Elysées 2012

L'argent est quasi-objet

De cet étonnant objet qu'est l'argent
Contreculture 1 / Argent comme objet 2 / Argent comme objet de désir
Du bon usage des campagnes électorales 3 / De la nécessité d'un joker : l'argent 4/ Quand l'objet blanc devient boîte noire : deux récits fondateurs
  5) L'objet du pouvoir : le corps dépecé du roi ou l'argent ? 6) argent de la crise ou crise de l'argent ?
Références Jappe

JC Michéa

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Obscur objet du désir ?

Il court, il court, tel le furet et semble ne devoir s'arrêter jamais. Il court sans qu'on puisse jamais pouvoir espérer seulement l'attraper. Ce qu'illustrent si parfaitement les marchés boursiers, où la marchandise réelle n'est plus que le truchement par lequel il se reproduit et gonfle - telle la rumeur ; où une cargaison changera de propriétaires - virtuels - un nombre invraisemblable de fois entre son lieu d'expédition et de livraison ; où la production n'est plus que le prétexte - le contexte - d'une production irréelle de valeur abstraite qui est à soi seule sa propre justification.

Etrange, comme tout objet de désir qui à la fois justifie la chasse mais la menace en même temps : la chasse n'est justifiée que par la proie s'évadant, et cesse sitôt la prise faite. L'aboutissement de la chasse demeure la curée. Il n'est rien pire finalement que le désir réalisé, nous le savons tous. Il n'est paradoxalement pas de plus grand bonheur que de désir jamais totalement ou si fugacement accompli qu'il ne soit d'autre voie que de se remettre en route ; encore et toujours.

Platon, assurément, avait vu juste en faisant d'Eros le fils tant de Penia que de Poros : à la fois miséreux et entreprenant, homme et femme, riche et pauvre - celui à qui tout échappe au moment même où il le croit avoir enfin saisi, sublime intersection entre apothéose et morbidité. Ni sage, ni ignorant : il n'est pas, il va ; il est le mouvement même, ce qui jamais ne s'accompli faute de se consumer.

mais un désir contrarié

Freud, dans le même registre, dit la même chose : qu'il y a quelque chose dans le désir sexuel qui n'autorise aucune satisfaction pleine et entière du désir ; que par le truchement du déplacement, de la sublimation auquel contraignent le fait social, la morale, la loi, mais aussi le travail il ne saurait y avoir qu'une satisfaction partielle du désir, une satisfaction où la sécurité prend une place essentielle.

Mais à tout prendre cet échec relatif est une chance qui garantit sa reproduction, qui autorise une dynamique sans cesse renouvelée - la seule opportunité d'échapper à la grande mort.

C'est, au reste, exactement la fonction que Freud confère au travail, manifeste opérateur de la civilisation, qui en assure toute l'ambivalente fonction : déplacer par le biais de la sublimation les pulsions tant d'affirmation de soi que de domination vers des valeurs socialement fécondes de construction, de création, de transformation du monde ; et empêcher par là que ces pusions courussent au terme de leur logique et ne s'achevassent en pulsion de destruction, de mort.

transférer les composantes narcissiques agressives, voire érotiques de la libido, dans le travail professionnel et les relations sociales qu'il implique
Freud 2

Toute la démarche freudienne incline dans le même sens où certains virent assurément la résurgence d'une pensée résolument petite-bourgeoise, ou d'autres n'eurent pas tort de considérer une antinomie radicale avec la démarche marxiste ; où d'autres, enfin tentèrent de réaliser une improbable synthèse (Reich, Marcuse) : le fait social n'est pas prédisposé à assurer le bonheur ni donc à assouvir le désir humain.

C’est également notre droit d’espérer d’elle (la civilisation) , peu à peu, des changements susceptibles de satisfaire mieux à nos besoins et de la soustraire ainsi à nos critiques. Toutefois, nous nous familiariserons peut-être à cette idée que certaines difficultés existantes sont intimement liées à son essence et ne sauraient céder à aucune tentative de réforme.

Où Freud voit Malaise, mais risque aussi de régression vers des pulsions destructrices par où dès 29 il entrevit assez bien le risque du nazisme, où, bien pessimiste, il pense à rebours de la philosophie du progrès et frôle d'assez près, une conception tragique de l'histoire.

Tout bien considéré, on doit bien pouvoir dire la même chose de l'argent : le fait même qu'il ne renvoie pas à une satisfaction immédiate mais à une satisfaction toujours différée, qu'il n'équivaille pas à la possession d'un objet mais à la seule promesse de sa possession, autorise à la fois cette capitalisation infinie qu'une richesse entendue comme possession de marchandises ne permettait pas, mais aussi et surtout la constante redéclenchement de la dynamique du désir.

A ce titre l'argent apparait pour ce qu'il est : l'objet nécessairement contrariant d'un désir qui doit être impérativement contrarié.

On peut à ce titre, ce que nous avons déjà tenté, reprendre l'analyse de Bataille :

Dans la mesure où l’homme s’est défini par le travail et la .conscience;, il dut non seulement modérer, mais méconnaître et parfois maudire en lui-même l’excès sexuel. En un sens, cette méconnaissance a détourné l’homme sinon de la .conscience; des objets, du moins de la conscience de soi. Elle l’a engagé en même temps dans la conscience du monde et dans l’ignorance de soi. Mais, s’il n’était d’abord devenu conscient en travaillant, il n’aurait pas de connaissance du tout: il n’y aurait encore que la nuit animale. (3)

Ce que l'homme perd d'un côté, il le gagnerait de l'autre : il perd quelque chose de la connaissance de soi, il perd quelque chose dans cette satisfaction mais différée de ses désirs ; mais d'un autre côté il gagnerait, du côté de la sécurité, affirme Freud, du côté de sa propre humanité, selon Bataille.

Et pourtant ...

Sauf à considérer que ceci ne pourra être résolument affirmé de l'argent lui-même que pour autant qu'il soit symbolique du travail, justement, c'est-à-dire de ce qui seul, dans l'espace social, est producteur de valeur. Or c'est justement ce que conteste Jappe en désignant qu'avec la financiarisation du capitalisme nous aurions basculé dans un système qui ne fonctionnerait plus en ceci que l'argent ne renverrait plus à sa base réelle - le travail - ne serait plus un moyen facilitant production et échanges mais une fin en soi - basculement où nous savons devoir reconnaître la figure du mal ou de la perversion : une fin qui n'est plus que la seule multiplication de l'argent par lui-même. Perversion où nous pouvons reconnaître la figure archaïque de l'usure telle que définie par Aristote, cette forme d'échange qui n'a même plus besoin de transiter par le truchement de la marchandise, figure honnie dès l'antiquité pour cette raison même d'évincer l'homme et d'ériger l'argent en absolu, divin ou quasi-divin.

Mais l'argent n'est réel que lorsqu'il est le représentant d'un travail vraiment exécuté et de la valeur que ce travail a créée. Le reste de l'argent n'est qu'une fiction qui se base sur la seule confiance mutuelle des acteurs, confiance qui peut s'évaporer. Nous assistons à un phénomène pas prévu par la science économique : non à la crise d'une monnaie, et de l'économie qu'elle représente, à l'avantage d'une autre, plus forte. (...)

Nous assistons donc à une dévalorisation de l'argent en tant que tel, à la perte de son rôle, à son obsolescence. Mais non par une décision consciente d'une humanité finalement lasse de ce que déjà Sophocle appelait "la plus funeste des inventions des hommes", mais en tant que processus non maîtrisé, chaotique et extrêmement dangereux.(...) L'argent est notre fétiche : un dieu que nous avons créé nous-mêmes, mais duquel nous croyons dépendre et auquel nous sommes prêts à tout sacrifier pour apaiser ses colères... *

Des quatre figures d'échange qu'avait repérées Aristote :

M->M' (troc)
M->A->M' (échange économique)
A->M->A' (échange chrématistique)
A->A' (usure)

l'usure reste bien l'exact contraire du troc et, pour autant qu'il s'agisse ici d'une figure binaire ... assurément une forme tragique. Car ce qui y transparait tient au fait que si l'échange, et ainsi le travail humain, si donc la société elle-même a besoin de l'argent pour correctement fonctionner et assurer sa dynamique, en revanche l'argent lui, peut parfaitement se dispenser de la société et se déployer dans l'univers abstrait du marché ou celui, furieusement virtuel, de la salle de marché boursier ... où il se fait lui-même une marchandise.

D'où ne manqueront pas de resurgir les figures tutélaires du mal, les fantasmes archaïques de la peur dont se délectera toute extrême-droite fidèle à ses obsessions : l'usurier parasite, le dévoreur ou le traître, l'argent international qui, n'ayant nulle racine ni identité, se peut moquer de tous et de tout - et, en particulier de la nation. Partant, le juif n'est jamais loin non plus que le délire du complot .... Et c'est à ce double titre que l'argent se révèle l'ogre ou la pieuvre de nos délires archaïques ...en détruisant deux fois la cité : en la réduisant à un champ virtuel de spéculation ; en exacerbant les délires fascistes d'un appel à des racines ou nationalistes ou, pire encore ethniques, voire même à une régression qui aura déjà une fois dans l'histoire pris le nom de Révolution Nationale.

Et pourtant ....

L'argent a donc à voir non seulement avec l'économique, ce qui est évident ; mais encore avec le psychologique, on le voit ; mais éminemment avec le politique. Et de ce point de vue il est figure de l'espace social qu'il est supposé dessiner par sa circulation même.

Sauf à considérer, et la différence est cruciale, que l'obstacle à la pleine satisfaction de la pulsion ne provient pas ici d'un facteur externe, le travail ou la société, mais de l'objet lui-même, de cet argent qui n'est finalement qu'une pure et simple représentation, un symbole. De cet argent qui n'est pas un objet mais un quasi-objet.

Sauf à considérer, et la différence est cruciale, que le danger qui menace le corps social sourde de la nature virtuelle proprement dite de l'argent qui apparaît aisément comme une sorte de deus ex machina ou grand ordonnateur à la fois invisible et omniprésent qui tendrait entropiquement à avaler, tel un trou noir l'espace qu'il est pourtant supposer ordonnancer.

Parce que, précisément, il ne s'agit pas d'un objet comme les autres mais d'un quasi-objet.

suite


1) Platon Le Banquet

Maintenant, comme fils de Poros et de Penia, voici quel fut son partage. D’un côté, il est toujours pauvre, et non pas délicat et beau comme la plupart des gens se l’imaginent, mais maigre et défait, sans chaussure, sans domicile, point d’autre lit que la terre, point de couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues, enfin en digne fils de sa mère, toujours misérable. D’un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon; il est mâle, entreprenant, robuste, chasseur habile, sans cesse combinant quelque artifice, jaloux de savoir et mettant tout en oeuvre pour y parvenir, passant toute sa vie à philosopher, enchanteur, magicien, sophiste. Sa nature n’est ni d’un immortel, ni d’un mortel; mais, tour à tour, dans la même journée, il est florissant, plein de vie, tant que tout abonde chez lui; puis, il s’en va mourant, puis il revit encore, grâce à ce qu’il tient de son père. Tout ce qu’il acquiert, lui échappe sans cesse: de sorte que l’Amour n’est jamais ni absolument opulent, ni absolument misérable; de même qu’entre la sagesse et l’ignorance, il reste sur la limite, et voici pourquoi: aucun dieu ne philosophe et ne songe à devenir sage attendu qu’il l’est déjà; et, en général, quiconque est sage n’a pas besoin de philosopher. Autant en dirons-nous des ignorants: ils ne sauraient philosopher ni vouloir devenir sages; l’ignorance a précisément l’inconvénient de rendre contents d’eux-mêmes des gens qui ne sont cependant ni beaux, ni bons, ni sages; car enfin nul ne désire les choses dont il ne se croit point dépourvu.

2) Freud

3 G Bataille

4) on trouvera ici, par exemple, et prise entre mille, une page illustrant ce phantasme de la pieuvre

De quoi la pieuvre est-elle la figure ?