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Histoire de grenouilles

A lire la presse à la suite du remaniement, deux textes me viennent en mémoire qui m'àmènent loin de Jupiter … plutôt du côté d'un aimable batracien.

Une Grenouille vit un Boeuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour égaler l'animal en grosseur,
Disant : "Regardez bien, ma soeur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ?
- Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ?
- Vous n'en approchez point. "La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.
La Fontaine

Cette fable de La Fontaine, bien sûr, qui n'est autre qu'une variation autour de l'hybris : qui se prend pour ce qu'il n'est pas et se gonfle de sa propre importance finit par éclater.

Il faut dire que ces presque deux semaines d'attente pour un remaniement finalement pas si inédit que cela, en tout cas pas si spectaculaire qu'attendu par certains, espéré par d'autres donnaient presque envie de soupirer : tout ça pour ça ? `

Certains, c'est le cas de l'éditorial non signé du Monde y voient un retour au classicisme : fins rééquilibrages entre techniciens et politiques, place plus grande accordée aux centristes … mais surtout pas un changement de politique. D'autres soulignent l'habileté d'un président qui dans son intervention inopinée à la fois maintient le cap et donc se place au dessus de la mêlée des grenouillages politiciens et reconnaît, si légèrement que ce soit, quelques petites erreurs - celles notamment de ses interventions qui ne relèveraient que du franc-parler et en rien ni du mépris ni de l'arrogance.

Au fond rien que de très neuf sinon cet appel à l'unité de la Nation et le rappel aux menaces d'un monde en train de se refermer sur lui-même supposé permettre au président de reprendre cette hauteur qui lui avait manqué.

On est très loin des habiletés jupitériennes des premiers temps même si ce long délai d'attente avait pu laisser accroire que lui seul s'occupait des choses importantes quand le petit monde médiatique et politique s'agitait pour rien autour d'un non-événement. On a même pu entendre un psychanalyste pérorer sur la fonction christique revêtue par Macron - ce Dieu fait homme réunissant en le même personnage la toute-puissance créatrice et la fragilité humaine. Comme si Macron était le parachèvement absolu du christianisme - ce qui, à son ton prêchi prêcha près, est quand même loin d'être le cas !

Frappé par toutes ces interprétations, jusqu'à la justification de la lenteur - on l'a vu. Comment oublier ce que Arendt disait du péché mignon des intellectuels, de leur propension à tout vouloir justifier par des théories toutes prêtes et souvent si alambiquées : « Il est dans la nature des choses que les hommes développent une théorie et à propos de tout (…) Ces intellectuels ont été piégés par leurs propres théories. »

Ne jamais l'oublier : ce qui est visible ici, au tout petit niveau de la chronique politique, l'est plus encore pour tous ceux qui font profession de penser ; et plus encore, d'éclairer les autres. Attention danger : celui de la présomption, mais il est tellement évident. Celui de l'intolérance qui surgit dès lors que l'on oublie que l'on peut toujours se tromper. Celui de l'égarement, brut, brutal parfois qui ne parvient même plus à s'éclairer de la raison tant cette dernière tourne à vide arc boutée sur ses propres sophismes.

Car quoi ? qu'en est-il de ce petit monsieur, parvenu aux faîtes du pouvoir, avec pas mal d'habiletés mais passablement de chances aussi ? Le voici contraint de jouer un rôle trop grand pour lui, de revêtir un costume manifestement pas taillé pour lui. Voici le piège du présidentialisme à la française : le parlementaire pour fier qu'il soit d'avoir été choisi par les siens ne peut oublier ni qu'il le fut par sa circonscription seulement ni qu'il sera impuissant à agir s'il le fait seul. Mais le Président comment pourrait-il ne pas sombrer dans l'ὕϐρις, lui si jeune, si enivré de sa propre puissance ? Et le voici proclamer savoir les doutes et mêmes les colères de chacun mais savoir surtout le chemin à prendre ! et se faire donateur de sens en proclamant qu'après la période des Trente Glorieuses où la politique était devenue comme une sorte d'annexe de la consommation, était venu le temps des grands bouleversements que lui saurait accompagner. En face de quoi quels actes sinon ceux convenus des sirènes du libéralisme …

Mais dois-je l'avouer je songe aussi à cette autre histoire de batracien telle qu'elle fut racontée par les frères Grimm : celle de cette princesse qui se fait aider par une grenouille pour récupérer la balle qu'elle avait par inadvertance jetée dans un puits ; de cette princesse qui promet d'accueillir l'animal en échange mais tente de s'y soustraire sitôt la balle récupérée. C'est que la bestiole est peu ragoutante. Et la princesse de jeter le batracien contre le mur mais, surprise, au lieu de mourir l'animal se transforme en un beau prince qu'une méchante sorcière avait transformé en grenouille.

La leçon à tirer est simple : elle tient dans l'obligation rappelée incessamment à la princesse de tenir sa promesse. Elle tient aussi dans ce sot entêtement qui est nôtre de toujours espérer quelque miracle sous l'ordinaire. Las ! celui-ci, bellâtre comme un prince sait l'être, n'est peut-être qu'un batracien gonflé de sa propre importance.

Un jour se paiera cette funeste propension des politiques à tenir langage à cent coudées de leurs actes, cette criminelle naïveté de croire que nul ne s'en rende compte.

 

 

On regardera avec intérêt ce gros plan de l'intervention : tout au long le geste est resté rare. Le visage bouge très peu, les yeux oscillent entre un regard droit plein caméra et baissé sur les pages ; quant aux mains, de la même manière, alternativement elles se joignent moins pour fixer un cap que pour contrefaire le geste apaisé de la prière, puis s'écartent pour tenir les deux bouts du texte papier qu'on observe raturé plus qu'anecdotiquement. C'est son texte, en tout cas un texte pleinement réapproprié. Il ne sera pas dit que Jupiter soit le porte-parole d'Hermès !

Voici quand même beaucoup de mise en scène pour un non-événement ! On comprend bien que le président ne veuille pas changer de cap politique si peu de temps après son élection ; le voudrait-il au reste qu'il ne le pourrait pas. On devine bien qu'il désire reprendre la main après une fin de printemps catastrophique et pas seulement à cause de l'affaire Benalla et de la manière pitoyable dont elle fut gérée. On suppose sans difficulté que le double départ de Hulot - héraut le l'écologie à la fois people, populaire et hypermédiatique - et du transfuge socialiste pouvait indisposer d'autant qu'il succède au départ forcé, il y a un an, de Bayrou et de l'insistance de plus en plus clairement annoncée du Modem à prendre une place plus visible.

Comment dire, à la fois, que rien ne s'est passé, qu'on n'est responsable de rien, qu'on ne change rien, mais qu'on comprend tout et qu'on assume, sinon par ce jésuitique subterfuge de la statue du Commandeur !

Le Point s'amuse à le considérer d'abord teigneux, puis à relayer les bruissements sur ce président qui aurait pris cher - entendre serait à la fois épuisé, amaigri - en même temps que son entourage, épuisé par les cadences infernales, serait souvent écartelé entre risques de burn-out et éclatement des cellules familiales. Que l'exercice du pouvoir soit exigeant, on le savait ; que cette hyper-présidentialisation amplifie encore le processus au point de le rendre exorbitant, on le devine aisément. D'où ce grand risque à laisser courir l'illusion d'un pouvoir jupitérien : celui-ci, moins que tout autre, peut se permettre de laisser paraître un quelconque coup de mou, vague à l'âme … ou instant de faiblesse. Il vaut la peine d'écouter ce que Hollande en peut dire : hors des considérations politiques ou de l'estime qu'on porte ou non au personnage, il y a ici une expérience plutôt clairvoyante de cette fonction qui ne peut être normale, qui, à plus d'un égard, est monstrueuse. On peut toujours se flatter de l'efficacité de ces institutions ; on peut aussi se demander, je l'ai fait plusieurs fois déjà, si c'est être encore en République que de confier à un seul, sans réel contre-pouvoirs la totalité du destin de la Nation. On peut, c'est ici le versant individuel de la question, se demander si un individu, normalement constitué, peut longtemps résister aux monstrueuses exigences d'une telle charge. Le pouvoir rend fou, le pouvoir absolu rend absolument fou - on répète souvent la formule ; je lui préfère celle de Balzac :

« Tout pouvoir est une conspiration permanente »

Les anciens étaient bien sages qui ne confiaient le pouvoir que pour des temps très limités et jamais sans contrôle ou limitation.

Celui-là, lors de ses sorties, se met à toucher l'un et l'autre comme les monarques d'antan les écrouelles.

Non décidément toutes grenouilles ne cachent pas des princes … Et les princes, souvent, sont de bien étonnantes bestioles.