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Désapprendre la pesanteur

 

ά ξ ι ο ς

Il y va bien plus que d'une histoire de mots ; je l'ai soupçonné souvent ; humé comme d'un parfum capiteux qui néanmoins s'évapore toujours trop vite. J'ai cru voir dans le couple pesanteur et grâce, à la fois complémentaire et contradictoire, un des socles de toute moralité. Me serais-je trompé, la pesanteur elle-même est déjà ambivalente.

La pesanteur vient du latin penso dérivé de pendo : laisser pendre ; mais donc aussi peser, apprécier ; le pendule ce qui pend, incline et donc est inconstant ; le pensum quant à lui désignait le poids de laine que l'esclave devait filer. Le mot est resté dans notre langue pour désigner toute tâche désagréable, pénible que l'on accomplit sans intérêt. La physique évidemment n'arrange rien qui en fait la résultante de la force de gravité et de la force centrifuge exercées sur les diverses parties d'un corps par l'attraction de la masse terrestre. Elle est à ce point synonyme de ce qui vous arrime, enchaîne, au sol, à la terre ; en bas que le rêve même d'apesanteur devient synonyme de légèreté bien sûr mais de liberté.

La gravité, elle-même, et sa consœur la gravitation, désignent en même temps l'attraction vers le centre de la Terre et l'ensemble des choses, actions, pensées, solennelles, sérieuses voire austères. Jusque dans les arts la musique légère viendra ainsi s'opposer au pompeux ; au trop rigoureux ; au funèbre voire religieux !

L'instant est grave dit-on parfois ! Où la gravité s'en va même s'opposer à la gaudriole, à la plaisanterie, au simple sourire.

Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Quelle atroce idée ! Dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité. C’est ce qui faisait dire à Nietzsche que l’idée de l’éternel retour est le plus lourd fardeau (das schwerste Gewicht). 
Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté. 
Mais au vrai, la pesanteur est-elle atroce et belle la légèreté ? 
Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle. Le plus lourd fardeau est donc en même temps l’image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie. 
En revanche, l’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole, qu’il s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants. 
Alors, que choisir ? La pesanteur ou la légèreté ?
C’est la question que s’est posée Parménide au VIe siècle avant Jésus-Christ. Selon lui, l’univers est divisé en couples de contraires : la lumière - l’obscurité ; l’épais - le fin ; le chaud - le froid ; l’être - le non-être. Il considérait qu’un des pôles de la contradiction est positif (le clair, le chaud, le fin, l’être), l’autre négatif. Cette division en pôles positif et négatif peut nous paraître d’une puérile facilité. Sauf dans un cas : qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté ? Parménide répondait : le léger est positif, le lourd est négatif. Avait-il ou non raison ? C’est la question. Une seule chose est certaine. La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions.
M Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être

C'était, s'en souvient-on, le début exact d'un roman de Kundera L'insoutenable légèreté de l'être, où renversant un aphorisme de Nietzsche à propos de l’Éternel Retour, il se demandait si cette constante synonymie entre le lourd et le pénible ne pouvait pas être inversée : si, au contraire, la légèreté ne pouvait pas être plutôt entendue comme insupportable, insoutenable ?

Remarquons bien qu'il est deux manières d'entendre ceci : ou bien l'on entend que la légèreté est elle aussi négative - ce qui ne fait pas pour autant de la pesanteur une valeur positive - ou bien on suppose celle-ci comme exact opposé de légèreté et donc comme une réalité désirable et positive.

Contraire seulement ou contradictoire ?

Le terme valeur, lui-même va dans le sens de la confusion - en tout cas de l'ambivalence. Si valeur vient du latin valeo signifiant être fort, vigoureux, puissant au point de ponctuer les fins de missives, le grec, lui dit axios- ά ξ ι ο ς - signifiant en revanche qui entraine par son poids, qui est de poids et ainsi d'importance ; c'est ce qui pèse et donc qui a de la valeur ; axia est ainsi le prix d'une valeur ou d'une chose ; le salaire ou la dignité. Ainsi donc, ici, pesanteur désigne la valeur au contraire de toutes les représentations, chrétiennes notamment, où les âmes bonnes, donc légères, montent au ciel et gagnent le Paradis.

Alors quoi ? Qu'en est-il de cette pesanteur ?

Est-elle cette entrave que le langage courant nous laisse entrevoir qui nous barre la route tant physiquement que psychologiquement ? nous condamne au mieux à la lenteur, au pire à la vulgarité - la grossièreté ? est-elle, en ceci symptomatique de cette matière que religions révélées mais aussi dualisme métaphysique eurent coutume de considérer comme synonyme d'apparence, d'illusions voire de faute ? ou plutôt le signe d'une saisie pleine et entière du monde, virile a l'air de suggérer l'étymologie, cette puissance qui constituerait la quintessence de notre être ou du moins de notre cheminement et qui, surtout, serait seule à pouvoir conférer quelque effet à notre présence au monde, autoriser quelques conséquences à nos actions. C'est bien hic et nunc qu'exister et agir prennent sens : jusqu'à Descartes inclus, la chose demeure évidente ; pensée, méditation sont sans doute nécessaires mais comme préalables de toute action et ne sauraient s'y substituer au point de considérer comme une infamie de pratiquer la philosophie passé un certain âge.

Chez un tout jeune homme je goûte fort la philosophie; elle est à sa place et dénote une nature d'homme libre ; le jeune homme qui ne s'y adonne pas me semble d'âme illibérale, incapable de viser jamais à rien de noble et de beau. Mais devant un homme âgé, que je vois continuer à philosopher sans s'arrêter jamais, je me dis, Socrate, que celui-là mériterait d'être fouetté
Platon, Gorgias, 484c - 485e

Ou à tout âge, ce que suggère Épicure dans sa lettre à Ménécée - «Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni vieux, ne se lasse de la philosophie ». Il est difficile de se soustraire à cette évidence qui saisit Kundera d'une légèreté presque contre-productive qui éloignerait celui qui en serait le vecteur du monde mais aussi de tous les autres. Le sage, l'ermite, l'anachorète, ivre de sagesse, de doute ou de scrupules, tellement à l'écart de tout, retenu en son désert ; seul ; presque inhumain de s'être ainsi évaporé de tout. Comme si l'objet même de nos aspirations les plus intimes était le comble de ce qui pouvait nous menacer ; que notre liberté se payât de cet insupportable prix d'une évanescence stérile.

Ou, au contraire, cette pesanteur est-elle ce qui permet d'influer sur notre destinée et de rencontrer l'autre, le prochain ; le lendemain ?

Bref comment peser sur notre destinée sans être balourd ? Nous élever à l'essentiel, à cet esprit qui souffle sans pour autant cesser d'exister …

J'ai cru, je le crois toujours, qu'entre pesanteur et grâce, il y avait autre chose que contradiction, mais plutôt boucle de rétroaction pat quoi l'une enrichissait l'autre, l'une compensait ce que l'autre pouvait avoir de négatif ou de dangereux comme si de cette boucle pouvait surgit non pas un équilibre mais une oscillation perpétuelle qui agirait comme une respiration. Je réalise.

Fresnault-Deruelle a assez joliment repéré ce que l'opposition des deux pouvait avoir de vivant et de dynamique : il n'est pas faux que cette vignette en dit plus long que maints discours. Prises brutalement en leur opposition, la pesanteur des deux policiers bornés et sots demeure totalement étrangère et en franche opposition avec la grâce ici représentée par les mouvements presque aériens de Shiva. Pourtant, même abrutis les Dupondt servent une cause qui les dépasse et, quoiqu'on dise, il ne s'agit ici que d'une représentation du divin déchirée entre la cruauté du sacrifice et un équilibre qui tient de la fantaisie pure.

Celui qui révèle la pesanteur cherche déjà à y échapper au même titre que, selon Sartre, celui qui dit je suis triste, n'est pas triste. Il n'est de pesanteur que pour qui s'en extirpe déjà, si peu que ce soit. Il n'est de grâce qu'aux yeux de ce qui, encore grave, ou gravitant sottement, ne l'aperçoit qu'en point de mire. Cet agapé que la tradition désigne sous la forme de la charité, qui sans doute n'est à la portée que du divin, de la source de ce qui jaillit et se donne, n'en demeure pas moins un horizon sans quoi toute lueur s'éteindrait, sans quoi ne demeurerait que la brutale et noire épaisseur des choses.

Il me faut bien un peu de cette pesanteur, et sans doute beaucoup, pour ne pas m'évaporer instantanément ; il me faut bien effleurer, même fugacement, même involontairement, la grâce pour me donner la force de continuer et ne pas désespérer, ne pas me rapetasser sur ma propre et vulgaire épaisseur.

L'un ne va pas sans l'autre, du moins ici et maintenant, du moins pour nous si inachevés, si besogneusement en train de nous bâtir comme nous réflexes nous font vivre en alternant méthodiquement inspiration et expiration - l'une n'effaçant pas l'autre mais la prolongeant.

Descendre d'un mouvement où la pesanteur n'a aucune part... La pesanteur fait descendre, l'aile fait monter: quelle aile à la deuxième puissance peut faire descendre sans pesanteur? La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance. La grâce, c'est la loi du mouvement descendant.
S Weil Pesanteur et grâce

Se pourrait-il néanmoins qu'à l'instar de cette grâce à la deuxième puissance dont parle S Weil, il y eût une pesanteur à la seconde puissance ? Qu'il y eût à côté de cette pesanteur qui fît descendre et englaisât jusqu'aux plus fines de nos aspirations, il en existât une autre qui fît monter ne fût ce qu'en nous indiquant le chemin vers ce qui importe ?

J'entends bien ce que tous disent : qu'avec l'âge on s'embarrasse moins de choses de loin en loin devenues si inutiles. J'aime assez, pour l'éprouver déjà un peu, qu'on ait eu pris tant de soins à tant accumuler notre vie durant - objets, relations, expériences sensations et pouvoirs - aux prix de labeurs et parfois de douleurs qui auront en définitive laissé plus de traces en nous que les plaisirs que ces objets, amis, emprises et vertiges fugaces entassés purent jamais susciter, mais objets, amis et expériences dont bientôt on cherchera sinon à se débarrasser du moins à ne plus s'empêtrer. Le désir anesthésié fait son office, lent et irrémédiable, qui nous éloigne de tout et tous : autre cercle de cette étonnante respiration de l'être qui nous veut faire délaisser désormais ces rives où nous parvînmes si besogneusement à accoster.

La pesanteur c'est cela aussi : cette tare qui sur le plateau de la balance permet de peser, de trier ; en fait d'éliminer. Que restera-t-il à la fin ? Rien sans doute ! quoi de nous méritera-t-il qu'on le sauvât ? Quel souvenir ? Quelle parole ? Quel geste ? Pourvu au moins qu'il n'empesa ni n’enlaidit le monde ! C'est toute la question.

Curieux moment que celui-ci, où ce corps à quoi l'on s'était peu ou prou identifié, où d'aucuns crurent pouvoir résumer l'essentiel de l'être ; où tous en tout cas installèrent le trône de leurs plaisirs, de leurs puissances, de leurs efforts et de leurs espérances, où ce corps, dis-je, insidieusement se fait d'abord muet, douloureux parfois ; mais si lourd ! Curieux moment où l'on aimerait, de légèreté empreint, pouvoir écarter tout ce qui entrave, ralentit ou égare mais où le destin s'amuse à vous laisser vous attarder comme s'il fallait d'abord caresser le dégoût.

Se préparer à partir ; ne rien laisser derrière soi … mais est-ce seulement possible ?

Ne plus offrir autour de soi que ce qui allège mais augmente néanmoins …

Il me faut désormais dessiner ici les figures de la pesanteur