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LA PESANTEUR ET LA GRÂCE

par Pierre Fresnault-Deruelle


L’effet est saisissant. Nos deux policiers, en planque derrière une statue de Shiva, sont sortis de leur cachette, impayables comme toujours. Cette vignette, qui met brutalement les policiers au contact d’un monde artistique de haute culture (la statuaire hindouiste, est aussi une superbe plaisanterie plastique.

De quoi en retourne t-il ? Outre le récit proprement dit, fort dramatique en ce passage puisque Milou doit être sacrifié, Hergé nous parle du télescopage de deux univers que tout oppose : d’une part, la morne et parfois très pesante réalité quotidienne, parcourue par des hommes bornés, voire stupides ; d’autre part, la réalité cosmique de Shiva dont on sait qu’il inspire, dans le sud de l’Inde, musiciens et danseurs. Le dieu, dont le pas suspendu est celui de quelque céleste funambule, fait naturellement des Dupondt les personnages les plus lourds qui soient. Ce dont les policiers, en deuil de l’intelligence, ne peuvent avoir la moindre idée. C’est évidemment à leur corps défendant, et pour notre plus grand amusement, qu’Hergé a collé dans les jambes de Shiva (alertes et quasi luxurieuses) ces pitres en melon, imperméables à toute idée de « convenance « , d’harmonie ou de poésie.

Il fallait la main d’un très grand dessinateur pour convoquer d’ aussi drôle façon la pesanteur grotesque et la grâce maniériste.

Sans atteindre à cet hapax, Hergé montrera, à plusieurs reprises, un goût très vif pour les télescopages formels de cette nature. Rappelons-nous : au début de ce même album, Tintin, de profil s’aventure dans un mastaba. Le jeune homme, qui croise les figures hiératiques des bas reliefs qui montent à sa rencontre ( p. 7, 3° strip) est à l’origine d’interférences graphiques subtilement ironiques. C’était comme si deux conceptions de la ligne claire venaient à se croiser !