Chronique d'un temps si lourd

Marguerite Yourcenar
Archives du Nord p 110-116

Le retour se fait à une allure ralentie; les messieurs soutiennent du bras les demoiselles, qui se disent fatiguées; on reprend en chœur une romance; on fait taire gentiment Lemarié, un peu bu, qui fredonne des gaudrioles. Coralie, qui a soif, voudrait qu'on s'arrête un instant chez un limonadier pour prendre un orgeat, mais Michel-Charles fait remarquer qu'on n'a que le temps de regagner la Gare, si l'on veut être à Paris pour souper à La Chaumière, où il a retenu une table, et voir ensuite sur la Seine les feux d'artifice.

gare Montparnasse en 1871Une atmosphère de fête foraine et d'émeute bon enfant règne à la gare de Versailles. Michel-Charles lui-même conseille d'attendre le train suivant, ce qui après tout les retardera· très peu : pour accommoder la foule des voyageurs, des convois partent maintenant toutes les dix minutes. Un train tiré par deux locomotives entre en gare; des couples bourgeois endimanchés, mais que débraillent la poussière et la chaleur précoce, des lycéens, des ouvriers en casquette, des femmes traînant des enfants et tenant des brassées de jonquilles qui, déjà, commencent àse faner, se ruent sur les hauts marchepieds. Lemarié a juste le temps de faire remarquer à ses camarades un marin très galonné qui monte dans le compartiment voisin du leur: l'amiral Dumont d'Urville, récemment rentré après mille dangers d'une exploration de l'Antarctique; une dame bien mise et n jeune garçon qui est sans doute son fils l'accompagnent. Aidées par leurs messieurs, les grisettes font l'escalade du compartiment, protégeant de leur mieux leurs volants et leurs bonnets. On s'assied ou reste debout faute de place, un peu haletant, juste au moment où les employés font claquer les portières et leur donnent un tour de clef, histoire d'empêcher les malins, qui voyagent sans billet, de fausser compagnie avant l'entrée en gare. Paul de Drionville, assis en face de Michel-Charles, s'inquiète un peu : sa mère lui a fait promettre de ne jamais monter dans un wagon de tête. Michel-Charles le rassure: on est dans le second wagon. Il ajoute qu'on va décidément très vite. Le roulis devient celui d'une barque par gros temps. Tout à coup, une série de secousses jettent les uns sur les autres les voyageurs moitié riants, moitié effrayés; un choc énorme, pareil à celui d'une lame de fond, lance les occupants à terre ou contre les parois. Un tumulte fah de métal qui grince, de boiseries qui se rompent, de vapeur qui siffle et d'eau qui bout couvre les gémissements et les cris. Michel-Charles perd connaissance.

Quand il regagne à demi conscience, c'est pour sentir qu'il étouffe et tousse dans une atmosphère de f0ur enfumé. Un peu d'air plus frais semple venir de quelque part; il ne saura jamais si c'est d'une cloison défoncée ou d'une vitre brisée. Rampant dans l'obscurité suffocante, écartant, repoussant des masses qui sont des corps, accrochant çà et là un bout d'étoffe qui se déchire, il atteint la brèche, enfonce la tête et les épaules dans l'ouverture trop étroite, se débat, tombe enfin du trou et roule sur un remblai.

Le contact et l'odeur de la terre le raniment; il constate en tâtonnant qu'il est tombé dans un vignoble. Malgré le long crépuscule de mai, il fait presque aussi noir dehors que dans le trou dont il est sorti. S'aidant de ses mains qui saignent, il se met debout sur le remblai et comprend enfin ce qu'il n'a jusque-là que vécu. La seconde locomotive s'est précipitée sur la première : les wagons entièrement construits en bois, soulevés, renversés, brisés, grimpés les uns sur les autres, ne sont plus qu'un monstrueux bûcher d'où sortent de la fumée et des cris. Quelques ombres s'agitent et courent le long des rails, échappées comme lui par miracle aux compartiments-prisons. A la lueur d'une nouvelle poussée de flammes, Michel-Charles reconnaît un certain Lalou, de Douai, ancien condisciple. Ille hèle, s'accroche à son bras, crie en désignant l'endroit d'où il vient de s'arracher:

-Il faut rentrer là-dedans ! Il ya là des gens ! Des gens qui meurent !

Les flammes jaillies de partout répondent seules à son futile appel. Une jeune femme tend les bras en hurlant à travers une vitre défoncée: un homme qui risque sa vie s'approche d'assez près pour lui saisir la main, tire; le bras se détache et tombe comme un tison ardent. Un inconnu lancé sur la voie arrache sa chaussure qui brûle, et avec elle un pied broyé qui ne tient plus que par un lambeau. Un jeune homme, moins heureux que Michel-Charles, est tombé comme lui dans le vignoble au bas du remblai, mais un échalas lui a transpercé la poitrine comme une bayonnette; il n'a que le temps de faire quelques pas et meurt en poussant un grand cri. Le feu a eu ses caprices comme la foudre: le long des rails où des sauveteurs s'affairent avec des crocs ou des gaules pour ramener à eux des restes calcinés, un jeune voyageur complètement nu, éviscéré de la gorge au bas-ventre, a dans l'orgasme de l'agonie l'aspect d'un monstrueux Priape. A l'arrière, là où le feu n'a pas tout envahi, des cantonniers ont réussi à briser des vitres ou des serrures, délivrant des gens qui s'enfuient en hurlant, laissant ce cauchemar derrière ,eux; d'autres au contraire se renfoncent dans la fumée à la recherche de leurs compagnons. Mais les wagons de tête sont perdus.

A la clarté du feu qui silhouette maintenant les moindres objets, Michel-Charles s'aperçoit que le bas de son pantalon pend en loques noirâtres; passant sa manche sur son front pour essuyer ce qu'il croit de la sueur, il découvre que son visage aussi est en sang. Quand il revient à lui, il est couché dans une salle du château de Meudon, où l'on donne les premiers soins aux blessés. L'aube éclaire les grandes vitres; c'est déjà hier qu'a eu lieu la catastrophe. Avec ménagement, on lui apprend que des quarante-huit personnes occupant les quatre compartiments de son wagon, il est l'unique survivant.

Quelqu'un, Lalou peut-être, le ramena chez lui en fiacre. Sans doute sur l'avis du docteur Récamier, qui servait depuis longtemps de conseiller à la famille, il fut décidé de ne lui laisser passer qu'en octobre les examens prévus pour juillet. Un boîtier de montre brisé et un bout de passeport servirent à dresser l'acte de décès des frères de Keytspotter, que Michel-Charles signa. Il se peut qu'il ait rendu le même service à Lemarié et à Drionville. Un bout de ruban, un manche d'ombrelle retrouvés dans ce charnier font penser aux grisettes; je leur ai vainement cherché des identités plausibles dans la liste, sans doute incomplète, des morts, et Michel-Charles n'avait peut-être connu d'elles que leurs gracieux noms de guerre. Peu à peu, les cicatrices des brûlures subies par le jeune homme s'effacèrent, mais un épi de cheveux sur son front se détacha longtemps tout blanc sur l'épaisse chevelure brune.

Près de quarante ans plus tard, il consigna pour ses enfants, dans de brefs souvenirs rédigés peu avant sa fin, le récit de ce désastre. Michel-Charles était dénué de dons d'écrivain, mais la précision et l'intensité de son récit feraient croire qu'à son insu peut-être, sous sa poitrine décorée et couverte de drap fin, au fond de ses yeux presque inscrutables, cette masse de cloisons de bois) de métal incandescent et de chair humaine continuait à brûler et à fumer. Homme du XIXe siècle, respectueux de toutes les formes de décence, Michel-Charles n'a pas indiqué par écrit que qùelques aimables fjlles s'étaient jointes à la joyeuse petite bande. Il mentionna leur présence à son fils. Il a aussi épargné à ses enfants quelques détails hideux, que je prends dans les rapports officiels.

D'autres personnes, apparentées de près aux victimes, gardèrent quelque temps au fond d'elles-mêmes Je souvenir du sinistre. L'architecte Letnarié, père de l'étudiant disparu, fit construire à l'endroit fatal une chapelle qu'il dédia à Notre-Dame-des-Flammes : il devint fou sitôt après la cérémonie de la consécration. L'édifice était, paraît-il, assez laid ; mais son beau nom fait rêver. Notre-Dame-des-Flammes : un père également pieux eût pu faire élever une chapelle à Notre Dame-des-Affligés, à Notre-Dame-de-la-Consolation, que sais-je encore? Plus courageux, cet inconnu regarde en face l'holocauste, au risque de s'y consumer lui-même. Sa Notre-Dame-des-Flammes me fait songer malgré moi à Durga ou à Kali, à la puissante Mère hindoue dont tout sort et en qui tout s'abîme, et qui danse sur le monde, annulant les formes. Mais la pensée chrétienne est d'essence différente: « 0 tendre Marie, défends-nous des flammes de la terre! Préserve-nous surtout des flammes de l'éternité! », disait l'inscription placée au fronton. Pour ces âmes passées du feu terrestre au feu du Purgatoire, quatre messes par an devaient être dites. Elles le furent pendant une vingtaine d'années. Puis, l'oubli dissipa le souvenir des cendres. La chapelle, de style troubadour, était encore debout il y a quelque trente ans. Un immeuble la remplace aujourd'hui.

Les fils de la toile d'araignée où nous sommes tous pris sont bien minces: ce dimanche de mai, Michel-Charles faillit perdre, ou se voir épargner, les quarante-quatre ans qui lui restaient à vivre. En même temps, ses trois enfants, et leurs descendants, dont je suis, coururent de fort près la chance qui consiste à ne pas être. Quand je pense qu'une bielle défectueuse (on avait, assure-t-on, commandé en Angleterre une pièce de rechange, restée en souffrance à la douane) a risqué d'anéantir ces virtualités, quand je constate par ailleurs le peu qui reste de la plupart des vies actualisées et vécues, j'ai du mal à attacher beaucoup d'importance à ces carambolages du hasard. L'image qui surnage pour moi de ce désastre du temps de Louis-Philippe n'en est pas moins celle d'un garçon de vingt ans fonçant la tête la première à travers une brèche, aveugle et sanglant comme au jour de sa naissance, portant dans ses couilles sa lignée.