Elysées 2012

Troisième lecture

Le corps dépecé du roi

De cet étonnant objet qu'est l'argent
Contreculture 1 / Argent comme objet 2 / Argent comme objet de désir
Du bon usage des campagnes électorales 3 / De la nécessité d'un joker : l'argent 4/ Quand l'objet blanc devient boîte noire : deux récits fondateurs
  5) L'objet du pouvoir : le corps dépecé du roi ou l'argent ? 6) argent de la crise ou crise de l'argent ?
Références Jappe

JC Michéa

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Deux versions existent de la mort de Romulus qui clôt le temps de la fondation : celui de Tite Live et celui de Plutarque qui met en parallèle la vie de celui-ci avec Thésée.

Une assemblée, un orage et puis Romulus disparu. Récit pas vraiment étonnant de la disparition : on la retrouvera plus tard avec le Christ. Celui dont l'origine est divine ne peut avoir ni vraiment de naissance ordinaire ni de funérailles conventionnelles.

Mais de quoi finalement parle ce récit ? J'ai longtemps cru qu'il ne s'agissait que d'un de ces récits mythologiques ordinaires où l'excellence du héros devait être marquée non seulement par ses hauts faits d'armes - ou éventuellement sa notable sagesse - mais aussi par ses naissance et décès qui ne sauraient être ordinaires.

J'ai cru longtemps que ce récit n'était que l'allégorie passablement stéréotypée du politique. Il est beaucoup plus.

Trois récits imbriqués les uns dans les autres.

Un orage, un roi qui disparaît, des sénateurs autour, que la rumeur soupçonne sans que la foule ose vraiment les accuser ; une foule qui fuit devant l'orage, mais qui revient le lendemain et bâtit un culte.

- Récit d'une apothéose -ἀποθέωσις - d'abord qui est présentée comme une montée au ciel, comme un retour au lieu d'origine. Le règne de Romulus n'aura été qu'un passage, glorieux et prometteur, mais un passage cependant, la simple ouverture des cieux pour que fût fondée Rome.
C'est encore une fois l'exact inverse du récit de Babel : ce n'est pas l'homme qui s'érige à force de travail à la hauteur des dieux, c'est le divin au contraire qui par les tumultes des cieux rappelle à lui l'un des siens. Avec sa disparition commencent véritablement le temps du politique, cessent les fondations ; commence la promesse. L'homme de dieu à la fois bloque et permet l'histoire. Il la fonde mais tant qu'il occupe l'espace il est comme un trou noir qui aspirerait tout à sa périphérie ; tout tourne autour de lui, dépend de lui, procède de lui. Il est Rome et empêche paradoxalement la cité romaine de se créer : devant lui, seulement une foule indifférenciée, une masse hurlante et craintive ; une masse qui fuit.
Marque de l'envoyé : il disparaît, purement et simplement, il n'a pas de sépulture. On retrouve ce trait autant chez Moïse(1) que Dieu enterre lui-même, que chez le Christ, dont le corps disparaît, purement et simplement. A la jointure de deux espaces, de deux mondes, l'envoyé, le messager, le prophète ne peut laisser de trace universelle s'il abandonne sa dépouille. Le lieu où on le vénérera est un espace blanc : nous y voilà. Temps épique que celui de la présence de l'Envoyé, temps de la fondation, il ne saurait être que l'interstice arraché aux temps ordinaires.
Le temps des fondateurs se présente toujours comme une circonstance : étymologiquement. Tout de toute façon se tiendra autour d'eux, de leur trône tant qu'ils sont présents ; de leur temple dès lors qu'ils seront retournés à dieu.

- Récit du politique ensuite : où j'imagine qu'une lecture à la Girard peut faire florès.
Romulus est l'homme de la violence. Il inaugure son règle par la mort de son frère jumeau, il le termine par son propre - possible assassinat par les sénateurs, qui, eux aussi l'enserraient, lui tournaient autour pour le protéger des tumultes ou l'occire qu'importe - une circonstance à nouveau. Entre temps que de morts, ne serait-ce que sa propre mère, Rhéa Silva, enterrée vivante de n'être plus vierge - d'avoir été violée par Mars. Le politique est cette mise à mort elle-même et le pouvoir participe essentiellement de la mort. Sous les plis de la toge, le corps dépecé de Romulus : ces morbides parts constituent le pouvoir : qui les tient réunis détient le pouvoir. Part cachée, enfouie au creux des fondations de la cité, comme Rhéa Silva enterrée vivante : oui, au plus profond des fondations, les cadavres déchiquetés que l'on cache ou cherche, qu'importe c'est le même mot. Que l'on cherche, circa encore : circonstance.
PertinaxOù j'imagine qu'on pourrait mettre à bas toute la dialectique hégélienne et l'illusion - l'espoir ? - que de la négation pût jamais surgir quelque progrès que ce soit : l'histoire n'est jamais que l'obsédante répétition de la mise à mort initiale, d'un sacrifice rituel si l'on veut, comme si les assassinats de César, de Commode, de Pertinax ... - la liste est si longue - n'étaient là que pour rappeler que le pouvoir n'est jamais que l'interstice, parfois si court comme ce fut le cas de Pertinax - entre une mise à mort inaugurale et finale.
Peut-être finalement fut-ce Rémus qui fut le premier roi de Rome sauf à considérer que son règle presque virtuel ne s'étendit que du franchissement du sillon jusqu'à sa mise à mort tant il apparait clairement que l'acte de fondation réside toujours dans l'instauration de la loi et donc dans sa transaction, dans l'enfouissement de la trahison initiale.
D'ailleurs le récit de Tite Live n'hésite-t-il pas entre deux versions où ce pourrait bien être plutôt la foule qui mît Rémus à mort ? où les deux se ressemblent tellement qu'un sort inverse n'eût strictement rien changé ?
D'ailleurs ces jumeaux ne sont-ils pas tellement semblables qu'au fond, il est bien difficile de dire qui des deux tua l'autre ? Parce que de toute manière ceci revient au même ! Mais ce qu'il importe de comprendre c'est que, tout à coup, Romulus disparu, la boîte noire qui celait si tragiquement les crimes originels, cette boîte subitement devient blanche qui s'égaye en ces multiples parts du corps que l'on cache sous la toge mais se refile de main en main.
Le magister se fait ministre de cacher ainsi qu'il tient en ses mains la boîte blanche, innocent ou coupable qu'importe, les deux à la fois sans doute : il a le pouvoir d'à la fois cacher et sous-entendre sa culpabilité ; il est ministre de faire circuler la boîte.

- Récit du collectif qui se forme car il n'est plus cette foule apeurée et bruyante : qui se soude et tournoye autour des parts éparses du corps du roi : circonstance ! Ce à quoi nous fait assister ce récit c'est bien à la fondation, non pas de la cité, au sens politique, mais de la société formée désormais non plus comme une multiplicité tapageuse, brouillonne et indifférenciée mais au contraire comme un groupe organisé, une société.
Pour que cela fût possible, il fallait bien au préalable comme nous l'avions vu, que circule en son sein un quasi-objet, une boite blanche - et ce sera le corps dépecé du roi ; il fallait aussi que se mettent en place ces relais, blancs aussi que nous avions relevés, qui transmettent au sein du collectif, et gomment les aspérités de tout parasitage éventuel. C'est Julius Proculus d'abord, qui, dans les deux récits, joue ce rôle, qui transmet la parole de Romulus, et fait ainsi tourner l'ire de la foule contre les sénateurs en dévotion devant le trône vide.
Ce qui est remarquable ici c'est que le récit se place non pas au centre, mais aux bords flous de cette multiplicité en train de se former : la fête qui se célébrait ce jour là Poplifugium (3) - la fuite du peuple - se traduit par ce rituel tout à fait révélateur où les noms romains sont lancés à hautes voix par tout un chacun comme pour mieux marquer la nécessité d'un relais, mais blanc assurément puisque n'importe quel nom fait l'affaire , celui de tous, celui de chacun.
Ce que nous voyons, c'est, sur les bords, les marges extrêmes, un peuple se former dans sa fuite même. Fuite désordonnée, oui, mais d'autant plus féconde de relations qu'elle est chaotique. Moment tournoyant, circonstance encore, miracle peut-être, fruit vraisemblable en fait, de rencontres que l'aléatoire lui-même rend probables, possibles : le peuple fuit, s'affole, bruisse et brâme, et c'est alors que du désordre, néguentropiquement naît l'ordre. Ce tournoiement, parfois a nom révolution qui est encore un cycle.

Un contrat ? Assurément, non !

Ce pourrait être la leçon à tirer d'un tel récit. Nous avons appris, soit dans les textes sacrés avec l'Alliance, soit dans les textes philosophiques, avec Hobbes, Rousseau etc, ... qu'une société se fondait toujours sur un contrat fondateur, fût-il seulement théorique. En réalité, elle semble ne tenir qu'à la circulation de cet objet blanc. Parce que nul ne le détient - en tout cas ouvertement et définitivement - parce qu'il passe de main en main, que chacun est supposé le détenir sans jamais l'avouer ou même le savoir, cet objet blanc rend possible le passage au nous. Le quasi-objet constitue le nous parce qu'il est l'essence de la relation. Ce n'est qu'après, plus tard, qu'on cherchera à fonder la société sur la volonté générale ou sur l'idée abstraite de contrat voire sur un Dieu transcendant mais la condition première de la société n'est pas à rechercher dans une abstraction qui la précéderait, seulement dans la circulation de cet objet blanc qui marque l'espace social des relations. Avec lui, cesse la turbulence des temps fondateur ; avec lui commence l'histoire.

suite et fin


1)

34.4 L'Éternel lui dit: C'est là le pays que j'ai juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob, en disant: Je le donnerai à ta postérité. Je te l'ai fait voir de tes yeux; mais tu n'y entreras point.
34.5 Moïse, serviteur de l'Éternel, mourut là, dans le pays de Moab, selon l'ordre de l'Éternel.
34.6 Et l'Éternel l'enterra dans la vallée, au pays de Moab, vis-à-vis de Beth Peor. Personne n'a connu son sépulcre jusqu'à ce jour.
34.7 Moïse était âgé de cent vingt ans lorsqu'il mourut; sa vue n'était point affaiblie, et sa vigueur n'était point passée.
Dt, 34, 4-7

2) rappelons, pour la petite histoire - et pour le plaisir - que Pertinax fut haussé à la dignité d'empereur précisément pour sa vertu et sa rigueur ... mais assassiné par sa garde prétorienne quelques mois plus tard, précisément pour la même raison. La chronique rapporte d'ailleurs que ce 28 mars 193 vit l'empire à proprement parler mis aux enchères, autre façon de dépecer le corps du roi ...

3) Plutarque

Le jour auquel il disparut s’appelle Fuite du peuple, et nones Capratines[76], parce qu’on fait, ce jour-là, un sacrifice hors de la ville, près du marais de la Chèvre : la chèvre, en latin, se dit capra. Quand on sort pour le sacrifice, on prononce à hauts cris un certain nombre de noms romains, tels que Marcus, Lucius, Caïus, pour imiter ce qui se passa à cette déroute, et comment ils s’appelaient les uns les autres, dans leur trouble et leur frayeur.