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DENYS D'HALICARNASSE ANTIQUITÉS ROMAINES LIVRE IV Chap 15

IV. DANS ces conjonctures, Tarquin envoya Sextus son fils ainé à la ville de Collatie pour terminer quelques affaires qui concernaient la guerre. Sextus alla loger chez Lucius Tarquin son parent surnommé Collatinus. L'historien Fabius prétend que ce dernier avait pour père cet Egérius, qui, comme j'ai déjà dit, était fils du frère de l'ancien Tarquin roi des Romains qui l'établit gouverneur de Collatie, d'où il fut appelé Collatinus, parce qu'il faisait sa résidence dans cette ville, surnom qu'il laissa à ses descendants. Mais pour moi je suis persuadé qu'il n'était que petit-fils de cet Egerius. La chronologie confirme mon sentiment, puisque, selon le même Fabius et plusieurs autres historiens, il était à   peu près de même âge que les fils de Tarquin le superbe. Quoiqu'il en soit, Collatin était alors au camp devant Ardée. Sa femme, qui était Romaine, et fille de Lucrétius l'un des plus illustres de Rome, reçut Sextus comme parent de son mari, avec tout le bon cœur et toute l'amitié possible. C'était une des plus belles dames de Rome, mais en même temps une des plus chastes.

V. SEXTUS avait conçu depuis longtemps le dessein d'attenter à l'honneur de cette dame, et toutes les fois qu'il avait logé chez son parent il s'était entretenu dans cette pensée criminelle : mais jusqu'alors il n'avait pu trouver le moyen de satisfaire sa passion. Lors donc qu'il se vit seul logé chez elle en l'absence de son mari, il crut que l'occasion était favorable et qu'il ne devait pas la manquer. S'étant retiré après le repas pour se coucher, tout occupé de son amour il passa une bonne partie de la nuit sans fermer les yeux. Enfin quand il crut que tout le monde dormait, il se lève, il entre l'épée à la main dans la chambre de Lucrèce, sans que les gardes de la porte ensevelis dans un profond sommeil s'en aperçoivent. Il s'approche du lit : Lucrèce se réveille au moindre bruit et demande qui c'est. Sextus dit son nom, il lui ordonne de se taire et de rester dans la chambre ; il la menace même de la mort si elle se met en devoir ou de s'enfuir ou d'appeler quelqu'un à son secours.

VI. L'AYANT ainsi épouvantée par ses menaces : 

« Choisissez, lui dit-il, ou d'une mort ignominieuse ou d'une vie pleine de bonheur. Si vous m'accordez les faveurs que je demande, je vous épouserai : tandis que mon père vivra, vous règnerez avec moi dans la ville qu'il m'a donnée, et après sa mort vous deviendrez reine des Romains, des Latins, des Tyrrhéniens et de toutes les autres nations qui vivent sous ses lois. Je suis l'ainé de les fils en cette qualité sa couronne m'est assurée ; personne ne peut me la disputer. Mais qu'est-il besoin de vous parler des avantages de la royauté. Vous les connaissez déjà, et si vous voulez condescendre à mes désirs, vous les connaîtrez encore mieux puisqu'un jour vous les partagerez avec moi Que si trop  jalouse de votre honneur vous osez me résister, je vous tue dans le moment et pour couvrir votre mort d'une éternelle ignominie, je percerai de mon épée un de vos domestiques, je mettrai son corps auprès de vous, et je dirai partout que vous ayan surpris tous deux ensemble, j'ai lavé dans votre sang le déshonneur que vous faisiez à Collatinus mon parent. En sorte que, outre une mort indigne et pleine d'infamie, vous devez vous attendre à être privée de la sépulture et des autres cérémonies funèbres. »

Après qu'il eut mis en usage toutes sortes de prières, employé les menaces et juré qu'il parlait sérieusement, Lucrèce par la crainte d'une mort pleine d'opprobre fut enfin obligée de céder à la violence et de souffrir tout ce qu'il voulut.

VII. DES qu'il fut jour, Sextus retourna au camp après avoir assouvi sa passion brutale qui devait causer sa perte. Cependant Lucrèce outrée de l'affront qui venait de lui arriver, monte promptement sur un char, et revêtue d'un habit noir sous lequel elle avait caché un poignard, elle s'en va à Rome plongée dans la douleur ; elle baisse les yeux et répand des torrents de larmes, elle ne salue pas même ceux qu'elle rencontre, elle ne parle à personne, et si quelqu'un lui demande le sujet de sa tristesse elle ne lui répond pas un mot.

VIII. LUCRECE arrive à la maison de son père, où par hasard il y avait alors quelques-uns de ses parents. Elle entre, elle se jette à ses pieds, elle embrasse ses genoux et les arrose de ses larmes, mais sans dire une seule parole. Lucrétius la relève, il lui demande ce qui lui est arrivé, il la presse, il la conjure d'expliquer la cause de sa douleur. 

«  Mon père, lui dit-elle, je me jette à vos pieds, et vous supplie de venger le cruel affront que j'ai reçu. Faites-moi justice de cet opprobre, et ne laissez pas impuni l'outrage qu'on a fait à votre fille ; outrage plus honteux et plus insupportable que la mort même. »

Lucrétius étonné de ce langage qui ne frappa pas moins ceux qui étaient présents, lui demande quel est cet affront, qui en est l'auteur. 

« Mon père, dit Lucrèce, dans un moment je vous apprendrai mon malheur. Mais auparavant, accordez moi, mon cher père, une grâce que je vous demande. Faites venir le plus grand nombre que vous pourrez de nos parents et de nos amis, afin qu'ils apprennent de moi-même, et  non par d'autres, le funeste accident qui m'est arrivé. Quand je vous aurai instruits de mon infortune, de la nécessité où je me et trouve et de l'injure insupportable qui m'a été faite, cherchez ensemble, je vous en conjure, les moyens de venger un affront qui rejaillit sur vous tous. »

Peu de temps après, un grand nombre de citoyens de la première distinction s'assemblent chez Lucrétius avec toute la diligence qu'elle demandait, et elle leur raconta dès le commencement toute l'histoire de son infortune.

IX. APRES ce récit, Lucrèce embrasse tendrement son père, elle le conjure lui et toute l'assemblée de s'armer pour venger l'affront, elle prie les dieux et les génies de la délivrer au plutôt d'une vie pleine d'opprobre, et tirant le poignard qu'elle avait caché sous sa robe elle s'en donne un coup dans la poitrine et le plonge jusqu'au cœur. Aussitôt les femmes éplorées poussent des gémissements, on n'entend que des sanglots par toute la maison, l'air retentit de leurs hurlements épouvantables. Son père cependant la tient entre ses bras, il l'embrasse étroitement, il l'appelle par son nom, il s'empresse, il s'efforce de la faire revenir de sa blessure : mais tous ses soins sont inutiles ; Lucrèce palpitant dans les embrassements de son père, expire enfin après une pénible agonie.