Elysées 2012

Crise
Michel Serres
Rome p 141

 

Ce chemin est celui de l'histoire fondamentale, de l'histoire définie par la série des fondations. La foule se forme en couronne, la foule se défait. Le peuple fuit, la foule se reforme. Le multiple fait voir son battement fondamental. Pulsation profonde, au sein de sa boîte noire, de la ville et du peuple de Rome, accords et désaccords des Romains comme on dit leur grandeur et leur décadance. Non point la lutte des ordres, décrite par l'histoire à un autre niveau, mais le battement secret de la multiplicité. Les meurtres fondateurs, par éponymes d'assassins, de victimes, le scandent. Il y a dans les débuts, comme un point d'accumulation ; ou plutôt le lieu dense où les assassinats se multiplient est le départ lui-même, la fondation, le commencement. Par la suite, ils se desserrent, ils se font moins fréquents, ou plutôt ce desserrement est la suite même c'est-à-dire l'histoire ou le temps fondamentaux. Le collectif est plus solide, il est plus sûr de lui, les institutions dures, les objets ont pris le relais. La crise est le moment où une multiplicité n'a plus confiance en ses objets. Elle change, va changer les quasi-objets, les objets qui font ses relations sociales. La crise est de transsubstantiation objective. Voilà le temps fondamental, il court de meurtre fondateur en meurtre fondateur.

Chacun impose une discontinuité, une coupure. Inversement la coupure est barbare et toute théorie qui en fait voir est une théorie du sacré. Non de la science mais du sacré.

Or, ces coupures sont toutes les mêmes, d'une morne répétitivité. Etre tué, tuer, dépecer, lapider. On comprend que l'instinct de mort soit l'itération et inversement. Le temps fondamental de l'histoire est marqué par la mort. Il paraît discontinu, mais il n'est que le temps de l'Eternel Retour. Il revient ou sur soi ou sur la même forme d'origine à des intervalles pressés, comme affolés, ou larges et patients. On dirait que se cache-là le moteur immobile du temps.