Elysées 2012

l'argent est objet

De cet étonnant objet qu'est l'argent
Contreculture 1 / Argent comme objet 2 / Argent comme objet de désir
Du bon usage des campagnes électorales 3 / De la nécessité d'un joker : l'argent 4/ Quand l'objet blanc devient boîte noire : deux récits fondateurs
  5) L'objet du pouvoir : le corps dépecé du roi ou l'argent ? 6) argent de la crise ou crise de l'argent ?
Références Jappe

JC Michéa

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J'aime assez l'argent, non au sens trivial d'une appétence insatiable mais bien pour ceci que s'y résument tant nos contradictions que nos phantasmes ; autant nos idéologies que notre rapport au réel ; nos cités que nos refuges ; nos angoisses que nos désirs.

Nous croyons tous savoir ce qu'il est, il occupe tellement nos vies et nos poches ... et pourtant ....Ce n'est en réalité pas un objet comme les autres et l'on devrait bien pouvoir dire à son propos ce que Saint Augustin énonçait à propos du temps - avec quoi il a d'ailleurs partie liée - nous croyons tous savoir ce que c'est et pourtant, dès lors que nous cherchons à le définir, le concept nous échappe.

Rappelons simplement, pour commencer, quelques évidences :

- équivalent général des marchandises, nous enseigne l'économie, il est supposé faciliter les échanges que le troc rendait si malaisés. L'argent, en tant qu'instrument d'échange a donc une date de naissance et il n'est pas absurde d'imaginer, tel Anselm Jappe qu'il pût un jour perdre cette fonction, comme n'importe quel fait historique.

- instrument, il est à ce titre également à l'intersection de nos morales, ce que depuis l'aube du christianisme, mais en réalité depuis le monde grec, nous savons bien. Il porte ainsi avec lui toutes les caractéristiques du médiat, qui n'est étymologiquement, pas en rapport direct avec une chose mais n'agit que comme intermédiaire. C'est ainsi un objet qui ne vaut que par la place qu'il occupe, perverse quand il s'érige en fin ; facilitatrice quand il se maintient dans sa posture mitoyenne. D'où le fait que toutes les morales tournoyent indéfiniment autour de la même sentence : l'argent n'a pas de valeur en soi et devient dangereux sitôt qu'il se targue d'en vouloir revêtir. Ni ange, ni démon ou, si l'on préfère, mi-ange, mi-démon, c'est tout un : l'argent n'a jamais que la valeur qu'on lui prête et devient dangereux à l'instant même où l'on agirait comme s'il en possédait effectivement une qui lui fût propre. Argent qui détourne des choses essentielles, qui sépare les hommes, qui sépare les hommes de leurs devoirs et de dieu ; argent qui arrime l'esprit au monde sensible et donc à l'apparence, au fugace. Nous avons tous en tête le

Aucun homme ne peut servir deux maîtres : car toujours il haïra l'un et aimera l'autre. On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon.
(Matthieu 6:24)

où Mammon représente la richesse, l'argent et apparaît manifestement comme une des figures de la Bête, celle qui précisément sépare les hommes de Dieu au lieu de les réunir. L'argent apparaît donc bien comme le contraire de l'ange, comme l'opposé de celui qui traduit. Il est le parasite, celui qui trahit, bloque la relation au lieu de la faciliter. L'anti-symbole. (1)

- sur le canal de la communication, au lieu même de l'échange, sans doute dessine-t-il lui-même l'espace de cet échange que désormais l'on nomme le marché. On ne saurait trop insister sur ce fait simple mais pourtant décisif : symbolique et diabolique occupent la même place, dessinent le même espace et ne sont, sans ironie, que l'envers et l'avers de la même pièce. Or, ce lieu d'intersection demeure précisément celui où se jouxtent morale et économie ; éthique et politique et ce ne saurait être un hasard si, identiquement c'est en terme de valeur (2) que la question se pose. Parler de morale et de politique, revient en réalité au même, en dépit qu'on en ait. Parler d'économie ou de morale, c'est parler d'un même lieu, pour un même espace. Il ne saurait être indifférent - Marx n'a rien inventé - que la République de Platon, si elle s'achève sur un projet politique, débute en réalité par des considérations fines sur les échanges, sur l'économie quand bien même avec la logique qui est celle de l'économie antique, Platon voit encore dans l'économie une affaire de foyers, de familles. Et il en va de même de la Politique d'Aristote.

- l'argent est un joker. Moins un objet qu'un quasi-objet au sens où M Serres l'entendait. Il faut en mesurer la portée. Ceci implique qu'il ne peut circuler que parce qu'il n'a pas de valeur en propre. Au même titre que la double articulation du langage, décliné non seulement en éléments significatifs mais surtout en éléments non significatifs (phonèmes) permet une extension à l'infini de celui-ci ; au même titre que la musique ne permet des variations infinies de composition et d'invention que parce que ses éléments premiers - les notes - n'ont pas de valeur ni de signification en soi ; au même titre encore que l'ADN qui n'est jamais que la combinaison de quatre éléments, l'argent ne peut fonctionner et remplir son rôle que et à partir du moment où il est vide de sens et de valeur, symbole ! mais qui plus est symbole d'un sens vide. L'argent est le code, le langage de nos sociétés.
Toutes les figures de la perversion le désignent : Harpagon est bien celui obsédé par la richesse finit par ne jouir de rien au point même d'en empêcher son entourage. La légende du Roi Midas telle que la relate Aristote n'a évidemment pas d'autre sens. Sitôt que l'argent est conçu comme une fin en soi, parce qu'alors il ne joue plus son rôle de médiateur, mais bien au contraire d'obstacle, il empêche tout rapport à l'autre ou à l'objet et suppose le contraire de la jouissance : la privation absolue.

- une accumulation infinie : Aristote l'avait parfaitement repéré et en avait vu les conséquences potentiellement désastreuses. Si l'accumulation de biens matériels connaît une limite naturelle, en revanche l'accumulation d'argent, elle, est potentiellement infinie. Outre le fait que ceci suscite une insatisfaction chronique sur quoi les morales stoïciennes joueront pour nous en détourner - non seulement la jouissance matérielle est trompeuse parce que fugace, mais surtout elle ne manque pas d'être endémiquement frustrante de devoir toujours demeurer partielle - on repère bien que ceci change du tout au tout la conception même que l'on peut se faire de la richesse qui ne saurait plus consister dès lors en l'accumulation de biens matériels mais en celle d'argent. Dès lors la jouissance devient virtuelle ; la richesse aussi. Au fond, les nouvelles technologies, la financiarisation moderne du capitalisme n'ont rien inventé : le basculement du réel au virtuel, du matériel au logiciel s'était opéré d'emblée. L'échange marchand, qu'Aristote nomme chrématistique, bouleverse effectivement l'ordre des priorités : de moyen, l'argent devient une fin en soi - figure immorale - mais surtout c'est le réel lui-même qui perd son statut d'assise pour n'être plus que le truchement d'une abstraction.
Ce qu'il ne faut assurément pas prendre pour une figure de style : l'économie, au fond, ne connaît ni les hommes, ni les choses pour n'envisager que des objets retraduits en marchandises lesquels ne sont elles-mêmes que le biais adopté pour produire une abstraction bien plus ample encore : la richesse.

L'argent est le phonème d'une langue qui se nomme économie et ici comme là, Saussure vient nous le rappeler, les mots ne parlent pas des choses ; ainsi l'argent ne renvoie-t-il à rien d'autre qu'à lui-même et sans doute l'économie est-elle une langue qui ne parle que d'elle, pour elle-même.

Mais l'argent est avant tout un quasi-objet

L'objet demeure toujours ce qui est jeté en face, contre moi ; que je dois circonvenir, saisir et assimiler, en tout cas m'approprier ne serait-ce que pour affirmer mon existence et la rendre possible. Le rapport dialectique à l'objet, finement analysé par Hegel, mais aussi par Freud, montre bien ce jeu en spirale, ce chemin infini par où je ne puis m'affirmer qu'en niant ce qui me nie, et donc en le possédant, détruisant ou assimilant, mais que je ne puis néanmoins totalement faire disparaître sans pour autant me consumer moi-même, ne pouvant exister en tant que sujet que face à un objet. Ce fut tout le sens de la dialectique du maître et de l'esclave soulignant combien l'homme ne pouvait se perpétuer en son humanité qu'en face d'autres hommes qui, désirant la même chose - exister - empêchent que l'assimilation fût jamais totalement accomplie. Soit !

Mais qu'en est-il d'un quasi-objet ?

Qu'en est-il lorsque cet objet n'existe que circulant car c'est bien en ceci que gît l'essentiel de la question : l'argent n'est pas ce qui s'oppose à moi mais au contraire ce qui s'échappe, roule et fuit sitôt que je tente de le saisir. De ce point de vue, il est ma garantie suprême, celle de pouvoir continuer à exister en tant que conscience puisque de toute manière je ne parviendrai jamais à le saisir, et donc non plus à le concevoir. C'est à ce titre qu'il est, à l'instar de Dieu, puissance transcendante, qui par son extériorité, par sa nature même, ineffable, me constitue ; m'institue. Sans doute ne renvoient-ils pas au même monde - Mon Royaume n'est pas de ce monde - mais Matthieu dit juste quand il les mets sur le même plan. Magister face à qui je ne puis que me soumettre, assurément, mais en me soumettant, m'instituer nonobstant fût-ce seulement en tant que sujet.

Toute la question reste de savoir si je ne suis pas réduit au statut de quasi-sujet face à ce quasi objet ?

suite


1) cf : ce que nous écrivions sur le symbole

2) voir par exemple la récente ITV de Trichet quittant la BCE à la fin de son mandat :

Le secteur financier doit changer ses valeurs

3) voir Alain : les métaphysiciens de la finance