Considérations morales
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De la grâce

au delà de l'altruisme ... vers celui qui s'approche

Dans la perspective chrétienne, Dieu, avant d'être celui qui sanctionne ou qui sauve, celui qui prescrit ou proscrit, est celui qui crée.

Or, dès lors qu'il s'agit de comprendre cette création, le théologien reste assez aisément coi. Faute d'imputer à Dieu des motivations basses - créer le monde pour sa propre gloire - l'acte créateur reste plutôt mystérieux. Les antinomies de la raison pure de Kant en ont donné acte : je ne puis penser une cause à la cause première faute de quoi elle ne serait pas première quand bien même la raison y répugne. Que Dieu eût des raisons de créer le monde suppose invariablement que ces causes préexistassent au monde mais même à l'idée que Dieu s'en fût fait et donc à lui-même. Le fondement de la création ne peut donc résider que dans l'être divin lui-même, soit sa bonté, soit sa toute puissance. Or, dans l'un et l'autre cas, la réponse est insatisfaisante : qu'il le créât par bonté, ceci eût signifié qu'il n'aurait pas pu ne pas le créer ce qui contreviendrait à sa puissance. Mais que l'on réponde par cette dernière , n'explique pas, alors qu'il eût pu ne pas créer, qu'il le fît nonobstant.

A GideActe gratuit, pour autant ? Si l'on entend par là un acte qui ne se justifierait par aucune cause extérieure, assurément. Si la critique de l'acte gidien est assez aisée dans la mesure où il se justifie de serait-ce que par la volonté de démontrer que l'acte gratuit est possible, on peut au moins s'assurer de la distinction entre un acte sans raison et un acte sans raison assignable et de la facilité théorique à le réserver précisément à Dieu. Acte modèle ? Sans doute puisqu'il servira de modèle à tout acte moral pour la générosité qu'il suppose.

De l'Alliance

Or, la création est indissolublement liée à l'Alliance qui apparaît très tôt comme lien entre le créateur et l'homme.

On le sait, c'est ce terme que la tradition aura retenue non sans hésiter parfois avec le testament - terme qu'elle réserve aux deux parties - pour les chrétiens - de la Bible 1 . Deux version d'un même acte ; deux relations, dont l'une est présentée comme provisoire par Paul, avant que d'être définitivement nouée avec le Christ.

Formé à partir de θήκη caisse, cercueil, tombeau, διαθήκη désigne le testament, arrangement entre deux parties quand συνθήκη signifie pacte ou alliance ; convention. Distincts par les préfixes classiques de δια - à travers, par - et συν, on comprend bien que le premier ne désigne pas un arrangement entre deux parties égales mais les dispositions prise par l'un à l'égard de l'autre - ce en quoi testament est effectivement plutôt bien trouvé. Le testament, du latin testor, renvoie d'abord à la prise à témoin, ce dernier étant d'abord une déclaration orale avant d'être le legs que l'on fit à sa descendance.

Rome aussi a son tombeau, on l'a vu, qu'il enterre au plus profond et tait. C'est celui de Rhéa, de Rémus et de cette longue série de meurtres qui semblent inépuisablement poser l'acte de fondation. Il n'est pas difficile d'y voir, à la Girard, la répétition inlassable des rivalités mimétiques qui débouchent sur le même subterfuge sacrificiel pour sortir de la crise. S'il est une différence, à nos yeux essentielle, entre Rome et Jérusalem, c'est que cette dernière ne se fonde pas sur un meurtre primitif mais sur son exact contraire : la vie à partir de rien, de rien d'autre que la Parole. Si l'acte de création est unique et inconcevable, il ne va pas sans analogies qui méritent d'être relevées.

- l'enfantement, ramené à sa plus simple expression, revient bien à transformer de la matière inerte en un être organisé et autonome, en tout cas destiné à être autonome. Acte lui-même difficilement rationalisable que l'on peut évidemment réduire à l'expression d'instincts - pour peu qu'il y en eût - au modèle social ou à la nécessité pour l'espèce de subsister. Pour autant, dans le soin à accorder au petit autant que dans les contraintes qu'il suppose, je devine un acte généreux qui dépasse de loin les lointains investissements qu'on y pourrait subodorer. Acte gratuit parce qu'aucun argument ne parviendra jamais à en épuiser les ressources, qui trouve en lui-même sa propre justification mais dépasse en même temps ceux qui le commettent. Tout est ici, dans l'impossible instrumentalisation de l'être créé, qui, de toute manière échappe à terme à son géniteur. De manière tout à fait triviale et évidente, j'y vois l'antidote de la violence : quand celle-ci transforme l'autonomie en chose, celle-là exhausse la matière. On peut y voir une expression de l'amour - on y reviendra - on peut tout simplement y considérer l'expression même de la création. A l'inverse même de l'instrument qui fut préalablement conçu dans la tête de l'artisan, de l'objet qui ne pourra jamais être plus que ce qu'en a déterminé son concepteur, l'être vivant, lui, échappe, fuit, s'échappe et, à moins d'être contraint, réifié, sera toujours plus, autre chose que ce qu'on en attendait : autonome. Ce qui débouche invariablement sur une théorie du mal : la réification ! Qui trouve sa plus belle expression dans l'impératif catégorique de Kant de ne jamais considérer seulement en l'autre un moyen, mais une fin. Le grec avait fait sagement la distinction entre la poésie et la technique : celle-ci n'a pas de finalité extérieure à soi.

- l'oeuvre d'art, ou le mystère de la création artistique 2 . Dont on pourrait - à peu près - dire la même chose. On connaît la diatribe sartrienne à l'encontre de Mauriac 4: sans doute injustifiée, elle a au moins le mérite de souligner ce qui fait la différence entre l'instrument et l'oeuvre : l'autonomie. Dans sa perspective, existentialiste, l'idée même de création divine est contradictoire avec celle de liberté

Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l'existence.
Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur. (…) Ainsi, le concept d'homme, dans l'esprit de Dieu est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel; et Dieu produit l'homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique.
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Sartre récuse toute idée de nature humaine qu'impliquerait une création divine ce qui, appliqué à l'art signifie que l'oeuvre ne saurait jamais être fermée, achevée. Au même titre qu'elle est dialogue avec l'auteur où les personnages finissent toujours par lui échapper, mais dialogue aussi avec le lecteur qui la réinvente à chaque fois qu'il l'aborde au point que les intentions de l'auteur ne suffisent jamais à en épuiser la signification.

C'est bien ici toute la différence entre la ποιησισ qui est acte de créer et la τέχνη qui est production, fabrication, c'est-à-dire la mobilisation d'un certain nombre de méthodes en vue de la réalisation d'un but et, enfin la π ρ α ξ ι ς qui, selon Aristote, ne vise pas un objet extérieur mais vise au contraire l'homme lui-même, sa réalisation.
La π ρ α ξ ι ς est acte pur qui trouve en soi son propre fondement alors même que la ποιησισ s'achève dans l'acte produit et vaut donc moins que lui.

On a donc, dans la pensée grecque une triple gradation :

- au plus haut niveau, la π ρ α ξ ι ς est réalisation de soi

- au niveau intermédiaire la ποιησισ vise la production d'un objet qui est à lui-même sa propre fin et se justifie par elle

- au plus bas niveau, la τέχνη est un savoir-faire qui vise la production d'un objet qui ne vaut que par une finalité qui lui est extérieure, d'un objet qui n'est lui-même que le moyen en vue d'une autre fin.

On comprend bien en quoi le terme donnera poésie et, par extension, caractérisera toute la création artistique : il ne se résume pas à la mobilisation d'un savoir-faire. Si l'on devait entendre l'acte créateur divin il ne peut s'entendre que comme ποιησις parce que, évidemment, il ne vise pas la réalisation de soi, que, surtout il se justifie totalement dans ce qui aura été créé.

Que Dieu ne se dissolve pas dans sa création est une évidence, mais l'est tout autant que la finalité en soi de la création ne puisse signifier autre chose que cette autonomie conférée qui, à l'instar de la création artistique, suppose un lien, constant.

Ce qui constitue avec la première approche de la grâce - la puissance, la surabondance que suggérait déjà la référence aux Grâces de la mythologie - la seconde approche : la grâce est lien, sans cesse renouvelé, ce qu'atteste l'Alliance à plusieurs reprises réaffirmée voire renouvelée.

On pourrait à cet égard reprendre la formule de M Serres :

La relation précède l'être ; voilà bien le mot de ma philosophie, je n'ai jamais parlé que de communication, jamais je ne décrivis la conscience ni ne désirai pénétrer dans des arcanes dont je n'avais pas la clé et dont ceux qui prétendaient en disposer me paraissaient des bateleurs. 7

Il n'est d'être que par la relation et tout a l'air de se passer comme si la création, pour événement qu'elle fût, unique et inaugural, était en même temps un processus continué. La création comme oeuvre d'art, en tout cas comme oeuvre (opera en latin) peut sembler surprenant mais quelle réalité humaine s'approche-t-elle analogiquement mieux que l'oeuvre artistique qui, elle aussi, est vivante, autonome, ne se réduit pas à la seule intention créatrice et n'existe finalement que pour autant que quelqu'un la contemple, y puisse quelque émotion ?

Faire de pari de la ποιησισ

Telle fut la thèse d’Heidegger dans la Question de la technique, développée à partir du vers d’Hölderlin l’homme habite le monde en poète. Parce que le plus grand danger est effectivement que l’homme s’engloutisse lui-même dans la réquisition du réel comme stock, (Gestell) par où tout est instrumentalisé, et lui-même pour solde de tout compte, il faut bien admettre que la seule issue, ou fuite soit justement la capacité que nous aurions encore d’inventer. Inventer c’est aller à la rencontre de quand  intelligence à la fois rassemble et discerne, c'est-à-dire comprend.

Écrire par exemple Ressources humaines plutôt que personnel conforte cette analyse d’Heidegger : réquisition du réel comme stock, qui en vient à biffer la spécificité humaine pour ne plus considérer que le gisement de plus-value à en extraire.
Gestell comme on dit Gebirge rappelle Heidegger : ce qui est rassemblé, ramassé ici ; posé ici ensemble. Posé ! Ressources  provient de source, de ce qui jaillit. On cherche à se ressourcer pour tenter de puiser l’énergie initiale, perdue 

Des deux formes d’aliénation, celle qu’avait vue Reich - la réduction de l’individu dans la masse ; celle qu’avait vue Arendt - le délaissement - , on remarquera que l’annihilation d’un côté, l’exhaussement de l’autre, aboutissent pourtant au même résultat.

Quand les contraires ainsi se rejoignent c’est qu’on se trouve effectivement à la croisée où ce qui perd, sauve. Voici ces deux mouvements à réaliser ensemble : sortir et rentrer ; une rentrée qui n’interdise pas la sortie ; un rassemblement qui suscite  la dispersion. Une compréhension qui distingue et réunit !

Cette croisée a un nom : la ποιησισ ! l’art serait-il notre salut ? Mais comment croire nos managers grands poètes !  Laποιησισ relève du dévoilement : heureuse disposition devant l’éclosion de l’être, elle participe de ce retournement, tropisme qu’appelait Platon : regarder le soleil en face suppose effort et aveuglement ; conversion, lente et difficile sortie. Exige qu’on laisse sa chance à l’autre, au réel : à la fusis – entendue comme éclosion et non comme objet !

Quelles conséquences sur nos modèles de management ? Rien que de très simple mais horriblement compliqué :

- Adopter le point de vue de la brebis et envisager que sa fuite soit la perspective même qui invente l’avenir. Autrement dit privilégier l’issue plutôt que le retour, ce qui diff-erre plutôt que ce qui se tient.

- Se tenir toujours sur la croisée, se refuser à la frontière

- Rechercher l’espace nouveau qui s’invente dans la fuite et penser les valeurs à partir de lui

J’aime assez que ce soit le même mot qui désigne dans notre langue, le crime, la transgression, et le summum du contrat ! Oui le forfait signifie : la croisée même ! l’essence  d’un message vivant  pour autant que le destinataire lui donne écho, vie.

Réinventer l’espace

Je comprends mieux la parole de l’agneau : je suis le chemin, la vérité et la vie ! Nous avions proclamé la vérité, tracé le chemin ! Manque toujours la vie !

Sans doute nous faut-il ré enchanter le monde ! et l’autre ! 

Nous l’avions désenchanté ; il se rappelle à notre souvenir. Nous avons su élaborer des contrats d’entre nous, mais omis le sol qui les portait. La menace climatique avérée, signifie le retour de la nature, de l’espace. Nous avons cru le balayer pour n’en laisser que le virtuel de nos réseaux : nous avons oublié qu’il est la dynamique créée par la brebis égarée ! Même lorsque nous inventâmes le rêve de l’entreprise citoyenne, nous continuions à tout rassembler derrière nos remparts ne nous laissant pour unique dispute que de savoir qui du politique ou de l’entreprise corrigerait l’autre. Mais nos combats, se jouaient entre nous comme s’ils avaient l’éternité pour eux, et nul espace pour s’éployer. Nous avions enfermé le réel dans la forteresse de nos conflits ; nié l’espace dans notre histoire. Le voici de retour, entré dans notre histoire !  

Nous penser avec l’espace, nous réinventer dans l’espace sonne comme l’alliance du pâtre et de la brebis : nul n’en peut encore déterminer les termes tout juste pouvons-nous avancer que ceci inverse les canons de notre démarche technique : de maître et possesseur, nous voici  partenaires. Ce tiers jadis exclu, le voici maître d’un jeu à trois qui résiste à nos logiques binaires. Le forfait !

Valeurs

La question, décidément, n'est pas celle de l'origine de nos valeurs morales : que l'on suppose, à l'instar de Socrate, qu'il y eût une sorte de voix intérieure - divine et démonique * dit-il d'ailleurs, qui nous indiquât le chemin 8, ou bien au contraire que l'on affirme tel Freud par exemple, qu'elles ne sont que l'intériorisation d'interdits extérieurs, sociaux, culturels qui constitue la condition même de la socialisation du jeune enfant ; bref, que l'on suppose qu'il y eût un bien en soi ou qu'au contraire on affirme que le mal n'est jamais que la forme que prend, à un moment donné, l'interdit, en tout état de cause il n'est pas de morale qui ne prescrive et proscrive ; que la seule question qui vaille est de savoir si c'est le mal qui s'induit du bien ou au contraire le bien du mal, au risque d'en faire un simple requisit ; est de comprendre que si la morale est un corps de préceptes visant à faciliter la sortie de l'indécision en incitant à suivre cette voix intérieure ou en tout cas à se conformer aux préceptes édictés, en tout cas, de manière incontournable, toute morale s'arc-boute sur un principe qui l'étaye et la fonde :

- au premier niveau, on devine bien, que c'est l'interdit de la violence, sous toutes ses formes. Versant négatif d'un précepte positif qui a rapport à l'autre tant en réalité il n'est de moralité que dans un vis-à-vis qui engage l'autre.

- à un second niveau, ce furent réciprocité et solidarité qui semblèrent régler de manière universelle le rapport à l'autre en configurant une situation où nul n'est jamais seul et le jeu de miroir qui le constitue

- au niveau le plus profond, la grâce semble à n'y pas trop regarder de près disposer d'un rapport ultime où la réciprocité n'aurait pas sa part et où la générosité fût la norme, mais, plus exactement, parce que, décidément, elle ne va pas sans la pesanteur, où l'écart maintenu, comme garanti, entre qui donne et qui reçoit, autorise une relation où l'approche de l'autre n'implique jamais la négation de soi - fût-elle parée des ors de l'abnégation.

Tous les textes l'attestent : Dieu est invisible ; il est surtout celui qui ne peut se regarder en face. Inaccessible, sans nom, au point que certains récits augurent même que celui qui lèverait les yeux vers lui serait consumé sur place.

Et voici, il y avait un trône dans le ciel, et sur ce trône quelqu'un était assis. (Ap 4,2 )

Non plus que le soleil ou la mort !

Or ceci importe deux fois : d'abord ceci atteste combien le principe ne peut qu'être extérieur au système qu'il régit, ce qui a valeur autant morale que logique ou politique, on l'a déjà relevé. Mais surtout, ceci atteste de cette forme d'acte ou d'échange très particulier - qu'en économie on nomme échange non marchand - où celui qui donne ne s'appauvrit pas de ce qu'il donne. On ne saurait trop insister sur cette dimension : en troc ou vente, ce que j'échange, je le perds même si je reçois contre-partie à cet effet. C'est bien dans le cadre de ce type d'échange que la réciprocité importe qui en garantit l'équité et maintient entre les partenaires la solidarité nécessaire. En revanche, lorsque je donne de la connaissance, mon interlocuteur y gagne sans que pour autant j'y perde, je la perde. L'artiste, de même, ne se consume ni ne s'étiole de l'oeuvre qu'il offre aux regards d'autrui. Il en va de même de la création telle qu'elle est évoquée dans les textes bibliques. Il n'y a, dès lors, pas à s'étonner que l'analogie avec l'art et la connaissance soit le point d'appui le plus solide pour évoquer ce que peut être la grâce comme fondement de la moralité. Non plus qu'à s'étonner que Dieu fut assimilé à la fois à l'être et à la Parole. Dans ce type de pratique, ce n'est pas la réciprocité qui importe, mais assurément la générosité.

Qui est généreux est supposé avoir de nobles sentiments mais, on l'a vu, cela désigne de manière finalement assez logique une disposition d'être : ce qu'il tient de sa race ou de son âme, il est capable de le reproduire, de l'engendrer, de le répandre autour de soi. Qui est généreux offre et ne calcule pas. Il faut partir de là ! De cette disposition d'être.

Que nous ayons en nos consciences, innée ou acquise, cette idée que la générosité vaille plus que l'intérêt, même bien compris; qu'il est préférable de donner que de recevoir et, en tout état de cause, de donner sans forcément espoir de retour est un truisme. L'essentiel n'est pas ici mais plutôt dans ce que l'on veut entendre par altruisme.

Ce que Lévinas, autant que Ricoeur 9, a vu, c'est combien l'autre me constitue. Combien le visage de l'autre constitue un horizon indépassable qui m'oblige et m'intime l'ordre du Tu ne tueras point ! 10

Il faut prendre au sérieux cet ordre parce qu'il dispose une relation asymétrique * qui est loin d'être anodine : c'est qu'il y a chez Lévinas un double mouvement :

Or, dans l'approche d'autrui, où autrui se trouve d'emblée placé sous ma responsabilité, "quelque chose" a débordé mes décisions librement prises, s'est glissé en moi, à mon insu, aliénant ainsi mon identité. 11

- d'un côté, l'affirmation que ma responsabilité à l'égard d'autrui s'impose à moi et n'est la conséquence ni de ma volonté, ni d'une détermination de ma liberté. Elle n'est l'effet ni de l'intentionnalité de ma conscience, ni de quelque ouverture à l'autre qu'auraient favorisé mon désir ou mes passions

- d'autre part l'affirmation que cette responsabilité équivaut à un décentrement du sujet vers l'autre et équivaut à une aliénation de sa propre identité.

C'est dans cette aliénation que Teretchenko, à la suite de J Dewitte, voit une radicalisation outrancière et, finalement, une reprise à mots couverts de l'opposition que Fénelon ** avait posée entre l'amour de Dieu appelant à une désappropriation de soi et l'amour de soi, toujours intéressé. La querelle a son poids, où se joue la déréliction éthique d'un homme impropre à pouvoir sortir de son ego rivé à l'intérêt et ne pouvant qu'attendre -espérer en même temps que redouter - que la grâce descende sur lui. Lévinas semble effectivement verser du côté d'un altruisme qui n'eût de sens que sacrificiel tant il impliquerait que l'égo fût totalement évidé. On y voit à la fois le modèle moral de la générosité comme forme absolue de la bonté, si ce n'est du bien, mais en même temps le tragique d'un modèle inaccessible, comme interdit, sans quoi nul salut ne serait possible mais que l'on serait en même temps incapable d'accomplir.

Rien n'est, à cet égard, plus révélateur de ce décentrement du sujet que le paradoxe même de l'engagement - même altruiste - dans la mesure où il ne saurait être le fait que d'un sujet alors même que l'expérience du visage de l'autre s'insinue au point de m'y aliéner.

Il y a pourtant chez Lévinas des passages moins tragiques : la référence à Eros en tant que ce qui produit l'extériorité et la garantit, en tant qu'à la fois il rapproche et maintient la distance : que l'on puisse à la fois y voir un pathétique mais aussi une réussite, que le rapport à l'autre soit constitué de manière on ne peut plus ambivalente d'approche en même temps que d'impossibilité d'atteindre quelque fusion que ce soit, renvoie apparemment à cette double généalogie que Platon prêtait à Eros 12 :

Lien de l'amour bien plus que du respect

Eros, dans nos représentations, est le symbole du désir c'est-à-dire à la fois ce qui pousse à agir et le manque puisqu'aussi bien il ne saurait y avoir de désir sur fond de plénitude : ne désirant que ce que je n'ai pas ou ne suis pas, Eros signe effectivement à la fois ma finitude et ma capacité à agir, à aller vers le monde. C'est assurément ce que suggère Platon en en faisant le fils de Penia et de Poros - Abondance et Pauvreté - autant dire ce qui signe combien l'homme, intermédiaire entre dieux et animaux, est essentiellement celui qui ne reste pas en place.

Avant toutes choses fut Khaos, et puis Gaia au large sein, siège toujours solide de tous les Immortels qui habitent les sommets du neigeux Olympos et le Tartaros sombre dans les profondeurs de la terre spacieuse, [120] et puis Érôs, le plus beau d’entre les Dieux Immortels, qui rompt les forces, et qui de tous les Dieux et de tous les hommes dompte l’intelligence et la sagesse dans leur poitrine. 13

Mais Eros est aussi, rappelle JP Vernant, une des divinités primordiales avec Chaos, Nyx, Gaïa et Érèbe : celui qui rend possible l'engendrement mais n'engendre pas lui-même. Sans entrer dans le détail *on remarquera que l'histoire ne peut débuter qu'avec la castration d'Ouranos. A l'origine, une séparation : tous les mythes, décidément, racontent cette identique séparation à la fois nécessaire et fautive. De cette séparation forcée, la naissance enfin des Titans mais aussi des Érinyes - celles qui portent la faute et la mémoire de la faute. L'histoire commence bien ainsi - aussi - par une faute mais une faute nécessaire et c'est bien ce double aspect que porte la dualité Eros et Eris - Ἔρις, discorde - comme si l'ordre ainsi créé qui suppose la rupture de l'indistinct était condamné à la ritournelle infernale du rapprochement et de la rupture, de l'amour et de la violence.

Ce que la mythologie grecque avait vu c'est combien l'unité originelle est stérile :combien l'histoire débute par une séparation ; toujours ! Qu'elle soit perçue comme violente, ici, ou comme le simple résultat d'une désobéissance originaire, qu'importe au fond : il ne peut y avoir d'histoire, de rencontres, de séparations, d'unions ou de combats que sur fond d'une dualité préexistante - et donc d'une séparation. Ceci est le premier versant de l'histoire.

Mais pour autant, l'ordre même du monde porte en son sein à la fois le désir de la réunion et l'impossibilité de la réaliser jamais d'autre manière que métaphorique.

Ceci est le second versant de l'histoire et il a résolument partie liée avec la pesanteur.

Que tout désir, notamment sexuel, porte en sa dynamique le rêve fou de recouvrer la symbiose originaire est possible ; qu'il en soit pour ceci même invariablement frustré est avéré en même temps que nécessaire

Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction (Freud)

Au fond Freud ne dit pas autre chose que Lévinas :

Ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour, constitue précisément la positivité de la relation ; cette absence de l’autre est précisément sa présence comme autre.

L'union ne serait possible qu'au prix de la sujétion de l'autre ou à l'autre : la relation est ainsi à la fois ce qui me rapproche et m'éloigne et, pour autant que l'autre soit autre, il est celui qui, certes, m'interpelle, m'oblige, mais qui jamais ne peut mieux que s'approcher de moi sans jamais m'atteindre. Tout se passe comme si quelque chose empêchait le retour aux origines, le rétablissement de l'unité primordiale : des corps à l'incommunicabilité des émotions ; de l'impossibilité de la raison à entendre la différence à celle non moins révélatrice à pouvoir regarder en face ou même seulement nommer cette origine, oui tout plaide pour la nécessité de la pesanteur.

Ce n'est pas, comme ou pourrait le croire, une de ces alternatives que l'intention éthique viendrait élucider - pesanteur ou grâce - mais bien au contraire un de ces couples indissociables - la pesanteur et la grâce - par quoi l'autre interminablement s'approche de moi sans jamais pouvoir interrompre son mouvement.

Descendre d'un mouvement où la pesanteur n'a aucune part... La pesanteur fait descendre, l'aile fait monter: quelle aile à la deuxième puissance peut faire descendre sans pesanteur ? La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance. La grâce, c'est la loi du mouvement descendant. (Weil)

Il y a, d'un côté, l'acte créateur qui manifestement, même s'il peut paraître un modèle à imiter, nous demeure néanmoins inaccessible. Acte de générosité pure, incompréhensible parce qu'il ne vise aucune finalité autre que la création elle-même et ne s'explique par aucune cause préalable, il consiste dans le fait de poser, hors de soi, quelque chose qui puisse subsister sans se consumer immédiatement dans le retour aux origines. Cet acte pose l'écart, la différence : il est effectivement hypostase. Dieu met de la pesanteur dans la création ce qui lui permet d'exister. De se tenir debout, en face, à l'extérieur : dans exsistere il y a bien l'idée d'une extériorité mais aussi d'une élévation : qui existe, affirme son être - se tient debout - à l'extérieur, devant. L'existence est un acte, une affirmation de soi; elle suppose la différence : elle est errance à l'extérieur ; affirmation à la fois de soi et de l'écart. Créer, sans doute la grâce gît-elle ici, revient ainsi à poser hors de soi quelque chose qui diffère et a la capacité de maintenir sa différence. Revient à faire de ce maintient la finalité même de l'être créé. Revient à réunir dans ce maintient, à la fois la permanence que suggère le latin manere et la dynamique qu'indique le verbe tenir - à réunir ainsi statique et dynamique. La pesanteur comme garantie de l'existence, comme forme de la différence.

Il y a, de l'autre, ce rapport à l'autre, où ma propre pesanteur autant que celle de l'autre, m'interdit de le réduire ou de m'y réduire, de le consommer ou de m'y consumer, un rapport où les formes sociales donnent l'impression qu'y doit régner la réciprocité. En réalité notre socialité n'est qu'une modalité qui cache ce que Lévinas nomme l'asymétrie : dès lors l'enjeu de toute moralité, outre le respect - qui se conjugue en distance - que je dois à l'autre, qui effectivement a partie liée avec la solidarité et la réciprocité, mais qui n'est finalement qu'une exigence négative, une valeur par défaut - ne pas aliéner l'autre - consiste bien en ce que les textes sacrés nomment amour - que le Nouveau Testament nomme assez aisément Agapè.

Aimer jusqu'à ses ennemis, qui est bien autre chose que seulement les respecter, les textes rappelant à l'envi combien n'aimer que ses amis est chose finalement aisée et évidente, c'est non seulement tenter de dénouer ce qu'il peut y avoir de violence dans mon rapport à lui, mais accueillir ce qu'il y a de positivité dans sa différence.

suite


1) sur la question on lira notamment cette communication, déjà citée, de Ratzinger

2) on lira avec intérêt cette intervention de Deleuze

3) Merleau Ponty

Quelle est l’attitude du savant face au monde? Celle de l’ingéniosité, de l’habileté. Il s’agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d’inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l’a résumé d’un mot: l’essayeur. Homme de l’artifice, le savant est un activiste… Aussi évacue-t-il ce qui fait l’opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités: simple résidu pour lui, c’est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c’est également ce qui hante l’artiste. Car l’artiste n’est pas d’abord celui qui s’exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l’imaginaire. Qu’au contraire l’imaginaire soit comme la doublure du réel, l’invisible, l’envers charnel du visible, et surgit la puissance de l’art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d’une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L’artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité… Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l’artiste il devient habitable.

4) Sartre, Monsieur François Mauriac et la liberté, NRF 1939 repris dans Situations I (1947)

Voulez-vous que vos personnages vivent ? Faites qu'ils soient libres. Il ne s'agit pas de définir, encore moins d'expliquer (dans un roman les meilleurs analyses psychologiques sentent la mort), mais seulement de présenter des passions et des actes imprévisibles. (...)

Il nous fait prendre ces vues extérieures pour la substance intime de ses créatures, il transforme celles-ci en choses.(...) Seules les choses sont, elles n'ont que des dehors. Les consciences ne sont pas : elle se font. Ainsi M. Mauriac, en ciselant sa Thérèse sub specie aeternitatis en fait d'abord une chose. Après qu'il rajoute, par en dessus, toute une épaisseur de conscience

(...)

Monsieur Mauriac a écrit un jour que le romancier était pour ses créatures comme Dieu pour les siennes.[...] Ce qu'il dit sur ses personnages est parole d'évangile.[...] Monsieur Mauriac s'est préféré. Il a choisi la toute-connaissance et la toute-puissance divines. Mais un roman est écrit par un homme pour des hommes. Au regard de Dieu, qui perce les apparences sans s'y arrêter, il n'est point de roman, il n'est point d'art, puisque l'art vit d'apparences. Dieu n'est pas un artiste; M. Mauriac non plus.

5) relire ce passage célèbre de L'existentialisme est un humanisme

6) sur la question de la technique, on lira évidemment ces trois passages de Heidegger

a
b
c

on relira aussi ce passage d'Aristote sur la théorie des quatre causes

7) M Serres Hominescence, p 279-288

8) Platon, Apologie de Socrate 30b/31 cd

Mais peut-être jugera-t-on étrange, précisément, que, tout en donnant dans le privé, de droite et de gauche, ces consultations, je n’aie pas l’audace de m’occuper des affaires publiques et de donner à la Cité mes consultations sur ce qui vous concerne! Or la raison en est ce que maintes fois, en maint endroit, vous m’avez entendu dire: à savoir qu’il m’arrive, je ne sais quoi de divin et de démonique… Les débuts en remontent à mon enfance: c’est une voix qui se fait entendre en moi, et qui, chaque fois que cela arrive, me détourne de ce qu’éventuellement je suis sur le point de faire mais qui jamais ne me pousse à l’action. Voilà ce qui s’oppose à ce que je fasse de la politique. Bienheureuse opposition, en vérité, si je m’en crois! Sachez-le bien, en effet, Athéniens: si, depuis longtemps j’avais entrepris de faire de la politique, il y a longtemps que ma perte serait chose accomplie et que je n’aurais pu être utile, ni à vous, ni à moi-même !

9) cf les textes déjà cités de Ricoeur et de Lévinas

10) Lévinas, Ethique et infini, p 93

"Le "Tu ne tueras point" est la première parole du visage. Or c'est un ordre. Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d'autrui est dénué ; c'est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout. Et moi, qui que je sois, mais en tant que "première personne", je suis celui qui se trouve des ressources pour répondre à l'appel (...). Quelle que soit la motivation qui explique cette inversion, (dans le cas de la violence), l'analyse du visage telle que je viens de la faire, avec la maîtrise d'autrui et sa pauvreté, avec ma soumission et ma richesse, est première. Elle est le présupposé de toutes les relations humaines. S'il n'y avait pas cela, nous ne dirions même pas, devant une porte ouverte : "Après vous, Monsieur!" . C'est un "Après vous, Monsieur ! " originel que j'ai essayé de décrire."

11) Lévinas, Humanisme de l'autre homme, p 102

12) Platon Le Banquet

Maintenant, comme fils de Poros et de Penia, voici quel fut son partage. D’un côté, il est toujours pauvre, et non pas délicat et beau comme la plupart des gens se l’imaginent, mais maigre et défait, sans chaussure, sans domicile, point d’autre lit que la terre, point de couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues, enfin en digne fils de sa mère, toujours misérable. D’un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon; il est mâle, entreprenant, robuste, chasseur habile, sans cesse combinant quelque artifice, jaloux de savoir et mettant tout en oeuvre pour y parvenir, passant toute sa vie à philosopher, enchanteur, magicien, sophiste. Sa nature n’est ni d’un immortel, ni d’un mortel; mais, tour à tour, dans la même journée, il est florissant, plein de vie, tant que tout abonde chez lui; puis, il s’en va mourant, puis il revit encore, grâce à ce qu’il tient de son père. Tout ce qu’il acquiert, lui échappe sans cesse: de sorte que l’Amour n’est jamais ni absolument opulent, ni absolument misérable; de même qu’entre la sagesse et l’ignorance, il reste sur la limite, et voici pourquoi: aucun dieu ne philosophe et ne songe à devenir sage attendu qu’il l’est déjà; et, en général, quiconque est sage n’a pas besoin de philosopher. Autant en dirons-nous des ignorants: ils ne sauraient philosopher ni vouloir devenir sages; l’ignorance a précisément l’inconvénient de rendre contents d’eux-mêmes des gens qui ne sont cependant ni beaux, ni bons, ni sages; car enfin nul ne désire les choses dont il ne se croit point dépourvu.

13) Hésiode, Théogonie 116,123

14) Olivier Bobineau, Qu'est-ce que l'Agapè ?