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De l'impudicité de la pensée

impudeur : de quoi parle-t-on Histoires de viol Intégrité Impudicité de la pensée Impudicité de la liberté

 

La pudicité, fleur des mœurs, honneur des corps, parure des sexes, intégrité du sang, garantie de la race, fondement de la sainteté, signe pour tous d’une âme saineTertullien

Tertullien, on le voit, avait fait de la pudeur une vertu fondamentale au sens de fondatrice. A bien le lire, elle conditionnerait toutes les autres. Elle est première tant logiquement que chronologiquement - quelque chose comme l'antidote du péché originel . L'arme absolue contre la malédiction héréditaire.

Cette vieille morale, toute de rigueur empreinte, jaillissant du fond des âges d'entre les lignes rageuses de ce père de l’Église, sans doute brillant théologien, mais assurément ennemi de tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler à la vie, aux plaisirs de celle-ci, acariâtre dès qu'il s'agissait de pourfendre les spectacles, la parure des femmes ; suffisamment empêtré en sa bien peu tolérante foi pour succomber au montanisme bientôt qualifié d'hérétique, cette morale tellement poussiéreuse qu'on la croira tout juste débusquée d'un musée tératologique de nos frayeurs modernes, qu'a-t-elle donc à nous dire encore qui puisse nous engager ?

Rien sans doute ! tout en même temps !

Oh bien sûr il suffit de lire les pages qu'il adresse à sa femme pour deviner que derrière cette quête de pureté se camoufle, tellement visible, la défiance ou la peur des femmes si évidente dès l'ensemencement du christianisme. P Veyne nous a seulement appris qu'il fallait en chercher l'origine bien avant, dès l'empire d'Auguste : si plus tard Rome se christianisa c'est bien d'avoir trouvé dans cette religion l'assise universelle pour se perpétuer. On peut, telle cette aimable enseignante qui prend soin de souligner qu'elle est agrégée de grammaire comme si un titre pas même universitaire, tout juste administratif, suffisait à oindre son propos des lucioles nécessaires de vérité, fustiger sous la pudeur ce rapport coercitif au corps que la morale imposa, surtout à partir de Port Royal et surtout aux femmes. Force est pourtant de constater que cette morale-là aura été furieusement bousculée à la fin des années 60 ; je ne suis pas certain que ce type de critique soit encore audible.

Que les vingt dernières années connussent un retour à la morale, ceci est certain, et le discours sur les valeurs pléthorique, amphigourique et souvent pédant quand il est monopolisé par les entrepreneurs ou managers ! Que sous nos discours, il y ait toujours, implicite, mais parfois vulgairement exhibée, une représentation du monde tout dans ce qui se lit dans la presse et s'entend dans l'actualité tend à le laisser supposer.

Que le plus souvent les protestations de moralité cachent bien mal des visées affairistes ou des travestissements managériaux si mités qu'ils ne trompent personne

Mais est-ce de ceci dont on parle ici ? Ne saurait être anodin de soupçonner la philosophie d'être une forme d'impudeur !

Quoi serait-il offense à l'âme, au corps, aux bonnes mœurs comme à notre simple santé que de s'adonner à la pensée ? Mais en quoi donc ?

Une si vieille histoire

Je ne sais trop où il faut en chercher la trace et sans doute n'a-t-elle pas plus de réel commencement que le Contrat social de Rousseau : une aimable fiction qui aide à comprendre. J'aime à supposer que le lointain écho s'en laisse encore percevoir dans les hauteurs du mont Horeb et les premières hésitations de ce qui demeure comme un miracle : l'obstination grecque à demeurer libre.

On entend souvent dans l'épisode mosaïque à la fois la dimension religieuse de l'Alliance qui à la fois crée un peuple et consacre le monothéisme : que n'y voit-on pas l'extraordinaire puissance de la révélation ?

Le grec dit pour cela Aποκάλυψις qui suggère bien ce passage du caché - κάλυψις - au non caché qu'Heidegger avait vu dans ἀλήθεια - vérité. Dé-voilement, révélation, peut-on sérieusement croire que ceci soit anodin et puisse se résumer à quelque fantastique et bien trop légendaire théophanie, déchirée d'éclairs, soulignée de tonitruants grondements de tonnerre et laissant comme par miracle, d'entre les nuages noirs menaçants, cet aveuglement de lumière que nul n'oubliera plus et seul susceptible d'émouvoir ou faire trembler le vulgaire ?

Non assurément, par un incroyable retournement, que l'on doit à l'évergétisme divin ou à l'insubordination de nos lointains ancêtres, subitement la connaissance prévaut sur le mystère.

A-t-on assez pensé à ce que le commandement signifie en terme de création ?

Prescrire de ne vénérer qu'un seul dieu ; de ne pas tuer, de respecter père et mère ou même de ne pas convoiter la femme de son prochain a bien deux vertus :

Je pose en principe un fait peu contestable: que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apporte pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme Bataille

Je veux retenir ceci surtout qui n'est pas si éloigné de ce que G Bataille énonçait dans ce passage si souvent cité. Retenir que l'acte par lequel je m'adresse à l'autre, avant d'être éventuellement un acte de connaissance, est un acte de reconnaissance.

Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
Οὗτος ἦν ἐν ἀρχῇ πρὸς τὸν θεόν. Elle était au commencement avec Dieu.
Πάντα δι’ αὐτοῦ ἐγένετο, καὶ χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἓν ὃ γέγονεν. Toutes choses ont été faites par elle ; et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle.Jn 1, 1-3

Je veux retenir ceci surtout, bien au delà des considérations religieuses, bien au-delà des implications, plus intimes, de la foi : le récit de la Genèse, tout autant que le Préambule de l'évangile de Jean, disent l'essentiel, qui n'est pas simplement une façon de parler et va bien plus profond qu'une anecdotique métaphore. La parole est créatrice : elle donne réalité, consistance et saveur à l'autre et au monde.

Sans doute, pour reprendre la formule de Platon, la pensée est-elle dialogue de l'âme avec elle-même, mais elle est avant tout dialogue - et à ce titre, créatrice : d'un monde ; de l'autre ; de rêves ; de vaines arguties ou de superbes abstractions. Sans doute dit-elle autant du monde que de nous  : elle noue surtout ce rapport entretenu avec l'autre sans quoi il n'est rien qui se puisse subsister, ni soi ni l'altérité.

Je veux en outre retenir la leçon grecque que Castoriadis dit avec des mots simples : cette origine commune en quoi philosophie et liberté puisent leur force :

Alors décidément, je devine mal cette impudeur que Camus croit voir en la philosophie ! Veut-il fustiger ceux qui, durant les années noires, se seraient réfugiés dans la pensée par lâcheté de se révolter et donc d'agir ? Laisserait-il entendre que c'était là période où aucune reculade n'était supportable qui ne fût honteuse pour la pleutrerie de qui se planquait ainsi ? Fait-il allusion à ceux des collabos qui montant sur leurs grands chevaux se targuèrent de n'avoir pris que des positions esthétiques, théoriques voire morales qui n'avaient en tout cas rien à voir avec exactions et crimes commis (Brasillach, Rebatet et même Céline )

Nul ne pouvait ignorer que, par définition et principe même, le nazisme était l'ennemi irréductible de toute pensée ; nul ne pouvait en tout cas oublier qu'aucune révolte n'était possible sans s'appuyer sur une philosophie qui la légitime et invalide l'objet même de la lutte : tel est bien le sens du Nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'Occupation. Il est sans doute des moments - et ceux-ci le furent - où il est impossible de demeurer neutre, où s'impose de prendre parti … mais il est tellement de manières de le faire et d'abord de ne pas hurler avec les loups. Aura été estimable le silence que Bergson a voulu maintenir sur sa conversion de peur qu'elle n'apparût comme un assentiment à l'antisémitisme ambiant ; estimable l'éloge funèbre de Bergson que Valéry prononça à l'Académie en tant que secrétaire perpétuel. Bien sûr ces engagements ne furent que de plume et de verbe : tous ne furent pas de la trempe d'un Marc Bloch mais ils valurent tellement mieux que ces sinistres courtisaneries de pleutres.

Mais non il ne peut s'agit de ceci : Camus est trop fin pour sombrer ans les pièges de la dénonciation facile ; trop inquiet pour brocarder le verbe qui est toute sa vie, l'interrogation qui est toute sa dignité.

Alors quoi ?

Qu'il y ait un extravagant narcissisme chez l'écrivain, nul ne l'ignore et Mauriac l'a plutôt bien dit.

Serait-ce ainsi toujours impudique de parler de soi ? quoique l'on en dise ? pour le seul fait d'avoir parlé de soi ? Elle réside ici l'énigme et je ne sais la résoudre. Sans doute nul ne le pourrait d'ailleurs.

Il n'est pas de philosophie digne de ce nom qui ne s'attache à dévoiler notre rapport au monde ; se contenterait-elle de seulement vouloir comprendre le monde qu'elle ne se distinguerait en rien des sciences. Elle doit donc bien assumer ce risque du moi. Mais précisément se contenterait-elle de n'évoquer que le moi, elle verserait alors invariablement soit du côté de la confession intime et coupable, soit du côté de la littérature. Elle doit bien, toute tendue ainsi entre ces deux bornes, d'être un chemin - une méthode ? - payer son tribut tantôt à la froide objectivité tantôt à la trouble subjectivité.

Où elle m'émeut, m'intéresse et me trouble. Que deux millénaires et demi plus tard nous puissions encore être concernés par Sophocle ou Euripide suggère bien que quelque chose d’universel perce derrière ces histoires singulières. Lisant un jour que longtemps aux USA le film français le plus joué, connu et apprécié comme représentatif de la France avait été Marius qui pourtant renvoyait plus à la Provence m'avait fait comprendre ce que j'avais lu dans le Journal de Gide : pour qu'un personnage ou une histoire puisse prendre une valeur universelle, il fallait qu'au contraire elles prissent une dimension particulière, la plus particulière possible. Qu'au contraire un caractère universel, paraîtrait tellement abstrait qu'il ne pourrait concerner personne. Que donc en art, mais sans doute en philosophie aussi, il faut jouer le particulier et que le meilleur chemin qui conduisît à l’universel demeurait bien le particulier.

Voici le secret, où réside, peut-être, sinon l'impudeur en tout cas la forfanterie de la pensée : pour accéder à l'universel il faut donner sa chance au particulier. Emprunter des chemins de traverse et s'écouter autant que le monde. Pour que les idées ne demeurent pas de belles mais froides abstractions, pour que la pensée puisse prendre corps et parvienne à nous entraîner et devenir aucune chose qu'un bel esprit reclus en sa librairie, oui, il faut dévoiler plus que les arcanes d'un argument, déployer un peu plus qu'une dialectique sophistiquée. Donner un corps à l'épaisseur de l'intime c'est peut-être simplement raconter des histoires comme Ovide savait le faire. Se mettre à nu ? pas forcément au sens où on l'entend. S'engager dans ce qui se pense, assurément.

Etre authentique.

 


 Comment oublier la magistrale leçon de Molière ? Qui montre que de la révélation au sens de dévoilement à l'hypocrisie il n'est souvent qu'un tout petit pas …