Elysées 2012

De la nécessité d'un joker pour penser le collectif, pour constituer le collectif

De cet étonnant objet qu'est l'argent
Contreculture 1 / Argent comme objet 2 / Argent comme objet de désir
Du bon usage des campagnes électorales 3 / De la nécessité d'un joker : l'argent 4/ Quand l'objet blanc devient boîte noire : deux récits fondateurs
  5) L'objet du pouvoir : le corps dépecé du roi ou l'argent ? 6) argent de la crise ou crise de l'argent ?
Références Jappe

JC Michéa

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Il ne peut exister de collectif humain sans objet. Il n'y a pas d'objet sans collectif. Il n'y a pas de collectif sans objet. L'animal politique est une fiction
Michel Serres, Rome Le livre des fondations, p 132

Oui, sans doute M Serres a-t-il raison et il faut partir de là, de ce lien si étroit, que l'objet entretient avec le collectif.

Division du travail au fondement

Platon semble hésiter entre sa République et le Politique : si manifestement il voit les sociétés naître du besoin, il sent bien que la dépendance que la division sociale du travail crée entre chacun ne sera pas suffisante pour assurer durablement - en tout cas sans heurts - la cohésion sociale

il y a, selon moi, naissance de société du fait que chacun de nous, loin de se suffire à lui-même, a au contraire besoin d’un grand nombre de gens. Penses-tu qu’il y ait quelque autre principe de la fondation d’un groupe social ? – Pas d’autre, fit-il. – S’il en est donc ainsi, un homme s’adjoignant un autre en raison du besoin qu’il a d’une chose, un second en raison du besoin d’une autre ; une telle multiplicité de besoins amenant à s’assembler sur un même lieu d’habitation une telle multiplicité d’hommes qui vivent en communauté et entraide, c’est pour cette façon d’habiter ensemble que nous avons institué le nom de société politique ; n’est-ce pas vrai ? –
Platon, La République, livre II, 369b-c.

D'où la nécessité d'une classe politique, formée à cet effet, nantie de la connaissance et de la sagesse idoine.

L'échange est ainsi nécessaire, sans doute s'éploie-t-il aux fondations, dans les soubassements de la cité ; ce qui est caché, ce qui est tu, non pas tant volontairement ou que ce fût vulgaire, honteux ou même simplement trivial, non ! simplement parce que le principe, hors-jeu, n'entre jamais dans l'espace qu'il règle ; qu'il n'est pas quelque chose, mais une relation, un processus ; où ce qui s'échange importe moins que le fait lui-même de l'échange : un quasi-objet.

Il n'est pas de système qui se tienne qui n'implique un liant ; qui ne comporte un médiat par où transitent ses éléments ; qui ne porte l'accointance par où chacun se rejoint ou se retrouve telle l'imbrication des deux morceaux de bois qui, séparés forment symbole, mais réunis se jettent. Nous l'avons déjà écrit *, le symbole toujours nous ramène aux fondations.

Penser le multiple

Observons simplement comment fonctionne la démarche rationnelle quand elle a affaire au complexe ou au multiple : elle ramène au simple (Descartes) ; elle ramène au même, à l'aune .La mathesis universalis ! Ce que disait bien Meyerson :

Nous savons que la raison ne procède que d’identité en identité, elle ne peut donc tirer d’elle-même la diversité de la nature... Contrairement au postulat de Spinoza, l’ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de la pensée. S’il l’était, c’est qu’il y aurait identité complète dans le temps et dans l’espace, c'est-à-dire que la nature n’existerait pas. En d’autres termes, l’existence même de la nature est la preuve péremptoire qu’elle ne peut être entièrement intelligible 1

Sans conteste, c'est Kant qui a raison : nous ne saisissons jamais la chose en soi condamnés que nous sommes de la crypter au moins autant que de la coder, c'est-à-dire de la cacher au moins autant que de la traduire dans les schémas soit de notre raison, soit de notre sensibilité. Autant dire que le multiple nous échappe, qu'il fuit de partout ... comme le furet, comme l'argent. C'est qu'ils ont partie liée. Entre moi et la chose, un fossé immense, infranchissable, que le furet franchit nonobstant. Je ne suis jamais seul face à l'objet ou, plus exactement, le rapport que j'entretiens avec l'objet, je ne suis jamais seul à l'entretenir. Tout en moi, perception, connaissance, désir ou crainte, participe d'un environnement social, culturel, politique dont je ne puis faire abstraction. Nous avons appris à penser avec la dialectique, avec cette fabuleuse dynamique où nous croyions que le sujet se constituait dans le face à face avec l'objet, dans cette étonnante spirale d'affirmation et de négation où chacun, tour à tour, perdait puis gagnait puis perdait derechef, où se révélait à la fin, dans cette odyssée de l'esprit qu'Hegel se surprenait d'écrire, que les deux, sans pouvoir s'épuiser jamais, se tiendraient adossés à jamais.

Sauf que : ce vis-à-vis de l'un et de l'autre n'a jamais lieu dans un hâvre solitaire, mais, toujours sur la place publique, au sein de la multitude. Parce que, d'une part, le sujet, on vient de le dire, est traversé en son entendement même par l'environnement où il se meut ; que, d'autre part, l'objet se constitue dans la relation sociale. Il n'y a pas d'objet en soi : il n'y a, dirait Marx, que des marchandises ; ou, si l'on préfère, des enjeux concurrentiels, des fétiches pour cristalliser le désir, la gloire ou la soumission, des marchandises dans l'échange commercial ; mais d'objet brut, jamais ! Pas plus qu'il n'est de sujet sans objet en vis à vis, il ne saurait y avoir d'objet brut, monolithique.

Mais pour que le collectif prenne sens et s'organise, pour qu'il cesse d'être multiplicités éparses, brouillonne et bruyante, pour que la foule se forme en cité et la masse en société, encore faut-il que circule en son sein un objet, qui fasse le lien, qui symbolise le lien qui assure la médiation. Girard nous a appris que ce pouvait être n'importe lequel et qu'il pouvait être choisi au hasard ; qu'importait peu sa valeur ou sa signification parce qu'il était destiné à les revêtir toutes.

Ce qu'on peut appeler un joker ! ce que la mathématique nomme l'inconnue : x !

Il faut dire que sans cet x nulle multiplicité ne serait pensable. C'est qu'à mesure que les systèmes se complexifient, à mesure que croît le nombre d'éléments qui la composent, croissent aussi leurs relations, leurs combinaisons, leurs enjeux.

Voici Babel, où la communication qu'autorise la proximité est aussitôt couverte par le brouhaha de la multitude bariolée. Et surabondent les blocages, les parasitages. L'entropie !

Non décidément, pour qu'un système puisse corectement fonctionner dans sa complexité sans écraser la multiplicité qui la constitue, pour qu'une société puisse se former sans n'y plus laisser les diversités centrifuges l'emporter que les uniformisations centripètes, il n'y a finalement que deux solutions.

En réalité, qu'une !

- ou bien l'on imagine, avec Leibniz, un modèle où les relations seraient réduites au strict minimum - principe de raison suffisante exige - et où la viscosité du système serait garantie par un principe centralisateur. C'est bien le cas de la Monadologie où chaque atome, monade sans porte ni fenêtre, n'entretient aucune relation avec les autres mais seulement avec Dieu, dès lors garant de l'harmonie préétablie. Système parfait, hypercentralisé, où l'on peut reconnaître certains de nos modèles politiques d'ailleurs ; système en réalité qui ne parvient jamais à empêcher tout à fait que resurgissent à la marge ou au centre, des voix discordantes, du bruit, qu'il n'aura pas d'autre choix que de faire taire. Leibniz avait inventé un principe d'ordre : il l'a appelé Dieu ; il eût pu l'appeler l'Etat - au sens où Louis XIV pouvait affirmer que l'Etat c'est moi ! - la Loi, ou le Roi.

- ou bien, au contraire, laisser circuler des jokers au sein de ces multiplicités toujours grouillantes, dont le mouvement brownien peut laisser accroire une certaine cohérence. C'est que le joker n'a pas de valeur, de les pouvoir prendre toutes ; n'est pas tant neutre qu'ambivalent ; n'est pas tant indéterminé qu'indéfiniment déterminable. Et c'est, justement, parce qu'il n'est pas cernable, ni plus définissable que réellement concevable, qu'il parvient à araser les aspérités, adoucir les querelles et réintroduire du chant où il n'était que bruit. Du joker on peut tout dire, avec le joker on peut tout faire ! Ce qui déterminera le joker, ce ne sera jamais lui-même qui est un objet blanc, mais le mileu, l'enjeu où il est objet.

Même s'il n'est pas le seul, l'argent est un joker de ce type. Or, si effectivement il ne parvient plus à remplir son rôle c'est qu'il aura cessé d'être un joker.

De la crise ou
comment d'élément blanc
l'argent soudain se fit boîte noire

On peut envisager, pour le comprendre trois modèles, trois histoires. Car, à l'intersection de la métaphysique, de la sociologie et de l'épistémologie, la circulation de cet élément indéterminé connaît ça et là des crises où subitement plus rien ne s'échange, plus rien ne circule et, alors, tout d'un seul bloc, c'est à la fois le collectif qui s'effondre en masse informe et hurlante, le pouvoir qui vacille et le sacré qui se dérobe.

Des exemples aussi sots que la panique ou le fou-rire peuvent nous aider à le comprendre qui ne nous offrent cependant qu'une partie des clés. Certes, une société est la réunion d'individus aux différences marquées - et qui le demeurent - liés par des intérêts, une histoire ou un projet commun, quand au contraire la masse serait plutôtl'effondrement de ces différences, produisant le paroxysme illusoire de la compassion mais certainement pas celui de la communication.

Certes, on sait que le processus qui mène à cet écrasement de l'individu passe par l'isolement (Verlassenheit) que les mille et uns subterfuges d'un pouvoir totalitaire peut parfaitement mettre en oeuvre mais on sait aussi qu'un tel isolement ne saurait se produire sans qu'en même temps - ce que Arendt nomme désolation - soit rompu aussi le lien qu'en tant qu'individu l'on entretient avec le monde. La masse, selon Arendt, ne peut exister que si sont détruites autant la sphère publique, politique que privée.

Ceci nous le savons et pouvons même tenter de théoriser la folie des masses que ceci, inévitablement, promeut. Ce qu'en revanche nous savons mal, parce qu'en réalité nous observons toujours le phénomène du côté du sujet et pas de l'objet, que nous scrutons le désastre psychologique, intellectuel et moral que vit l'individu enserré dans la masse, mais que nous ne regardons, presque, jamais, ce qui se passe du côté de l'objet, du côté de cette multiplicité brute, ce que nous ne savons pas, que nous n'essayons de comprendre, c'est pourquoi subitement plus rien ne passe, ne circule ; pourquoi subitement, le furet a disparu.

Si nous ne nous trompons pas en supposant avec Serres qu'il n'y a pas de collectif sans objet - ni d'ailleurs d'objet sans collectif ; si nous approchons du noeud du problème en supposant ainsi que toute crise du collectif doive toujours se traduire, non pas s'expliquer mais se repérer au moins par une crise de cet objet blanc qu'est le joker, alors effectivement c'est cet objet qu'il faut scruter, cet objet blanc qui subitement devient noir ; ce trou - noir - qui dès lors n'assure plus le lien mais au contraire le rend impossible.

Si nous ne nous trompons pas en supposant que ces moments sont toujours radicaux, parce que de fondation, alors c'est bien du côté des récits des fondateurs qu'il faut aller chercher.

Si nous ne nous trompons pas - et c'est bien pour cela que nous avons vu dans le texte de Jappe une occasion de nous y attarder - alors la crise actuelle, que l'on nomme indifféremment crise de la dette, de la zone euro, crise monétaire ... - oui cette crise ne saurait plus être considérée seulement comme la énième occurence de cycles que les économistes n'ont ont appris à penser - mais pas à prévoir - mais bien plutôt comme une crise radicale.

C'est en tout cas ce que nous cherchons à comprendre.

Or, si dans les récits de fondation nombreux sont ceux qui narrent les relations complexes, difficiles, entre homme et dieu, plus nombreux encore ceux qui décrivent les violentes relations que les hommes entretiennent entre eux, qui tous pourraient se contenter d'une lecture girardienne, beaucoup moins nombreux sont ceux qui décrivent ces moments originaires, entremêlant public et privé, physique et métaphysique, où se voit l'objet circulant ... qui brusquement ne circule plus !

L'un est le récit biblique de la Tour de Babel, avec en contre-point son antithèse réussie - le récit de la Pentecôte c'est-à-dire la descente de l'esprit saint sur les apôtres ; l'autre est le récit de la mort de Romulus dans sa double version de Tite-Live et de Plutarque.

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1) Identité et Réalité p 449