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Mise en scène, représentation et discours

Cet article dans le Libé des historiennes de cette semaine - n°piloté par des historiens invités plutôt que par des journalistes comme il se fait de temps à autre. Article où l'on s'interroge et tente de donner un sens à cet événement qui tarde et occupe pourtant toute la presse bruissante de son impatiente attente : le remplacement de Collomb comme simple anecdote ou au contraire gigantesque remaniement ministériel.

M'intéresse en réalité cette photo prise lors de la visite de Macron à un incubateur de start-up. Plutôt réussie - je ne m'étonne pas que la rédaction la retînt - elle suggère l'essentiel de nos phantasmes sur le pouvoir. Superbe contre-plongée qui exhausse plus encore que nécessaire le Prince dont on veut illustrer la totipotence que l'on compensera délicatement par un flou du visage offert presque par inadvertance en opposition avec ces deux mains qui envahissemt tout l'espace.

Je crains bien que nous ne soyons jamais sortis véritablement d'une approche théocratique du pouvoir : ces deux mains qui se rejoignent comme pour mieux saisir le globe invisible de nos attentes, du monde ou de ses vanités, ces doigts surtout qui s'écartent juste ce qu'il faut pour ne rien laisser glisser qui manquerait de lui échapper. Ces mains-ci tiennent bien plusde l'avaricieuse gourmandise de Scrooge que du doigt créateur de Michel Ange. A la fois nous attendons tout de nos édiles et nous les représentons comme d'infinis démiurges qui sussent et pussent tout ou presque - remémorons-nous les délires de l'an passé sur le pouvoir jupitérien - et d'un même tenant les détestons-nous pour leur reprocher sinon d'être suffisants ou vaniteux en tout cas d' inutiles baudruches.

Revient dans le discours des journalistes - qui sans doute la découvren t- et dans le verbe de Collomb - grenouille voulant se faire plus sage que le bœuf macronien - la vieille crainte grecque de l'ὕϐρις. Délicieuse mégalomanie du politique qui fait école quand elle réussit - que n'a-t-on dit de de Gaulle ? - qui prête au ridicule quand - c'est le plus fréquent - quand elle s'échoue sur les récifs de la banalité. Celui-ci aura eu tout pour lui : opportunités insolentes, échecs ou désaveux igniminieux de ses adversaires ; son âge et l'illusion conjointe qu'à cause de ceci il eût quelque chose de nouveau à apporter ; jusqu'à ses ambivalences - ni droite, ni gauche ; un homme jeune marié à une sexagénaire ; un homme d'action mais pétri de philosophie. Et pourtant, comme tout le monde, comme tous, un an plus tard, le retour brutal au réel - ou la brutalité du réel. Les mots taient trompeurs : c'étaient ceux boursouflés des managers imbus de leurs performances hyperboliques. Sa flexibilité n'était que le paravent de la régression ; son État start-up qu'une mal-aimable galéjade. Et cette assurance qui pouvait si aisément trancher avec les hésitations de son prédécesseur se révèle pour ce qu'elle est une insupportable suffisance.

Cet autre article ne dit pas autre chose ! mais se trompe de cible ! il est tellement facile de s'en prendre à l'homme. Non que celui-ci me fût soudainement devenu si sympathique que je m'entichasse de le défendre : c'est bien plutôt la chose elle-même qui vire invariablement au cauchemar. J'aimerais tant comprendre pourquoi, comment, un peuple pourtant rompu depuis longtemps aux arcanes de la démocratie puisse encre se laisser prendre au piège et réenclencher à période régulière la machine à espérance. Lire ceci à la mode Caillois ou à la mode Girard ? Y voir une des fonctions exutoires de la cité se faisant fête à elle-même ? ou un de ces chemins de traverse que sait emprunter le sacré quand il s'aventure à avancer masqué !

Comment en tout cas se laisser encore prendre à ce jeu, à cette mise en scène de la lenteur ? Voyons, c'est là grand orgueil que d'imaginer jamais pouvoir maîtriser le flux dont seul Héraclite sut jamais qu'il était l'expression même de l'inexprimable. S'il fallait faire mise de lenteur pour s'accoutrer de profondeur ne serait ce point chant ultime de l'impuissance ? Au moment où les scientifiques annoncent que tout est - presque - perdu celui-ci prend son temps pour d'aussi insignifiantes rodomontades ?

 

Remaniement : l’attente, un instant clé du temps politique

Libération du 10 octobre 2018

Ce remaniement ministériel tarde, certains s’en réjouissent, d’autres y voient une faiblesse du pouvoir, d’autres encore s’en inquiètent ; pourtant l’événement aura lieu ; il y aura un nouveau ministre de l’Intérieur, «il y aura des entrants et des sortants», disait-on dans la cour de l’Elysée pendant le Conseil des ministres. Cet événement va venir et en attendant sa survenue, le temps est dit «suspendu». De même qu’au Cameroun les résultats de la présidentielle ne tombent pas, les noms des futur·es ministres ne sont pas déclarés. Ces moments de suspension, les historien·nes les ont longtemps négligés, donnant une représentation de l’histoire comme une succession continue d’événements, une suite de points qui font ligne, créant l’illusion que tout s’enchaîne. Mais ce que ce moment politique met en évidence, c’est précisément que ça ne se passe jamais comme ça. L’histoire est pleine d’attentes. On ne cesse d’attendre l’événement.

Brouillons. Bien sûr, il y a ces événements attendus avec inquiétude, comme l’arrivée du cyclone sur les côtes américaines dans quelques heures ; avec habitude, comme le sommet de la francophonie à Erevan ce jeudi. Bien sûr, il y a ceux probables, comme l’élection du candidat populiste et nostalgique de la dictature à la présidence du Brésil. Mais ce dont il est question ici, c’est une attente d’une nature tout autre, celle d’un événement certain, qui est précédé d’un temps mort plus ou moins long. Et l’intérêt n’est plus seulement cette actualité de ce remaniement d’octobre, mais bien la manière dont on appréhende après coup ces entre-temps qui, à y regarder de plus près, constituent en durée l’essentiel du temps historique.

Que fait l’historien·ne de cette autre histoire politique ? Quelles sont les archives dont on dispose pour la documenter ? Avouons-le, nous sommes très dépourvu·es. Il n’y a pas si longtemps qu’on s’intéresse aux brouillons de l’histoire. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle certains ont passé le pas. Des historien·nes se sont ainsi, ces dernières années, mis à travailler sur des événements qui n’avaient pas eu lieu, qui n’étaient pas arrivés. Cette histoire dite contrefactuelle est très féconde car non seulement elle permet d’éclairer paradoxalement ce qui s’est réellement passé, mais elle prend en compte cet entre-temps. Si en effet on commence à imaginer un événement qui n’est pas advenu, on se retrouve dans l’obligation de penser évidemment sa mémoire, mais aussi le temps qui l’a précédé, une temporalité très fine qui le plus souvent fini dans les oubliettes.

Infimes traces. Ce temps qui ne s’inscrit pas, on peut donc imaginer en faire l’histoire pour de vrai ; ce n’est pas une hérésie. Bien au contraire, elle contribue à ce qui est l’une des vocations de l’histoire, sonder les imaginaires sociaux, en mobilisant d’infimes traces. Il est des lieux qui renseignent ces entre-temps, les archives conservent quelques rares notes, mais pour le reste il faut s’en remettre aux témoins particuliers que sont les écrivain·es. Ce sont eux qui ont permis d’écrire une histoire de l’ennui, ce sont encore sur les mêmes qu’il faut compter pour nourrir l’histoire des entre-temps. Il ne s’agit plus seulement d’imaginer un événement qui ne s’est pas passé mais d’imaginer que l’événement ne se passe pas du tout. Passer par l’effacement pour progressivement reconstituer le moindre des éléments sans lesquels l’événement attendu n’existe pas.

On m’objectera que cette histoire vient contredire beaucoup des manières et des habitudes de la discipline historique. On conviendra qu’elle est sur le fil, qu’elle suggère, propose plus que démontre. Mais elle est pourtant essentielle non seulement pour l’importance quantitative des entre-temps mais aussi parce qu’elle éclaire un impensé qui est commun à tou·tes. Nous passons notre vie dans la salle des pas perdus. Et si l’histoire de la vie quotidienne a beaucoup investi les routines, les pratiques, elle n’a pas pris en compte ce temps mort qui n’est ni celui du sommeil ni celui de l’agonie, mais le moment où quelque chose se passe malgré tout.