G Bataille Le travail, opposé à l'exubérance sexuelle, est la condition de la conscience des choses
L'érotisme p 170

 

À ces premiers principes, les données numériques du premier Rapport Kinsey répondent avec une minutie remarquable. Seule la pègre, qui ne travaille pas, et dont les conduites, dans l'ensemble , reviennent à une négation de I'« humanité», donne une proportion de 49,4 % de haute fréquence. En moyenne cette proportion répond, pour les auteurs du Rapport, à la fréquence normale donnée dans la nature - dans l'animalité de l'anthropoïde. Mais elle s'oppose, dans son unicité, à l'ensemble des conduites proprement humaines, qui, variant selon les groupes, sont désignées par des proportions de haute fréquence allant de 16,1 à 8,9 %. Le détail des indices est d'ailleurs notable. C'est dans l'ensemble selon l'humanisation plus ou moins grande que l'indice varie : plus les hommes sont humanisés et plus leur exubérance est réduite. Nous précisons : la proportion des hautes fréquences est de 15,4 % chez les manoeuvres, de 16,1 % chez les ouvriers à demi qualifiés, de 12,1 % chez les qualifiés, de 10,7 % chez les « cols blancs » inférieurs, de 8,9 % chez les supérieurs.

Une seule exception néanmoins : à passer des « cols blancs » supérieurs aux profe ssions importante s qui répondent aux classes dirigeantes, l'indice remonte de plus de trois unités pour atteindre 12,4. Si l'on songe aux conditions dans lesquelles ces chiffres ont été obtenus, il n'y a pas lieu de tenir compte de différences trop petites. Mais la décroissance du manoeuvre au « col blanc» supérieur est assez constante, et la différence de 3 ,5 entre ce dernier et la profession importante représente un surcroît d'environ 30 % : le taux s'élève à peu près de deux ou trois orgasmes par semaine. Le sens d'un redressement si l'on passe à la classe dominante est dès l'abord suffisamment clair: elle connaît, par rapport aux catégories précédentes, un minimum d'oisiveté, et la richesse moyenne dont elle jouit ne répond pas toujours à une somme exceptionnelle de travail ; elle dispose évidemment d'un excès d'énergie supérieur à celui des classes laborieuses. Ceci compense le fait qu'elle est plus humanisée qu'une autre.

L'exception de la classe dominante a d'ailleurs un sens plus précis. En marquant un aspect divin de l'animalité et un aspect servile de l'humanité, j'ai été amené à faire une réserve : il devait y avoir toutefois dans l'humanité quelque élément irréductible à la chose et au travail, tel que l'homme fût en définitive plus difficile à asservir que l'animal. Cet élément se retrouve à tous les échelons de la société, mais il est principalement le fait de la classe dirigeante . Il est facile d'apercevoir qu'une réduction à la chose n'a jamais qu'une valeur relative : être une chose n'a de sens qu'en rapport avec celui dont l'objet possédé est la chose : un objet inerte, un animal, un homme peuvent être des choses, mais ils sont la chose d'un homme. En particulier, un homme ne peut être une chose qu'.à la condition d'être la chose d'un tiers, et ainsi de suite, mais non sans fin. Le moment vient où l'humanité elle-même, eût elle jusqu'en un point donné le sens de la réduction, est tenue de s'accomplir, où, un homme ne dépendant plus d'aucun autre homme, la subordination générale prend un sens en celui au profit duquel elle a lieu, qui ne peut être, lui, subordonné à rien. Cette échéance, en principe, revient à la classe dominante, qui a généralement la charge, en elle-même, de libérer l'humanité de sa réduction à la chose, d'élever l'homme, en elle-même, à l'instant où il est libre.

D'ordinaire, à cette fin, cette classe s'est d'ailleurs libérée du travail et, si l'énergie sexuelle est mesurable, elle en disposa en principe dans des proportions qui l'égalèrent sensiblement à la pègre. La civilisation américaine s'est éloignée de ces principes en ce que la classe bourgeoise , qui dès l'origine la domina seule, n'y est presque jamais oisive : elle garde néanmoins une partie des privilèges des classes supérieures. L'indice, relativement faible, qui en définit la vigueur sexuelle, doit enfin être interprété.

Le classement du Rapport Kinsey, fondé sur la fréquence des orgasmes, est une simplification. Il n'est pas dépourvu de sens, mais il néglige un facteur appréciable. Il ne tient pas compte de la durée de l'acte sexuel. Or , l'énergie dépensée dans la vie sexuelle n'est pas réduite à celle que l'émission représente. Le simple jeu consume aussi des quantités d'énergie qui ne sont pas négligeables. La dépense d'énergie de l'anthropoïde, dont l'orgasme n'a demandé qu'une dizaine de secondes, est évidemment inférieure à celle de l'homme cultivé, qui prolonge le jeu durant des heures. Mais l'art de durer est lui-même inégalement réparti entre les différentes classes. Le Rapport ne donne pas, sur ce point, des précisions à la mesure de sa minutie ordinaire. Néanmoins, il en ressort que la prolongation du jeu est l'apanage des classes supérieures. Les hommes des classes défavorisées se bornent à des contacts rapides, qui, pour être moins brefs que ceux des animaux, ne permettent pas toujours à la partenaire d'arriver elle-même à l'orgasme. À peu près seule, la classe dont l'indice est de 12,4 a développé à l'extrême les jeux préliminaires et l'art de durer.

Je n'ai nullement l'intention de défendre l'honneur sexuel des hommes « bien élevés », mais ces considérations permettent de préciser le sens des données générales exposées plus haut et de dire ce qu'exige le mouvement intime de la vie.

Ce que nous appelons le monde humain est nécessairement un monde du travail, c'est-à-dire de la réduction. Mais le travail a un autre sens que la peine, que le chevalet de torture que l'étymologie l'accuse d'être. Le travail est aussi la voie de la conscience, par laquelle l'homme est sorti de l'animalité. C'est par le travail que la conscience claire et distincte des objets nous fut donnée, et la science est toujours demeurée la compagne des techniques. L'exubérance sexuelle, au contraire, nous éloigne de la conscience : elle atténue en nous la faculté de discernement: d'ailleurs, une sexualité librement débordante diminue l'aptitude au travail, de même qu'un travail soutenu diminue la faim sexuelle. Il y a donc entre la conscience , étroitement liée au travail, et la vie sexuelle une incompatibilité dont la rigueur ne saurait être niée. Dans la mesure où l'homme s'est défini par le travail et la conscience, il dut non seulement modérer, mais méconnaître et parfois maudire en lui-même l'excès sexuel. En un sens, cette méconnaissance a détourné l'homme, sinon de la conscience des objets , du moins de la conscience de soi. Elle l'a engagé en même temps dans la connaissance du monde et dans l'ignorance de soi. Mais s'il n'était d'abord devenu conscient en travaillant , il n'aurait pas de connaissance du tout : il n'y aurait encore que la nuit animale.