ; rien non plus de ce que l'esthète en peut contrefaire pour signifier ce qui s'impose à son esprit. J'ignore encore moins le couperet qu'elle constitue qui autorise de disqualifier l'autre avec toutes les apparences du bon droit. Oui, bien sûr, même si la chose est délicate qui peut échouer à chaque instant, on peut se jouer de la vulgarité et il ne saurait sans doute être d'art sans transgression plus ou moins consciente des lignes parce qu'il n'est pas pire empesage que le conformisme.

Je ne parviens pourtant pas à oublier combien nous manque le mot qui qualifierait au plus juste l'insistance importune, l'humour raté ou banal d'une blague ne faisant pas même sourire, l'abord de l'autre qui se prétend séducteur … : balourd ; empoté ; rustaud … autant de termes qui disent la pesanteur car nous n'en avons pas d'autres.

Lointaine réminiscence du vous avez été pesé dans la balance et l'on vous a trouvé trop léger Daniel 5,27 ? Oui bien sûr ! Parménide n'avait pas hésité à trouver toutes les qualités à la légèreté quand pourtant ά ξ ι ο ς - valeur - dit le poids. Une lointaine aïeule me racontait bien ces histoires d'âmes assez légères pour rejoindre la lumière des cieux quand d'autres, trop lourdes, demeuraient enchaînées à la noirceur de la matière - des histoires qui eussent fait frémir Newton mais pas forcément Aristote. Est-ce d'avoir tenté de l'imaginer ou d'être seulement empêtré comme tant d'autres, je le suppose, toujours est-il que je ne sais affronter sans effroi ce qui entraîne vers le bas où je devine toutes les agonies de l'enfer, et me sens irrésistiblement entraîné, comme aspiré, ailleurs dans ces lumières où la gravité n'eût aucun règne.

Serait-il effectivement vrai que le mal fût nécessaire ne serait ce que pour chanter la gloire du bien et qu'aussi le pesanteur s'impôsât à nous ne serait ce que pour nous éviter d'être trop vite appelés par la grâce ; mais qu'ainsi le prix fût à jamais trop lourd à payer qui nous entraînerait trop loin, trop haut que dût invariablement entâcher la pesanteur pour que seulement la vie se prolongeât un tout petit peu plus ?

Je devine de mieux en mieux ce que pouvait signifier l'impossibilité de regarder l'Etre en face : c'est bien l'absolu qui nous demeure hors de portée. Vivre n'est peut-être qu'une excursion - tellement provisoire : au risque, pour qui s'y attarde et y prendrait trop vite goût, de cette vulgarité d'ostentiblement se réjouir de sa jouissance même.

La vulgarité ce n'est sans doute pas l'autre … mais soi dans cet entêtement à s'attarder.

N'est sans doute jamais l'autre mais la brutale noirceur de l'objet.