Elysées 2012

Tite Live
Mort de Romulus I,16

 

(1) Après ces immortels travaux, et un jour qu'il assistait à une assemblée, dans un lieu voisin du marais de la Chèvre, pour procéder au recensement de l'armée, survint tout à coup un orage, accompagné d'éclats de tonnerre, et le roi, enveloppé d'une vapeur épaisse, fut soustrait à tous les regards. Depuis, il ne reparut plus sur la terre. (2) Quand l'effroi fut calmé, quand à l'obscurité profonde eut succédé un jour tranquille et pur, le peuple romain, voyant la place de Romulus inoccupée, semblait peu éloigné de croire au témoignage des sénateurs, lesquels, demeurés près du roi, affirmaient que, pendant l'orage, il avait été enlevé au ciel. Cependant, comme si l'idée d'être à jamais privé de son roi l'eût frappé de terreur, il resta quelque temps dans un morne silence. (3) Enfin, entraînés par l'exemple de quelques-uns, tous, par acclamations unanimes, saluent Romulus, dieu, fils de dieu, roi et père de la ville romaine. Ils lui demandent ; ils le conjurent de jeter toujours un regard propice sur sa postérité. (4) Je suppose qu'il ne manqua pas alors de gens qui accusèrent tout bas les sénateurs d'avoir déchiré Romulus de leurs propres mains ; le bruit même s'en répandit, mais n'acquit jamais beaucoup de consistance. Cependant l'admiration qu'il inspirait, et la terreur du moment, ont consacré le merveilleux de la première tradition.

(5) On ajoute que la révélation d'un citoyen vint fortifier encore cette croyance. Tandis que Rome inquiète déplorait la mort de son roi, et laissait percer sa haine contre les sénateurs, Proculus Julius, autorité grave, dit-on, même à propos d'un fait aussi extraordinaire, s'avança au milieu de l'assemblée, et dit : (6) "Romains, le père de cette ville, Romulus, descendu tout à coup des cieux, m'est apparu ce matin au lever du jour. Frappé de terreur et de respect, je restais immobile, tâchant d'obtenir de lui, par mes prières, qu'il me permît de contempler son visage : (7) "Va, dit-il, annoncer à tes concitoyens que cette ville que j'ai fondée, ma Rome, sera la reine du monde ; telle est la volonté du ciel. Que les Romains se livrent donc tout entiers à la science de la guerre ; qu'ils sachent, et après eux leurs descendants, que nulle puissance humaine ne pourra résister aux armes de Rome." À ces mots, continua Proculus, il s'éleva dans les airs. (8) Il est étonnant qu'on ait si facilement ajouté foi à un pareil discours, et aussi combien la certitude de l'immortalité de Romulus adoucit les regrets du peuple et de l'armée.

 


PLUTARQUE
LES VIES DES HOMMES ILLUSTRES.

Numitor son aïeul étant mort, Romulus devait réunir à son domaine le royaume d’Albe. Mais il en avait laissé le gouvernement au peuple, pour gagner par là sa confiance, et s’était seulement réservé d’y nommer tous les ans un magistrat pour rendre la justice. Cette imprudence apprit aux principaux de Rome à désirer un état indépendant et sans roi, où 133 ils pussent commander chacun à leur tour. Les patriciens, décorés simplement d’un vain titre et de quelques marques d’honneur, mais n’ayant aucune part aux affaires, étaient appelés au conseil par coutume, plutôt que pour y délibérer. Ils écoutaient en silence les ordres du roi, et se retiraient ensuite sans avoir d’autre avantage sur le peuple que d’être instruits les premiers de ce qui avait été décidé. Ce n’était pas encore ce qui les eût le plus blessés ; mais quand Romulus, de sa seule autorité et sans leur approbation, sans même les avoir consultés, eut distribué aux soldats les terres qu’il avait conquises, et rendu aux Véiens leurs otages, alors le sénat se crut indignement outragé.

XXXVI. Aussi lorsque peu de temps après Romulus disparut subitement, le soupçon de sa mort tomba sur les sénateurs. Elle arriva le jour des nones de juillet, appelé alors Quintilis ; et son époque est la seule chose qu’on en sache d’une manière sûre ; car, encore à présent, il se pratique ce jour-là plusieurs cérémonies qui rappellent cet événement. Au reste, on ne doit pas s'étonner de cette incertitude, puisque Scipion l'Africain lui-même ayant été trouvé mort dans sa maison après son souper, on ne put jamais découvrir la cause de cet accident. Les uns disent qu'étant souvent malade et d'une complexion faible, il était mort de défaillance ; les autres, qu'il s'était empoisonné lui-même ; enfin, on croit que ses ennemis entrèrent chez lui pendant la nuit, et l'étouffèrent. Cependant son corps fut exposé à la vue du public, et chacun put y chercher des indices du genre de sa mort ; mais Romulus disparut tout à coup, sans qu'il restât aucune partie de son corps ni de ses vêtements.

XXXVII. On a donc conjecturé que les sénateurs s’étaient jetés sur lui dans le temple de Vulcain (33), qu’ils l’avaient mis en pièces, et que chacun avait emporté sous sa robe une partie de son corps. D’autres ont dit que cette disparition n’eut lieu 134 ni dans le temple de Vulcain, ni en présence des sénateurs seuls ; mais que Romulus, tenant ce jour-là une assemblée du peuple hors de la ville, près du marais de la Chèvre, il se fit tout à coup dans l’air une révolution extraordinaire, et il survint une tempête si affreuse, qu’il serait impossible de la décrire. La lumière du soleil fut totalement éclipsée ; une nuit horrible couvrit les airs ; on n’entendait de toutes parts que de grands éclats de tonnerre, que des vents impétueux qui soufflaient avec violence. Le peuple effrayé se dispersa ; mais les sénateurs se rapprochèrent les uns des autres. Dès que l’orage fut passé, et que le jour eut repris sa lumière, le peuple revint au lieu de l’assemblée. Son premier soin fut de demander et de chercher le roi, qui ne paraissait pas : mais les sénateurs, arrêtant ses perquisitions, lui ordonnent d’honorer Romulus, qui vient d’être enlevé parmi les dieux, et qui désormais sera pour eux, au lieu d’un roi doux et humain, une divinité propice. Le petit peuple les crut sur parole ; ravi de joie et plein d’espérance, il se retira en adorant le nouveau dieu. Mais d’autres, animés par le ressentiment et la vengeance, poussèrent plus loin leurs recherches, et causèrent de vives inquiétudes aux sénateurs, en les accusant d’être les meurtriers du roi, et de chercher à couvrir leur crime par des contes ridicules.

XXXVIII. Pendant le tumulte que cet incident fit naître, un des premiers patriciens, généralement estimé pour sa vertu, qui avait suivi Romulus d’Albe à Rome, et avait joui de la confiance et de la familiarité de ce prince, Julius Proculus, s’avança au milieu de la place publique ; et là, en présence de tout le peuple, il jura, par ce qu’il y avait de plus sacré, qu’en revenant de l’assemblée Romulus lui avait apparu plus grand et plus beau qu’il ne l’avait jamais vu, et couvert d’armes plus brillantes que le feu ; qu’à cette vue, saisi d’étonnement, il lui avait dit : « Ah ! prince, que vous avons-nous fait ? et pourquoi nous avez-vous quittés, en nous exposant aux accusations les plus graves et les plus injustes, en laissant toute la 135 ville privée d’un père et plongée dans un deuil inexprimable ? » Que Romulus lui avait répondu : « Les dieux veulent, Proculus, qu’après avoir vécu si longtemps avec les hommes, quoique fils d’un dieu, après avoir bâti une ville qui surpassera toutes les autres en puissance et en gloire, je retourne au ciel d’où je suis descendu. Adieu ; allez dire aux Romains qu’en pratiquant la tempérance, en exerçant leur courage, ils s’élèveront au plus haut point de la puissance humaine. Pour moi, sous le nom de Quirinus, je serai votre dieu tutélaire. » Le caractère de Proculus, et le serment qu’il avait fait, firent ajouter foi à son témoignage. D’ailleurs l’assemblée, par une sorte d’inspiration divine, fut saisie d’un tel enthousiasme, que personne ne pensa à le contredire, et que, renonçant à leurs soupçons, ils se mirent tous à invoquer et à adorer Quirinus.