Elysées 2012

Jeu de massacre

Evocateurs les titres de la presse : Après Papandréou, Berlusconi à qui le tour ? sur le site du Monde, après la Grèce et l'Italie, la France ? en une de l'édition papier ; Si la tension se maintient, la dette française va rapidement entrer dans une spirale difficilement contrôlable sur Libération ; la France contaminée par la crise italienne sur le Figaro ; la zone euro continue d'inquiéter les bourses sur Les Echos ; le feu gagne l'Italie, les "pompiers" européens manquent de moyens sur le Monde du 9 novembre ; sans compter la bourde Standard et Poors annonçant par erreur la dégradation de la note de la France (le Parisien), une bourde que Freud aurait sans doute plutôt qualifiée d'acte manqué.

Toutes les métaphores sont mobilisées : de la spirale qui se joue du carambolage, du cercle vicieux, à la médecine (contaminé) ; on attend encore la météo (tempête) .... ou la catastrophe - naturelle ou pas(tsunami, noyade, incendie etc) ....

Tout ceci suggère plusieurs remarques :

- décidément les temps de tempête siéent à merveille à la presse qui s'y déploie avec une délectation inspirée : pas plus qu'on ne fait de littérature avec de bons sentiments, on ne fabrique de bonne presse avec une chronique heureuse. Sans ironie, parce que les peuples n'ont pas d'histoire, ou encore que la santé est le silence des organes, la crise est la chance de la presse qui y verra l'occasion de meilleurs tirages. Toute la question restera de savoir - et c'est tout le problème de la presse actuelle - si ce seront les éditions papier qui en tireront profit ou plutôt les éditions web !

- on retrouve ici les caractéristiques naturalistes que F Brune (1) avait repérées pour caractériser la dépolitisation par le langage et ce il y a une dizaine d'années déjà

- on retrouve encore, et de ce point de vue, les photos sont souvent bien parlantes, le sentiment sinon d'impuissance tout au moins de dépassement dont les politiques donnent impression.

- on retrouve enfin le registre psychologisant : affolement ...

Une question de temps ...

Le marché c'est la quintessence du court terme

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On pourrait reprendre cette formule de Sarkozy lors de sa dernière intervention télévisée car, en fin de compte, l'actuelle crise de l'euro n'est jamais, en un point donné, qui est virtuel, qui est celui du marché, que le télescopage du temps long du politique, du temps étale des transformations sociales, idéologiques eu culturelles, avec le temps court du marché. Un temps, au reste, si court, qu'en réalité il se résume à l'instant, qui n'est rien, qui est le contraire du temps.... Le temps nombre du mouvement, selon Aristote ... mais si plus que l'instant, alors plus de mouvement !

Car c'est bien de ceci dont il s'agit : d'un système qui parait bloqué, incapable de prendre, à temps, les décisions qui s'imposent.

Car c'est bien de ceci dont il s'agit : d'un système où le court-terme fait la loi, dérobée au politique supposé pourtant tracer des lignes directrices, des perspectives.

Ce qui se joue c'est la tentative désespérée du politique de reprendre la main, cette main qu'elle avait laissée traîner par théologie libérale. Il n'est pas impossible qu'il y parvienne : il le faut ! mais il est assuré qu'il en paiera le prix fort tant le système prend l'eau. Les épisodes précédents montrèrent toujours que l'Europe sortit grandie de ses crises : il est à peu près certain que c'est ce qui se tente désormais. Une sortie par le haut, par l'Europe, mais alors ce sont les politiques nationaux qui en paieront le prix fort.

 

Catastrophe

Le mot, décidément, est intéressant qui nous ramène à la fois au théâtre, à la contemplation mais aussi à ce moment si particulier où, la multiplicité se fait collectivité, où la masse se fait société, et dont nous avons déjà écrit qu'il passait par la circulation en son sein d'un objet blanc, relayé lui-même par des relais blancs.

Etymologie

C'est qu'en effet catastrophe καταστροφή s'articule autour du préfixe cata κατα dont nous savons qu'il désigne un mouvement du haut vers le bas et strophe (στροφή) qui désigne l'action de se tourner. Pris ensemble, désigne au théâtre bouleversement, mais aussi la fin, le dénouement d'une intrigue, de l'histoire.

La strophe στροφή désigne le fait de se tourner, ou de se détourner pour éviter les coups de l'adversaire, mais aussi l'air qu'entonnait le choeur en se déplaçant de gauche à droite ; au figuré désigne aussi ruses, finesses, détours. Via στρεφω signifie aussi tout acte d'enroulement, et donc tresser, tortiller, tourner sens desous dessous, s'agiter pour intriguer.

Un vieux terme, inusité désormais, participe de cette aire sémantique systrophe consiste à décrire quelque chose ou quelqu'un sans formuler explicitement ce qu'il ou elle est dont un synonyme pourrait être circonlocution. La systrophe, si l'on peut l'écrire ainsi, la συστροφη désigne un groupe d'hommes, souvent de soldats, l'agrégat précisément par quoi se constitue un groupe, du verbe συστρεφω qui signifie rouler ensemble, rassembler, grouper, unir et par extension, se concerter, se liguer.

Jean Baptiste de Lamarck utilise ce terme, dans sa classification des invertébrés, pour désigner une catégorie d'abeilles aux ailes contournées en spirale à leur extrémité.

Or c'est ce terme précisément qu'utilise Plutarque dans ses Vies Parallèles pour désigner dans l'épisode de la mort de Romulus ce moment particulier où, les sénateurs se serrant autour du roi (συστραφῆναι) la multiplicité subitement fait corps.

Retour au corps du délit

Ce qui se passe ce jour là autour de l'étang de la Chèvre est, à proprement parler une catastrophe : quelque chose comme un mouvement de rassemblement opéré pour parer un coup qui vient d'en haut. Cette strophe est le refrain de notre histoire, la torsion même que nos actions fait endurer au cours du temps. Il reste toujours intéressant qu'au même titre qu'apocalypse qui étymologiquement signifie dévoilement, révélation soit entendue plutôt négativement dans la langue courante comme catastrophe analogue à la fin des temps, le terme catastrophe lui-même signifie, pour désigner souvent des événements naturels, des ruptures aux conséquences graves alors que, nous venons de le voir, il renvoie plutôt à une parade.

C'est que ces deux termes disent ensemble le passage d'un état à un autre, disent au fond la crise - Κρίσις - ce tri qui se fait dans la douleur mais d'où émerge aussi un dénouement, une décision, ce tri par quoi ce qui était mêlé, confus, soudainement se distingue.

Corpus delicti, oui, nous l'avons dit, parce que dans le cas de Romulus, il s'agit bien des morceaux épars du corps du roi camouflés sous la toge des sénateurs ; que cette systrophe est la parade que l'on adopte pour conjurer le sort qui s'abat sur vous - ce qu'en termes plus modernes on nomme catastrophe. Il n'est sans doute pas étonnant, au reste, que parer signifie à la fois orner, et éviter quelque chose en le détournant.

Ici, le champ concerté qui s'abat, tumultueux et menaçant, c'est bien celui des marchés, des spéculateurs, de la finance internationale, de cette abstraction d'autant plus menaçante qu'elle est anonyme, d'autant plus dangereuse qu'elle est indéterminable.

La peur suscitée fait fuir le peuple et courber l'échine des dirigeants. Il suffit de lire la presse ce matin pour comprendre ce qu'aller à Canossa peut signifier :

Libération du 12 novembre :

En Grèce, un gouvernement de coalition pour rassurer les créanciers

Rigueur draconnienne pour le budget au Portugal

Le Sénat italien adopte les réformes promises à l'Union Européenne

Bruxelles tacle Paris sur son manque de rigueur

Le message vient bien d'en-haut, il est effectivement menaçant : il parait à tous qu'il n'est pas d'autre solution que soit courber l'échine, soit se présenter la nuque raide - c'est précisément l'expression utilisée par Dieu pour qualifier l'attitude des juifs durant l'épisode du veau d'or.

L'alternative semble simple qui ressemble à s'y méprendre au dilemme que nous avons déjà repéré :

- ou bien se raidir, refuser le diktat venu d'en haut, chercher un subterfuge - mais un subterfuge est déjà une fuite - au risque de voir le système se déliter, qui est bien la fuite du peuple

- ou bien se soumettre, quitte à trouver des boucs émissaires pour rendre la potion acceptable. Pour le moment ce semble pouvoir être les agences de notation, en attendant les politiques eux-mêmes : jeu de massacre.

Un délit gémellaire

Et si cette alternative était un faux-semblant ?

J'ai toujours été frappé par le fait que les moments de fondation, les moments de crise, dans la Bible, sont toujours répétés :

- deux récits de la Genèse, on le sait, un yahviste, l'autre elohiste ;

- deux actes d'alliance parce qu'à bien y regarder, Moïse remonte après avoir brisé les tables de la Loi ;

- deux récits de la mort de Rémus, l'un affirmant qu'il fut tué par son jumeau mais l'autre qu'il le fut par la foule. (turba)

- deux récits de la mort de Romulus, on l'a vu, l'un enlevé par les dieux, l'autre, assassiné par les sénateurs.

- deux verbes - craindre, aimer - pour désigner la relation pieuse à Dieu

Et si tout cela, finalement, revenait au même ?

Et si, sans cesse, ces récits contradictoires n'étaient que l'envers et l'avers de la même réalité ? et si ces récits racontaient la même histoire vue simplement de points de vue différents, de part et d'autre du miroir ? Et si ... aimer et craindre revenaient finalement au même ?

Je ne vois pas d'autre biais que la thèse de Girard pour le comprendre : la gémellité de Romulus et Rémus ne saurait être anodine ; la fratrnité de Moïse et Aaron non plus ; non plus que la lutte entre Caïn et Abel ...

Il y a bien, à chaque fondation, qui décidément est un moment, une circonstance, une systrophe, oui sous chaque fondation se cache une mise à mort et non - Freud a tort, ce n'est pas une crise oedipienne - mais bien une crise mimétique. Oui, pour fonder Rome, il fallait la lapidation de Rhéa Silva, la mort de Rémus, celle de Romulus ; oui, pour fonder Jérusalem, sans doute fallait-il ces mêmes luttes gémellaires, ces mêmes morts - 3000, dit le texte, frères, parents - pour qu'Israël fût fondé.

Ainsi la lutte mimétique est-elle un opérateur, ce qui enclenche le processus, ce qui fait démarrer le temps ; la mort au milieu de la tourbe est un point d'articulation, ce qui fait passer d'un temps à un autre : le marqueur de la crise - au sens étymologique.

Ce que nous sommes en train de vivre, ce que nous pouvons observer, tient à ce point d'articulation. Pour que le corps social ne se délite pas, pour que le système n'explose pas, il faudra bien inventer, réinventer, un objet blanc qui circule. Trouver une parade ! Déplacer le point d'application des forces centripètes pour qu'à nouveau tout converge autour d'un centre ... Inventer, réinventer ce que nous avons nommé une systrophe.

Ce qui passe, selon Girard, par la désignation d'un coupable, n'importe lequel, qui fera office d'émissaire, que l'on sacrifiera.

- Romulus est loup d'avoir tué ; roi de porter la part, dieu d'être mis à mort à son tour et marque à merveille les trois temps du pouvoir, l'histoire même de la constitution de la multiplicité en collectif.

- Moïse est loup d'avoir fait tuer ; père fondateur de porter la parole ; prophète de mourir à l'orée de la Terre Promise. Ce qui paradoxalement le sauve c'est de disparaître avant que d'avoir à exercer le pouvoir en Israël ; ce qui l'a sauvé, c'est de n'être pas là lorsque la tourbe s'égaya autour du veau d'or.

Pour que l'agrégat se forme, nonobstant lors même que tout semble fuir et que le système paraît trop poreux pour seulement résister, il faut se tourner. Un peu, un tout petit peu ! point n'est besoin de cette radicale conversion qu'appelait - pour quelques uns - Platon dans sa caverne ; non, un très léger mouvement semble suffire. Celui des sénateurs qui entourent - encerclent ? - Romulus pour le protéger - occire ? - ; celui de Moïse qui se détourne du peuple et remonte vers Dieu, non sans avoir au préalable fait nettoyer les écuries d'Augias ... et brisé les Tables.

Toute l'histoire de nos systèmes, de nos sociétés, l'Histoire, est grevée de part en part de ces meurtres, de ces crimes, de ces assassinats répétés comme si aucun ne suffisait jamais à étancher la soif originaire, comme s'il n'était pas d'autre moyen de commencer une histoire et de la prolonger sans ces meurtres qui se ressemblent tous.

Si nous ne nous trompons pas, et encore une fois, l'actualité elle-même paraît en donner confirmation, au jour le jour, si nous ne nous illusionnons pas en supposant que nous serions désormais à la croisée (4) d'un temps, à l'instant d'une série qui s'achève en attente de pouvoir en commencer une autre, alors, oui, nous devrions pouvoir observer bientôt de ces encerclements, de ces morts au milieu de la tourbe.

Pour le moment, c'est le politique qui en paie le prix avec ces gouvernements dépecés, et telle la fête Poplifugia, le rituel a commencé qui interjette les noms des grands tombés au champ du déshonneur boursier : Papandréou, Zapatero, Berlusconi ... en espérant que ceci suffise.

Car il n'est finalement que deux solutions :

- ou bien il s'agit ici d'une de ces crises habituelles qu'un rite sacrificiel pourra éteindre, crises qui se solderont par un simple changement de quasi-objet passant provisoirement par la mort ritualisée et déjà commencée des gouvernements locaux ; crises où l'on se passera de main en main, les éclisses éparses de la loi, en soupçonnant toujours un peu l'autre d'être plus responsable que soi, et donc de détenir meilleure part que soi de ces éclisses qui, prises ensemble, forment pouvoir. Temps ordinaire de la crise, temps des petits meurtres entre amis qui permettent de faire circuler l'objet blanc en prenant le risque d'en changer s'il le faut. Ceci est en train de se faire

- ou bien il s'agit d'une crise plus grave, plus fondatrice, qui ne pourra se résoudre que par une lutte gémellaire. Or les jumeaux, nous les connaissons déjà : il s'agit bien de ce couple franco-allemand qui aura connu des avatars successifs depuis 1958, mais au fond parfaitement interchangeables (ceux que Sarkozy a rappelés lors de son intervention télévisée de Gaulle/Adenauer ; Giscard/ Schmidt ; Mitterrand/Kohl ) mais qui tous parvinrent à dépasser la crise en poussant un peu plus loin le pion européen.

Ce couple, que désormais la chronique appelle malicieusement Merckozy , qui a effectivement constitué la colonne vertébrale de l'Europe depuis les origines, peut très bien demain se nécroser en lutte gémellaire tant l'équilibre qui y règnait aux temps de la guerre froide (une France politiquement forte à côté d'une Allemagne économiquement puissante) est désormais rompu, tant il semble que la France n'ait plus d'autre solution que de coller désespérément à l'Allemagne (on appelle ceci convergence) sans plus y pouvoir imprimer son propre la.

Cette lutte est possible ; elle est imminente. Nul doute qu'elle nous ramènerait aux temps des origines, vers une nouvelle donne où il n'est pas évident que l'habileté politique d'un Sarkozy suffise à l'emporter.

Jeu, oui, où tout à coup les cartes sont rebattues. Une nouvelle partie, oui.

Imprévisible.


1) relire

a) à l'occasion du remaniement de novembre 2010

b) à propos des dépenses de l'Etat (novembre 2010)

c) à propos du déni politique du politique

d) mais plus généralement ce que nous en écrivions dans la série déni du politique

sur apocalypse : relire

2) lire notamment :

L'acte manqué de S&P qui dégrade la France

L'Europe veut sévir contre les agences de notation

En Europe on assiste à un vide politique dans lequel s'engouffre la spéculation

L’Europe noyée sous une crise de liquidités

3) Tite Live Ab urbe condita, I, 7

Priori Remo augurium venisse fertur, sex voltures; iamque nuntiato augurio cum duplex numerus Romulo se ostendisset, utrumque regem sua multitudo consalutauerat: tempore illi praecepto, at hi numero auium regnum trahebant. Inde cum altercatione congressi certamine irarum ad caedem vertuntur; ibi in turba ictus Remus cecidit. Volgatior fama est ludibrio fratris Remum novos transiluisse muros; inde ab irato Romulo, cum verbis quoque increpitans adiecisset, "Sic deinde, quicumque alius transiliet moenia mea," interfectum. Ita solus potitus imperio Romulus; condita urbs conditoris nomine appellata.

Le premier augure fut, dit-on, pour Rémus : c'étaient six vautours; il venait de l'annoncer, lorsque Romulus en vit le double, et chacun fut salué roi par les siens; les uns tiraient leur droit de la priorité, les autres du nombre des oiseaux (2) Une querelle s'ensuivit, que leur colère fit dégénérer en combat sanglant; frappé dans la mêlée, Rémus tomba mort. Suivant la tradition la plus répandue, Rémus, par dérision, avait franchi d'un saut les nouveaux remparts élevés par son frère, et Romulus, transporté de fureur, le tua en s'écriant : "Ainsi périsse quiconque franchira mes murailles." (3) Romulus, resté seul maître, la ville nouvelle prit le nom de son fondateur.

4) ne voit-on pas jusqu'à un Schäuble parler de révolution pour l'europe ?

sur la crise lire ce passage de Rome