Considérations morales
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Culpabilité

chapelle RoyaleEst-ce un hasard ? au sens de Girard assurément non - : de la même manière que sacrifice signifie étymologiquement rendre sacré justifiant par là même sa thèse selon quoi la victime sacrifiée au hasard est présumée sacrée par sa capacité à résoudre les conflits par sa mort ; de la même manière sanction et sacré ont la même source, le verbe sancire qui signifie à la fois consacrer, rendre inviolable par un acte religieux, mais aussi interdire et donc punir. Ainsi donc la sainteté - sanctitas - a-t-elle la même source que la sanction.

Il n'y a jamais loin de la coupe aux lèvres et tout a l'air de se passer comme si, le vin tiré, il fallait le boire jusqu'à la lie, la satiété, le dégoût. Dans l'idée de culpabilité, il y a d'abord ceci : tirer les conséquences et les assumer - ce que justement ne font ni Adam et Eve, en se jetant la responsabilité sur l'autre puis le serpent ; ni Caïn qui, d'abord, ment à Dieu. Mais il y a, aussi, la faillibilité : celui qui pèche, le peut et, finalement, tout dépend de la lecture que l'on fera de cette faillibilité : qu'on la relie à la finitude humaine, à sa faiblesse ou à son orgueil, à sa petitesse et à son irrépressible mégalomanie et l'on obtiendra irrémédiablement une représentation assez négative de l'homme justifiant, par exemple chez Bossuet, la nécessaire obéissance due au Roi par la corruption des hommes depuis le péché originel ; qu'on la relie au contraire à la puissance de l'arbitre humain et alors ce sera plutôt vers un droit exercice de la raison qu'on en appellera via notamment l'éducation.

On le voit, mais on le savait, le politique n'est jamais loin ! C'est un même geste, on l'a vu avec Romulus mais aussi avec Caïn, que de tracer et sacraliser ; de sacraliser et d'interdire. Poser une marque, c'est interdire et donc fonder. Soit ! Mais ce que révèle l'utilisation faite du texte de la Genèse et le concept même de péché, non plus originel, mais héréditaire, c'est bien, derrière des modèles politiques antagonistes sis soit sur l'obéissance absolue à une autorité conçue sinon comme transcendante en tout cas issue de la transcendance, soit, à l'inverse, sur la liberté perçue comme source de toute légitimité, c'est bien, oui, dans cette logique du prisme que nous avons adoptée, toucher aux principes essentiels qui fondent toute morale et, en réalité, au plus important de tous : la grâce.

On présente parfois le christianisme comme une machine à culpabilité et force est de constater que la conception augustinienne d'un péché héréditaire place l'homme dans cette position d'autant plus inconfortable que diffuse d'une culpabilité devant une faute commise par un tiers - finalement d'une culpabilité collective.

Or, si tout, dans la morale se joue dans les principes qui la justifient, elle n'a pour autant de force qu'en comprenant ce qui nous pousse à les observer- à le tenter tout au moins.

Saint Augustin v/s Pelage 1

La controverse entre les deux est connue et fut finalement l'occasion pour l'Eglise de fixer sa doctrine sur le péché originel et la grâce.

Le pélagianisme fut condamné une première fois par le pape Zosime en 418 et trois conciles successifs s'en emparèrent : Carthage, 415 et 418, celui d'Antioche en 424, celui œcuménique d'Éphèse, en 431.

Deux remarques préalables :

- l'orthodoxie se sera décidément toujours définie à partir des doctrines qu'elles rejettent comme hérétiques. On ne quitte ici ni la dialectique ni le conflit des interprétations. A la Révélation succède irrémédiablement la théologie et donc la polémique ; à la foi, la raison et ce texte célèbre par lequel Hume (2) fustigeait la philosophie s'appliquerait magnifiquement ici. Cette remarque n'a rien d'ironique quand même pourrait-elle le paraître : elle implique que même dans le cas de la Révélation, la Lumière n'est pas si naturelle que cela et que cette connaissance immédiate - qu'en d'autres lieux on appelle intuition - fait défaut - ce que Kant avait posé.
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i indiquait Spinoza : pas vraiment ! Que la morale ne puisse qu'être universelle parce qu'objective - puisque se déterminant sur la nature de son objet, l'autre - évidemment, mais de là à prétendre la posséder, il y a un gouffre : que le philosophe 3 rêve d'une évidence morale comme il s'en pourrait être en mathématique, et ne conçoive pas autrement le trouble et l'incertitude que provoqués par les passions est compréhensible, mais ne résout de toute manière pas l'irréfragable certitude que la morale naît au moment même de l'incertitude, moment où je sais parfaitement que j'ai des devoirs envers l'autre, sans pour autant être capable de toujours les précisément définir. Il en va de même ici : la Révélation s'impose d'elle-même mais se trouble sitôt que je cherche à lui donner un contenu précis et à cerner avec rigueur les obligations où elle m'entraîne.
Il y a bien une ligne, verticale, qui de la lumière à l'ombre égrène toutes les hypostases de la connaissance mais cette ligne s'incurve, se retourne sur elle-même et, bien vite, les positions extrêmes s'équivalent. 4 Les conflits démarrent - ils n'ont en réalité jamais cessé - et le plus fort d'entre tous qu'on supposait être inaccessible devient l'objet de toutes les convoitises : de créateur il se fait agneau sacrifié, il cesse de parler et sitôt, l'on parle pour lui. Où la Parole s'applique à elle-même qui devient cet espace presque vide, tout juste occupé par le plus faible d'entre tous - qui en fait l'objet de tous les enjeux. Au Père absolu se substitue le Saint Père, ou un Père de l'Eglise voire seulement un vicaire ... oui une place presque vide. 5

- la date à laquelle cette polémique prend place ne saurait être anodine : elle se situe bien autour du Sac de Rome (410) dont on peut légitimement dire qu'il marque la fin de l'Antiquité et le passage vers le bas Moyen-Age. La conversion de Rome au christianisme avait marqué une première étape ; celle-ci voit se mettre en place non seulement la domination de l'Eglise mais la mise en place de toutes les structures qui définiront la période médiévale si complexe par ailleurs. C'est dire que cette querelle n'est pas que théologique, elle est à la fois le reflet et l'acteur d'une mutation qui est en train d'en finir avec l'Antiquité tardive, en train d'installer ce qui fera la cohérence de la société médiévale. Or, précisément, tout le monde chrétien va s'organiser autour de la grâce dont l'Eglise est dispensatrice, grâce dont Pélage justement minimise l'enjeu. 6
Or, socialement Pélage réunit autour de lui les restes du monde ancien : son précepte essentiel selon quoi l'homme trouve assez dans son arbitre et la puissance de sa volonté de quoi assurer son salut sans qu'il soit nécessairement besoin de la grâce divine, reproduit les canons de la sagesse antique à quoi une élite, ivre d'ascétisme peut s'adonner en même temps qu'asseoir sa suprématie face à un petit peuple qu'elle ne côtoie pas. Ce sera un des grands reproches qu'Augustin fera : en réservant le baptême à l'acte volontaire de l'adulte, il ne ferait que retraduire sans y rien changer les normes de la citoyenneté antique, ne ferait que reproduire les divisions de la société romaine.
L'histoire n'est pas si simple pour autant : en rappelant que le chrétien se libère pour se mettre au service de dieu et accessoirement de l'Eglise, Augustin invente sans doute une religion pour tous, et pour le petit peuple, mais une religion de soumission surtout. Il n'y a pas à s'étonner alors que la modernité ait pu voir en Pélage sinon un précurseur de l'humanisme au moins le père d’une conception optimiste de l’homme, le promoteur d’un homme autonome sans la grâce au point qu'on put même évoquer le pélagianisme d'un JJ Rousseau ! A l'inverse, Augustin trace pour le chrétien une voie non pas ascétique mais vertueuse et surtout praticable par tous quand Pélage en appellerait à un chemin réservé à une élite et, en tout cas, peu adapté aux contraintes ordinaires de la vie sociale.
Querelle d'autant plus intéressante qu'elle déborde de toutes parts ses dimensions sociales et théologiques, dira-t-on, parce qu'elle sous-tend finalement cette question que Paul avait suggérée, celle du combat intérieur, celle du mal qui me hante et que je ne parviens pas à éradiquer, question si chrétienne mais si peu antique tant la sagesse gréco-latine s'appuyait encore sur la représentation d'une perfection accessible à condition d'efforts, d'ascèse et de loisir studieux !

Car nous savons que la loi est spirituelle; mais moi, je suis charnel, vendu au péché. Car je ne sais pas ce que je fais; le bien que je veux, je ne le fais pas; mais le mal que je hais, je le fais .
Rom 7,14-15

C'est sans doute P Veyne qui le résume le mieux : la question si insistante qu'elle reparaîtra à chaque grand tournant de l'histoire - celle du mal radical : en faisant du péché originel un péché héréditaire et en l'érigeant en dogme central du credo catholique, Augustin ouvre paradoxalement les portes du salut et de l'espérance :

Il était réservé à saint Augustin, dans sa polémique avec Pélage, de mettre fin à cette fiction d’une perfection humaine […]. La grande question […] était d’avouer que l’ascèse personnelle était aussi impuissante à créer ce phénix qu’elle l’avait été à faire d’un homme un dieu mortel […]. Pour expliquer que l’humanité fût imparfaite alors que la perfection lui était possible, Pélage reprenait l’explication des stoïciens : c’était dû à la mauvaise éducation, à une pesanteur sociologique dont l’homme, selon lui, pouvait s’affranchir. […] Il y a en moi un infracassable noyau de nuit que je n’ai pas choisi, dont je ne dispose pas et que j’ignore ou méconnais

Les termes de la discorde

A Pélage, en tout cas aux Pélagiens, dont surtout Julien d’Éclane supposé aller plus loin encore que Pélage, est reproché de

- réduire la grâce au libre arbitre et à la loi

- réfuter - en tout cas limiter - le rôle de la grâce

- réfuter le péché héréditaire

- refuser le baptême des enfants

Il est clair que chacun de ces thèmes implique l'autre dans une pensée qui, à maints égards, fleure un humanisme qui mettra du temps à éclore. Sans aucun doute, les pélagiens attendaient du christianisme qu'il permît d'asseoir une société plus juste et moins brutale en en appelant à une démarche morale de chacun. Le coeur de la doctrine est ici : c'est l'homme qui est l'acteur essentiel de son salut et non la grâce divine. L'homme créé est un homme libre et cette liberté fait partie intégrante de sa nature : elle ne saurait en conséquence être affectée par l'accident que représente la faute d'un seul : Adam. On est très loin ici de la nature tellement corrompue de l'humain qui ne pourrait rien sans la grâce divine ni donc sans le baptême supposé précisément n'être pas un simple acte d'adhésion mais une véritable conversion spirituelle qui offre au baptisé l'opportunité d'être purifié de la souillure initiale. Non pas qu'Augustin eût jamais prétendu que le péché avait supprimé le libre arbitre entendu comme capacité de choisir entre le bien et le mal, mais que sa facilité à oeuvrer dans le sens de la volonté divine y fût entravée.

En somme, la grâce divine, pour les pélagiens, se résume dans ce surcroît offert du libre arbitre et de la loi : en lui laissant libre décision mais en lui indiquant le chemin à suivre le Créateur aurait suffisamment pourvu l'homme pour qu'il puisse réaliser sa nature et sa mission (garder et fructifier le jardin) ; l'autre part du chemin, c'est à l'homme de le parcourir par sa conversion, son ascèse, sa conversion morale. Au fond, le pélagianisme se résume à une morale, effectivement marquée par les canons du stoïcisme, plus qu'il n'est une théologie ou une doctrine du salut. Il met l'homme au centre - la part divine a été donnée de toute éternité - comme acteur de sa propre destinée. S'il fustige le fatalisme que peut contenir la doctrine du péché héréditaire, c'est précisément au nom de la liberté. Pour autant, Pélage n'échappe pas plus qu'Augustin : être libre revient toujours à se soumettre, à obéir aux lois divines, sauf à considérer qu'ici c'est l'individu lui-même en toute conscience et effort se soumet en étant acteur de son propre destin quand ailleurs il se contente de se couler dans une destinée que la miséricorde divine aura calculée pour lui. Le refus du baptême des enfants est ici révélateur : le baptême est une conversion - un retournement au sens le plus platonicien du terme - par quoi l'homme fait sa part de travail quand chez Augustin il est affaire ontologique - une véritable résurrection, l'entrée dans une nouvelle vie dans la fidélité au Christ - qui ne peut résulter que d'un don divin.

Cette grâce de Dieu, sans laquelle nous ne pouvons rien faire de bon, n’est autre que le libre arbitre : le Seigneur nous l’a donnée d’une manière toute gratuite, et, par sa loi comme par sa doctrine, il nous aide seulement à apprendre ce que nous devons faire et espérer : mais il ne nous aide aucunement, par le don de son Esprit, à faire ce que nous avons appris (Pélage)

S’il (Pélage) se bornait à dire que la grâce est le libre arbitre, ou la rémission des péchés, ou bien la loi elle-même, ce ne serait pas reconnaître ce qui nous aide à vaincre les passions et les tentations , grâce à l’Esprit-Saint abondamment répandu sur nous (St Augustin)

Tout est dit dans ces quelques lignes où l'un semble répondre à l'autre : assurément Pélage, moins hardiment que certains de ses disciples, minimise le rôle de la grâce qu'il limite à la loi et au libre-arbitre. Pour l'un, même si la direction est fixée, c'est à l'homme seul de faire le chemin qui le mène à la réalisation du bien tandis que pour l'autre sans l'aide de la grâce il n'y aurait aucune victoire possible sur notre tendance au péché. 8

Le thème de la prédestination que la Réforme accentuera encore naît de là : étrange pour nos oreilles modernes, mais déjà pour les pélagiens qui y virent un funeste fatalisme, pour autant qu'il semble suggérer qu'il n'y eût aucun lien entre les efforts que l'homme mettrait à retrouver le chemin de Dieu et son salut comme si tout était joué d'avance et qu'en même temps il n'y eût aucune continuité entre vertu et salut. Mais ce qui est en même temps suggérer que le salut ne fût pas le salaire exigible d'une vie vertueuse - ce dernier étant du seul ressort de Dieu. A sa façon, Augustin est un anti-utilitariste : ce n'est pas sur les conséquences de ses actes que l'homme sera jugé mais sur ce qu'il est - ce pourquoi, aussi le baptême ne saurait être considéré comme une simple adhésion à une quelconque communauté non plus qu'une identification à un groupe.

Foucault 9 n'a pas tort de souligner combien avec le baptême le chrétien entre dans une logique de lutte - avec Satan, contre la tentation - tant sa renaissance suppose que Satan cherche à récupérer cette âme perdue pour lui. Lutte à armes inégales tant la puissance de Satan est grande, lutte où l'homme devra faire ses preuves mais qu'il ne saurait emporter sans la grâce divine venant l'épauler. Il n'est donc pas vrai que le péché héréditaire condamne l'homme à la passivité fataliste de qui saurait l'issue déjà déterminée : il y a bien un combat, une lutte à mener - mais cette lutte est moins positive - un objectif à atteindre qu'elle n'est négative - résister à la tentation, à la part d'ombre qui nous habite.

L'interprétation du péché originel en péché héréditaire est donc en même temps une revisitation de la figure de Satan, revisitation délicate tant le risque hérétique du manichéisme pointe à chaque instant, qui apparaît dès lors comme la figure même de cette part d'ombre qui nous habite, comme cette faillibilité consubstantielle qui nous menace constamment : au fond, ce que suggère Augustin c'est bien que si le salut ne peut être que l'oeuvre de Dieu, en revanche notre chute ne saurait être que de notre fait. Jeu à part inégale en tout cas.

Si la question est moderne, le reste ou l'est redevenue, c'est assurément à la fois parce que l'humanisme se sera retourné contre lui-même à quoi l'on impute au mieux la naïveté, au pire la destruction - non sans mauvaise foi d'ailleurs. Le XXe siècle sera passé par là et son délire de violences et de crimes ; qu'inévitablement la question du mal s'est reposée, radical ou banal, dans toute son acuité.

Une affaire de relations ... mais de relations qui nous dépassent

C'est ici que joue la logique du prisme : derrière le débat théologique, une question sociale ; sous la question sociale, un problème moral et, tout au fond, presque effacée, presque enterrée la question de la grâce. Le chemin de la vertu n'est pas une avenue ; pas même un sentier ; peut-être de ces chemins qu'Heidegger nommait Holzwege, chemins forestiers qui ne mènent nulle part.

Large est la porte et spacieux le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui le trouvent (Mat. 7, 13, 14)

Les jumeaux descendaient via leur mère de la forêt dont elle portait le nom. Sauvés des eaux, à l'écart de la cité, il fonderont demain, plus tard, mais d'abord cette solitude radicale de ceux que l'on cache, que l'on tait. Nombreux les mythes mais mêmes les contes qui privilégient ces héros à l'origine incertaine, périlleuse qui surgissent de la forêt après qu'on les y eut cachés pour accomplir leur destin - sauver ou se sauver. Les récits aiment les pérégrinations : Moïse entraîne son peuple dans le désert pour mieux le former : l'exode prend des allures d'épreuve ; Jésus, en ce même désert, affronte la tentation satanique. Non décidément rien ne peut débuter, ni de l'histoire ni de l'odyssée avant que ne fussent traversés ces espaces - ou trop vides ou trop pleins du désert ou de la forêt qui disent la matière brute, épaisse comme obstacle auquel se mesurer.

Ce que disent les fondements de la morale c'est cela aussi : avant même d'être de l'ordre de l'acte, elle est de l'ordre de la tentation, de l'épreuve qui trempe l'âme - ou l'arme - et ressemble furieusement à un parcours initiatique. La loi dira demain ce qui est interdit ; la morale ce qu'il faut faire et respecter mais avant, pour donner à ces principes non pas force d'évidence - ils ne l'auront jamais - mais profondeur abyssale du silence, il faut laisser s'écouler le temps de l'épreuve. On est loin ici, tellement loin de la dialectique, où les protagonistes définiraient leurs positions par leur antagonisme même, révélant combien ils sont à la fois parties liées, ennemis jumeaux. Non, ici, ce n'est pas l'être qui se joue, mais la relation : le tout début de la relation. Dans la tension, l'intention ; le désir.

L'homme que nous décrit Paul n'a pas de conscience heureuse : perdu dans un monde qui l'assaille et où les pièges menacent constamment il est aussi âme déchirée de découvrir cette part sombre qu'il ne peut éradiquer, qu'il ne peut combattre seul, sans le secours divin.

L'épreuve, la forêt ou le désert ? comment ne pas voir que c'est le monde lui-même qu'il est contraint de parcourir, loin de sa patrie originelle. Moment d'indécision parce que de mensonge, la morale commence exactement à ce point où le fruit vénéneux ressemble au mieux aux délices espérées. Où la modernité verra plutôt crise de la raison, faiblesse de la volonté, ou même arithmétique bien agencée des intérêts, on verra plutôt illusion, mensonge et tentation. Avant même de pouvoir oeuvrer dans la lumière de son créateur, l'homme devra faire ses preuves : résister et attester de sa force - qui est l'autre sens de vertu.

Il suffit de regarder le Décalogue pour le comprendre ; Girard a raison de souligner combien le dernier commandement a une facture particulière :

Le dixième et dernier commandement tranche sur ceux qui le précèdent et par sa longueur et par son objet : au lieu d'interdire une action il interdit un désir 10:

Plus long que les autres, il ne peut évidemment préciser l'ensemble des objets interdits : en réalité il interdit le désir lui-même et postule le délit d'intention. Que Girard y considère la première formulation explicite des dangers de la mimesis d'acquisition n'a rien d'étonnant ; qu'il ne faille surtout pas le réduire au désir sexuel comme une certaine interprétation étriquée le laissa parfois entendre est un truisme. Mais ceci signifie surtout que ce qui se joue de pernicieux dans le désir ce n'est ni le sujet ni l'objet mais le type de relation qui se joue entre eux où l'un et l'autre tentent tour à tour dans une spirale effectivement infernale de se circonvenir.

Où se découvre derechef le gouffre qui sépare la morale de l'intérêt de celle du sentiment : engager l'intention est un projet bien plus vaste, ambitieux mais insondable que celui de seulement parvenir à organiser un système social de sorte que l'intérêt bien compris de chacun le pousse à adopter un comportement correct. C'est d'âme dont il s'agit ici ; d'être !

Enjeu de Titans qui sans doute dépasse l'homme : il ne saurait être hasardeux alors qu'il se solde, à la fin, par le grand duel avec Satan comme si toute l'histoire ne pouvait que commencer et finir avec cette figure étrange.

Puis je vis descendre du ciel un ange qui tenait la clé de l'abîme et une grande chaîne à la main. Il saisit le dragon, le serpent ancien qui est le diable et Satan, et il le lia pour mille ans. Il le jeta dans l'abîme, qu'il ferma et scella au-dessus de lui, afin qu'il ne séduise plus les nations, jusqu'à ce que les mille ans soient accomplis. Après cela il faut qu'il soit délié pour un peu de temps.
Ap 20, 1-3

Ce pour quoi il faut revenir sur la figure de Satan sans pour autant nous en étonner : la morale naissant de l'hésitation ou de l'incertitude, elle n'a de sens que si le mal a un sens, est possible et que quelque chose nous y pousse. Après tout n'est-ce pas, littéralement, le sens de culpabilité : non pas la faute mais la propension à la commettre .

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1) à propos de Pélage, lire notamment

R Figuier, un rendez-vous avec Pélage ? Critique, 2006 n°715, p 1053 article commentant
Jean-Marie Salamito, Les Virtuoses et la multitude Aspects sociaux de la controverse entre Augustin et les pélagiens ,Grenoble, Éd. Jérôme Million, 2005

 

2) Hume, Traité de la nature humaine , Introduction

Il n'est pas besoin d'une connaissance profonde pour découvrir la condition imparfaite des sciences de notre époque, car même la multitude, à l'extérieur des portes, peut, à partir du tapage et des cris, juger que tout ne va pas bien à l'intérieur. Il n'est rien qui ne soit sujet de débat, ni sur quoi les hommes instruits ne soient d'opinions contraires. La question la plus futile n'échappe pas à notre controverse, et aux questions capitales, nous ne sommes pas capables de donner une solution certaine. Les disputes se multiplient comme si toute chose était incertaine, et ces disputes sont menées avec la plus grande chaleur comme si toute chose était certaine. Dans ce remue-ménage, ce n'est pas la raison, mais l'éloquence, qui remporte le prix ; et nul ne doit jamais désespérer de gagner des prosélytes à l'hypothèse la plus extravagante s'il a assez d'habileté pour la représenter sous des couleurs favorables. La victoire n'est pas gagnée par les hommes en armes qui manient la pique et l'épée, mais par les trompettes, les tambours et les musiciens de l'armée.

3)

Nicolas MALEBRANCHE, La recherche de la vérité́

Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu'il faut préférer son ami à son chien, et je suis certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu'il y ait une Raison universelle qui m'éclaire, et tout ce qu'il y a d'intelligences. Car si la raison que je consulte, n'était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une Raison universelle. Je dis : quand nous rentrons dans nous- mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné . Lorsqu'un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu'elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la Raison universelle que tous les hommes consultent.» 7

4) relire ce passage de Détachement de M Serres

5) si l'on devait être, cette fois, résolument ironique, on ne manquerait pas de relever que la réponse au 1e Commandement Saint est le nom de Dieu, tu ne le prononceras pas en vain, l'Eglise aura vite occupé la place : le Saint Père distribue les quolifichets de la sainteté ni plus ni moins que Napoléon sa légion d'honneur dans une logique courtisane bien connue.

6) Pour plus de détail sur la querelle et son déroulement voir :

Histoire du christianisme, t. II, Naissance d’une chrétienté, IIIe partie, chap. IV par Ch. Pietri, Paris, Desclée, 1995, p. 453-479.

dans le même volume la petite synthèse de J.-M. Salamito, « La christianisation et les nouvelles règles de vie sociale », IVe partie, chap. IV, p. 675-717.

7) Paul Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Éd. du Seuil, 2005, p. 696-697

8) Augustin controverse pélagienne livre 4 ,2

Pour faire l’éloge de la créature ou plutôt du genre humain, voici comme ils s’expriment : « Dieu est le créateur de tous les hommes qui naissent, et les enfants des hommes sont tous l’œuvre de Dieu ; quant au péché, il ne vient pas de la nature, mais de la volonté ». A cet éloge de la créature, ils appliquent la proposition par laquelle ils affirment que « le baptême est nécessaire à tous les âges », « Adam ne nous a transmis aucun mal, si ce n’est la mortQuant au mariage, c’est d’abord à l’Écriture qu’ils empruntent les éloges qu’ils lui donnent,car le Seigneur dit dans l’Évangile :« dès le commencement,il les « a créés homme et femme et il a dit : « Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre »A la louange de la loi, ils s’expriment en ces termes :« La loi ancienne, laquelle, selon l’Apôtre, est juste, sainte et bonne , a pu conférer la vie éternelle à ceux qui observent les préceptes et qui vivent dans la justice par la foi, comme elle l’a conférée aux prophètes, aux patriarches et à tous les saints ».Pour louer le libre arbitre, ils affirment que « le libre arbitre n’a pas péri, puisque le Seigneur nous dit par l’organe de son Prophète : Si vou s voulez et si vous m’écoutez, tous les biens de la terre seront à vous ; mais si vous refusez et si vous ne m’écoutez pas, le glaive vous dévorera .A la louange des saints, et pour mieux se cacher, ils affirment que « le baptême renouvelle parfaitement les hommes, puisque l’Apôtre n’hésite pas à dire que, par le bain de l’eau salutaire, l’Église formée de toutes les nations devient sainte et sans tache Par tout ce qui précède, il est facile de comprendre que les éloges qu’ils prodiguentà la créature et au mariage ont pour but de prouver que le péché originel n’existe pas. S’ils louent la loi et le libre arbitre, c’est pour prouver que la grâce ne nous est accordée qu’en raison de nos mérites, et dès lors que la grâce n’est plus la grâce.S’ils exaltent les saints, c’est pour montrer que les saints ont vécu sur la terre sans péché, et qu’ils n’ont pis eu besoin de demander à Dieu le pardon de leur péché.

9)travaillant sur les textes de Tertullien, M Foucault a fourni de belles analyses du baptême dans ses cours du Collège de France : lire notamment les cours des 6, 13 et 20 fev 1980
pp 91-165
on lira notamment ces quelques pages éclairantes

10) Girard, Je vois Satan tomber comme l'éclair

 

 

 

 

 

2) Tite Live Ab urbe condita, II, 5

1) Quant aux biens du roi, dont la restitution avait été d’abord décrétée, la chose fut remise en délibération dans le sénat, qui, cédant à son ressentiment, refusa de les rendre, et refusa même de les réunir au domaine public. (2) On en abandonna le pillage au peuple, afin qu’ayant une fois porté la main sur les dépouilles royales, il perdît pour toujours l’espoir de faire la paix avec les rois. Les champs des Tarquins, situés entre la ville et le Tibre, furent consacrés au dieu Mars, et ce fut depuis le Champ de Mars. (3) Il s’y trouvait alors du blé prêt à être moissonné, et comme on se faisait un scrupule religieux de consommer la récolte de ce champ, on envoya une grande quantité de citoyens, qui coupèrent les épis avec la paille, et les ayant déposés dans des corbeilles, les jetèrent tout à la fois dans le Tibre, dont les eaux étaient basses, comme elles le sont toujours dans les grandes chaleurs. On prétend que ce blé s’arrêta par monceaux sur les bas-fonds du fleuve, en se couvrant de limon ; (4) et que peu à peu, tout ce que le Tibre emportait dans son cours s’étant accumulé sur ce point, il s’y forma enfin une île. J’imagine que dans la suite on y rapporta des terres, et que la main des hommes contribua à rendre ce terrain assez élevé et assez solide pour porter des temples et des portiques.

(5) Après le pillage des biens de la famille royale, on condamna les traîtres au supplice ; et ce supplice fut d’autant plus remarquable que le consulat imposa à un père l’obligation de faire donner la mort à ses propres enfants, et que le sort choisit précisément pour assister à l’exécution celui qui aurait dû être éloigné d’un pareil spectacle. (6) On voyait attachés au poteau des jeunes gens de la plus haute noblesse ; mais les regards se détournaient de tous les autres, comme s’ils eussent été des êtres inconnus, pour se fixer uniquement sur les fils du consul ; et l’on déplorait peut-être moins leur supplice que le crime qui l’avait mérité. (7) Comment concevoir que ces jeunes gens aient pu, dans cette même année, former le dessein de trahir la patrie à peine délivrée, leur père, son libérateur, le consulat qui a pris naissance dans leur famille, le sénat, le peuple, tous les dieux et tous les citoyens de Rome, pour les livrer à un scélérat qui, jadis tyran orgueilleux, ose maintenant les menacer du lieu de son exil ?

(8) Les consuls viennent s’asseoir sur leurs chaises curules, et ordonnent aux licteurs de commencer l’exécution. Aussitôt ceux-ci dépouillent les coupables de leurs vêtements, les frappent de verges, et leur tranchent la tête. Pendant tout ce temps, les regards des spectateurs étaient fixés sur le père ; on observait le mouvement de ses traits, l’expression de son visage, et l’on put voir percer les sentiments paternels au milieu de l’accomplissement de la vengeance publique. (9) Après la punition des coupables, les Romains voulant, par un autre exemple, également remarquable, éloigner de semblables crimes, accordèrent pour récompense au dénonciateur une somme d’argent prélevée sur le trésor, et de plus la liberté et les droits de citoyen. (10) Ce fut, dit-on, le premier esclave mis en liberté par la vindicte ; quelques-uns même pensent que le nom donné à cette baguette vient de cet homme, et qu’il s’appelait Vindicius. Depuis on se fit une règle constante de regarder comme jouissant du droit de cité tout esclave affranchi de cette manière.