Elysées 2012

Récits de fondations

De cet étonnant objet qu'est l'argent
Contreculture 1 / Argent comme objet 2 / Argent comme objet de désir
Du bon usage des campagnes électorales 3 / De la nécessité d'un joker : l'argent 4/ Quand l'objet blanc devient boîte noire : deux récits fondateurs
  5) L'objet du pouvoir : le corps dépecé du roi ou l'argent ? 6) argent de la crise ou crise de l'argent ?
Références Jappe

JC Michéa

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Trois lectures

 

La première est celle de la Pentecôte

2.1 Le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble dans le même lieu.
2.2 Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d'un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis.
2.3 Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d'eux.
2.4 Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d'autres langues, selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer.
2.5 Or, il y avait en séjour à Jérusalem des Juifs, hommes pieux, de toutes les nations qui sont sous le ciel.
2.6 Au bruit qui eut lieu, la multitude accourut, et elle fut confondue parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue.
2.7 Ils étaient tous dans l'étonnement et la surprise, et ils se disaient les uns aux autres: Voici, ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens?
2.8 Et comment les entendons-nous dans notre propre langue à chacun, dans notre langue maternelle?
2.9 Parthes, Mèdes, Élamites, ceux qui habitent la Mésopotamie, la Judée, la Cappadoce, le Pont, l'Asie,
2.10 la Phrygie, la Pamphylie, l'Égypte, le territoire de la Libye voisine de Cyrène, et ceux qui sont venus de Rome, Juifs et prosélytes,
2.11 Crétois et Arabes, comment les entendons-nous parler dans nos langues des merveilles de Dieu?
2.12 Ils étaient tous dans l'étonnement, et, ne sachant que penser, ils se disaient les uns aux autres: Que veut dire ceci?
(Ac 2, 1-12)

Récit de la communication absolument réussie que celle de cette descente de l'Esprit sur les apôtres, il l'est aussi des commencements de la mission à eux dévolue d'évangéliser la Terre. S'invente ici le καθολικός, l'universalité d'un message qui ne s'adresse plus seulement aux juifs mais à l'humanité tout entière.

Nous sommes bien aux tout débuts, juste après la mort du Christ, au moment même de la fondation, où s'inventent les rites certes, même si celui-ci ne fait que reprendre la fête des semaines (Chavouot) mais justement ... ce n'est pas un hasard Chavouot célèbre la descente du Mont Sinaï et donc le don de la Thora.

Trois traits peuvent être repérés dans l'un et l'autre cas :

- il s'agit d'un mouvement descendant, de la montagne vers la vallée, du ciel vers la cité. Avec ce préfixe, on obtient καταβολη que le grec, précisément, utilise pour désigner la fondation.

- on a bien, une multiplicité, grouillante, bruyante, ironique même, mais une multiplicité organisée, déterminée - le texte prend grand soin de distinguer, d'entre la foule, les différentes nations.

- enfin, il s'agit toujours d'une communication qui part d'un lieu et qui est le fait d'un être déterminé pour s'adresser à une multitude indéterminée,- à tout le monde ?

On a donc bien ici tous les ingrédients à la fois d'une communication réussie et de la fondation du collectif en cité : un émetteur désigné et repérable ; un quasi-objet qui circule et peut prendre toutes les valeurs ( toutes les langues ) et enfin le relais.

Remarquons, à l'inverse, combien dès lors qu'il y a crise, et ce sera bien le cas lors de la première descente de Moïse et l'épisode du Veau d'Or combien immédiatement tout se grippe :

- si les Tables de la Loi que porte Moïse sont bien ce quasi-objet que nous repérions, qui peut prendre toutes les valeurs parce qu'il les détermine toutes, qui a bien une origine, un émetteur désigné mais des destinataires indéterminés ;
si ces Tables constituent bien effectivement cette boîte blanche, ce joker qui subitement inverse la donne et peut faire gagner où l'on croyait avoir perdu, ou perdre où l'on se réjouissait déjà d'avoir gagné - et représentent oui ce qui, par leur circulation dans l'espace et la place éminente qu'on leur donnera bientôt dans le Temple, presque à l'écart, au lieu sacré et impénétrable, mais autour de quoi tout tournera, circulera, deviennent oui le truchement par quoi la multitude se fait cité - et la masse, peuple de Dieu, alors inévitablement l'échec de toute communication, leur transformation de boîte blanche en boîte noire, se traduira inéxorablement par le retour à la masse, au bruit, aux cris d'une foule qui ne laisse plus rien passer. (1)

- si Moïse est bien ce bras libre qui prendra toutes les valeurs - et il le fera de manière magistrale en ordonnant l'élimination de tous ceux qui auront failli, alors qu'en même temps il intercède en faveur de son peuple auprès de Dieu pour qu'il lui accorde son pardon (2) ; si Moïse est bien l'intercesseur, le messager, le symbole, c'est-à-dire précisément celui dont le rôle est de faciliter les échanges, de réduire le bruit de fond, d'araser les aspérités, d'émousser les frottements et les parasitages, en bref, de transformer le brouhaha de la foule pour que la multiplicité puisse se transformer en collectivité, de relayer au sein de la multiplicité la parole initiale, en revanche, sitôt qu'éclate la crise, c'est-à-dire, on l'a vu, sitôt que cesse de circuler la boite blanche, il n'a plus lui-même de relais pour porter la parole qui s'arrête à lui, imméditement.

- dès lors la boîte blanche cesse de pouvoir circuler, ou prendre sa place au sein de la cité : Moïse brise les tables de la Loi. Il ne peut faire autrement ! quitte à tout recommencer.

- enfin, ultime trait qui s'inverse en phase de crise, l'émetteur cesse d'être déterminé : la foule diffuse s'adresse à Dieu, par le truchement d'une boîte, dès lors noire, le Veau d'or, et ce mouvement, contrairement au précédent est bien ascendant, et non descendant. Nous ne sommes plus dans la catabole mais bien dans l'anabole -ἀνά- et cette montée-ci, toujours est désastreuse. Elle procède à une telle synthèse que la collectivité se dissout en masse informe, en multitude indistincte. Et, comme tout anabolisme, le processus est consommateur d'énergie qui bientôt épuise le corps.

la seconde, celle de la Tour de Babel

11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.
11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.
11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.
11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté.
11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres.
11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville.
11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.
Gn, 11,1-9)

Le récit laisse à voir exactement les même traits caractéristiques de la crise que l'épisode du Veau d'or.

Il ne manque pas d'intérêt cependant parce qu'à première vue il est surprenant : effectivement que les hommes s'unissent et ne forment qu'un seul peuple n'est-ce pas une clause implicitement contenue dans la création monothéiste ? que les hommes érigent une tour allant au plus près vers le ciel, donc vers Dieu n'est-ce pas le culte qu'il est en droit d'attendre ?

Qu'il y ait dans ce récit une réponse divine à l'orgueil humain de se vouloir exhausser à son niveau est évident ; n'est pas le plus intéressant ici. Toutes les interprétations sont possibles jusqu'au diviser pour mieux régner où la langue joue le rôle de diviseur.

On remarquera cependant :

- ce même mouvement du haut vers le bas qui semble bien être le marqueur de la crise. L'élément blanc, qui au fond, est le cryptogramme du système - au même titre que nous avions écrit que l'argent était le langage de la société - ne peut faire office que s'il est indéterminé et circule relayé par un élément qui s'adresse à tous mais lui parfaitement identifié ; alors qu'on a ici exactement le contraire : la tour est une boite noire, qui non seulement ne peut circuler mais vise exclusivement à la sortie hors du système; cette tour est la négation de la multitude qui ne vise pas favoriser les relations en en émoussant les anicroches mais au contraire à établir une relation univoque, avec un seul destinaire : Dieu.

- l'éloge implicite de la diversité, de la multiplicité, de la différence posant en préalable qu'il ne peut y avoir de relation qu'avec l'autre ; jmais avec le même. La destruction de la tour est lutte contre l'entropie et nous savons tous que, la langue portant en elle une métaphysique implicite, l'existence même d'une langue unique équivaudrait à l'implosion même de la relation. Rien dans cette tour ne se peut entendre, non qu'il y ait ce coup-ci un quelconque bruit de fond, mais qu'au contraire il n'y ait pas de bruit du tout. Nous sommes ici à l'exact inverse de la Monadologie de Leibniz. Lui avait cru nettoyer son système de tout parasite en centralisant toutes les relations avec Dieu comme seul ordonnateur ; ici il n'y a plus qu'une seule monade, qu'une seule relation ... et le système ne peut manquer de s'écrouler faute de collectif.

- l'histoire pourra reprendre exactement au moment où derechef l'objet blanc circulera : Dieu essaime l'humain aux quatre vents, disperse l'humanité en autant de parcelles désormais différenciées qui dès lors circulent, s'échangent ; à la fois s'équivalent et ne s'équivalent pas ; s'entendent et ne se comprennent pas ... bref font à nouveau corps multiple, collectivité. Le joker ici, l'élément blanc reparaît qui peut circuler dès lors que la boîte noire a été détruite. Il ne peut y avoir un seul corps ou une seule monade face à Dieu ! Arendt n'aura pas dit autre chose : le réel ramené à une totalité c'est l'isolement, le déchirement d'avec l'autre, d'avec le monde, d'avec l'oeuvre. Nous aurons à nous en souvenir nous qui cherchons les ingrédients qui bloquent le système : ce sont les mêmes que ceux qui biffent l'histoire. La monomanie reste le discours du mégalomane

Nous voici armés pour comprendre le moment où le collectif prend corps quand, résolument, il s'agit d'un corps politique. L'ironie voudra que ce moment, où enfin circule le joker soit aussi celui de la mort du fondateur.

la troisième, celle de la mort de Romulus

 

 


voir à ce propos l'insistance du texte à mentionner que les Tables sont écrites des deux côtés comme pour mieux signifier que de quelque endroit où l'on se trouve et où qu'elles soient placée, elles demeurent visibles, lisibles - marque même de la circulation, de la circularité. ( voir circonstance)

1)

32.15 Moïse retourna et descendit de la montagne, les deux tables du témoignage dans sa main; les tables étaient écrites des deux côtés, elles étaient écrites de l'un et de l'autre côté.
32.16 Les tables étaient l'ouvrage de Dieu, et l'écriture était l'écriture de Dieu, gravée sur les tables.
32.17 Josué entendit la voix du peuple, qui poussait des cris, et il dit à Moïse: Il y a un cri de guerre dans le camp.
32.18 Moïse répondit: Ce n'est ni un cri de vainqueurs, ni un cri de vaincus; ce que j'entends, c'est la voix de gens qui chantent.
32.19 Et, comme il approchait du camp, il vit le veau et les danses. La colère de Moïse s'enflamma; il jeta de ses mains les tables, et les brisa au pied de la montagne.
32.20 Il prit le veau qu'ils avaient fait, et le brûla au feu; il le réduisit en poudre, répandit cette poudre à la surface de l'eau, et fit boire les enfants d'Israël.
32.21 Moïse dit à Aaron: Que t'a fait ce peuple, pour que tu l'aies laissé commettre un si grand péché?
32.22 Aaron répondit: Que la colère de mon seigneur ne s'enflamme point! Tu sais toi-même que ce peuple est porté au mal.
32.23 Ils m'ont dit: Fais-nous un dieu qui marche devant nous; car ce Moïse, cet homme qui nous a fait sortir du pays d'Égypte, nous ne savons ce qu'il est devenu.
32.24 Je leur ai dit: Que ceux qui ont de l'or, s'en dépouillent! Et ils me l'ont donné; je l'ai jeté au feu, et il en est sorti ce veau.
32.25 Moïse vit que le peuple était livré au désordre, et qu'Aaron l'avait laissé dans ce désordre, exposé à l'opprobre parmi ses ennemis.
32.26 Moïse se plaça à la porte du camp, et dit: A moi ceux qui sont pour l'Éternel! Et tous les enfants de Lévi s'assemblèrent auprès de lui.
32.27 Il leur dit: Ainsi parle l'Éternel, le Dieu d'Israël: Que chacun de vous mette son épée au côté; traversez et parcourez le camp d'une porte à l'autre, et que chacun tue son frère, son parent.
32.28 Les enfants de Lévi firent ce qu'ordonnait Moïse; et environ trois mille hommes parmi le peuple périrent en cette journée.
32.29 Moïse dit: Consacrez-vous aujourd'hui à l'Éternel, même en sacrifiant votre fils et votre frère, afin qu'il vous accorde aujourd'hui une bénédiction.
32.30 Le lendemain, Moïse dit au peuple: Vous avez commis un grand péché. Je vais maintenant monter vers l'Éternel: j'obtiendrai peut-être le pardon de votre péché.
Gn, 32, 15-30

2 ) dans ce passage étonnant où l'on voit Dieu se repentir ....

L'Éternel dit à Moïse: Va, descends; car ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte, s'est corrompu.
32.8 Ils se sont promptement écartés de la voie que je leur avais prescrite; ils se sont fait un veau en fonte, ils se sont prosternés devant lui, ils lui ont offert des sacrifices, et ils ont dit: Israël! voici ton dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Égypte.
32.9 L'Éternel dit à Moïse: Je vois que ce peuple est un peuple au cou roide.
32.10 Maintenant laisse-moi; ma colère va s'enflammer contre eux, et je les consumerai; mais je ferai de toi une grande nation.
32.11 Moïse implora l'Éternel, son Dieu, et dit: Pourquoi, ô Éternel! ta colère s'enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte par une grande puissance et par une main forte?
32.12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: C'est pour leur malheur qu'il les a fait sortir, c'est pour les tuer dans les montagnes, et pour les exterminer de dessus la terre? Reviens de l'ardeur de ta colère, et repens-toi du mal que tu veux faire à ton peuple.
32.13 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit, en jurant par toi-même: Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, je donnerai à vos descendants tout ce pays dont j'ai parlé, et ils le posséderont à jamais.
32.14 Et l'Éternel se repentit du mal qu'il avait déclaré vouloir faire à son peuple.
Gn, 32, 7-14