Considérations morales

M Serres

Détachement p 152-175

 

Qui joue, qu'il gagne ou perde, perd, il perd d'obéir aux règles du jeu ou à sa martingale. Il entre dans l'espace attractif des chamailles et se soumet à lui. S'agenouille, drogué, bavant d'obéissance éperdue, devant les lois de la stratégie, de la lutte, de la victoire.


Diogène est le double du corps du roi, Antigone est remplie de Créon, elle a définitivement perdu, elle est entrée, par la porte de la haine, dans le tombeau sans soleil

François d'Assise parle au loup. Antigone parle à Créon. Diogène apostrophe Alexandre le Grand et Bossuet le Roi-Soleil. Les couples abondent dans ce multiple apologue, ils abondent et s'alignent, ils se font face comme en miroir. François est face au loup. Derrière le loup et plus fort que le loup, Créon le politique est un loup, encore. Mais, derrière Créon, Alexandre le Grand, plus grand que Créon, est le plus grand des loups politiques. La série des forts se renforce, elle s'aligne dans l'espace jusqu'au soleil. En face, la série des faibles, de plus en plus faibles, rampe e ts'humilie, à terre. Elle continue la série des forts, l'échelle va du soleil à terre et de la terre au soleil, érigée, verticale. Qui peut-on placer, face au loup, de plus faible encore?
Un agneau. Agneau faible, bêlant, blanc, tête de série de la série des faibles, face au miroir, devant le loup.


Il est là, au bord du ruisseau, presque sans voix, tremblant, devant l'onde pure. Il est là, sur la rive, face au rival, et paraît lutter contre plus fort que lui. L'agneau, faible, perd. Le loup l'emporte et le mange au fond de la forêt; mais quelle revanche! l'agneau gagne, maintenant.


Nous n'écoutons jamais le loup. Sa complainte lamentable sonne juste: nous médisons de lui, nous le calomnions, même, nous ne l'épargnons guère, nous, les bergers et les chiens. Il est seul, nous sommes le nombre, bergers en famille, meutes de chiens courants, agneaux en troupeaux entourés de béliers. Les chiens aboient au solitaire, les cyniques. Mais les plus nombreux sont encore ceux qui savent la fable, qui la récitent et l'apprennent aux enfants, d'âge en âge, ils sont innombrables.


La raison du plus fort est celle de l'agneau, raison ou âme pure, robe de laine virginale et blanche. La raison du plus fort est la raison des chiens, plus celle des bergers, plus celle des chasseurs, plus celle des écrivains fabulistes, plus celle de la pauvre victime frileuse déchirée au fond des forêts, enfin celle de la fable cruelle répétée le matin à l'école de la raison et répétée le soir à la maison de la prudence, raison bien raisonnable, écrite, qui fait haïr le loup transhistoriquement. L'agneau a la force, il a donc la faiblesse et l'innocence aussi, le loup est le méchant, toujours. Il est le bouc émissaire.


Le loup est la vraie victime invisible et le vrai méchant est l'agneau. Le vrai loup est l'agneau. Il se place en un site qui rend la critique impossible: onde pure, enfance innocente et martyre, ingénue et candide, habit de laine blanche sur laquelle est écrite l'histoire, raison droite. De là étant, il gagne implacablement, il a gagné depuis longtemps, depuis un passé fabuleux, depuis les fabulistes et les rationalistes.

Il a perdu, dévoré; il a gagné, inexorable; il a perdu, il n'est qu'un loup bien travesti, un loup si fort qu'il a, de plus, l'argument de faiblesse, un loup si grand qu'il a, de plus, l'état de petitesse, un vainqueur si totalement vainqueur qu'il occupe, de plus, le site de la victime, un loup plus fort que tous les loups ensemble et qui livre tous les loups de l'espace et de l'histoire à la haine sans prescription des foules fascinées par sa représentation. Car la haine de ceux qui savent, la haine théorique de ceux qui savent mettre en scène est sans aucune proportion avec la haine simple et sauvage du loup qui assouvit sa faim. Celle-ci gagne la partie, à l'instant, par occasion, dans la circonstance, elle fait l'histoire qui passe et qui meurt, contingente, celle-là tient la martingale de l'intégrale des parties, la stratégie de la mémoire, elle est l'intégrale des haines. Elle essaie, parfois, de se nommer amour, elle réussit, souvent, à se nommer raison. La force la meilleure est celle de la raison. Continuation de la sauvagerie par des moyens plus stables, qu'on appelle culture et science. Le style assassine plus sûrement que les crocs, et plus longuement.

On dit que Diogène voulait qu'on l'enterrât le visage face à la terre. A terme, les valeurs et situations se renversent, dit-il, et le bas devient haut, le maître devenant esclave. Quand il fut vendu, justement, comme esclave et qu'on lui demanda, au marché, à la criée, ce qu'il savait faire, il répondit: je sais diriger les hommes. L'esclave sait être maître. Il a su être le maître d'Alexandre.


Preuves, non de sa vanité, comme croyait Platon, preuves décisives de sa stratégie. Diogène joue la place basse, le site ignoble, il joue la victime, la morale, il joue les censeurs' persuadé que, par-derrière ou par un nouveau tour, cette place est plus haute que la plus haute. Qu'au moins, elle n'est pas moins basse.


L'agneau est au moins aussi cruel que le loup, quoique dévoré par le loup, il est muni du supplément de ressentiment qui advient quand on manque de dents, Antigone se venge longuement de Créon, manque de couronne, Diogène est plus grand ou au moins aussi grand que le grand Alexandre, à la limite Job, dans son fumier, grattant ses . ulcères avec son tesson, s'égale à Dieu. Il apostrophe Dieu et lui parle face à face. Nous sommes aux limites des échelles d'ordre. De l'animal, à terre, au soleil, en plein ciel.

Issue de la terre, la grande échelle de grandeur et de hiérarchie plonge d'abord dans l'animal avant que de nionter vers le ciel. Le chien Diogène a le ventre à terre, le chien de garde aboie au loup qu'il n'épargne guère, le loup prédateur sur la rive guette l'agneau, rival, l'agneau, frileux, ne sait pas, ne peut pas sortir du troupeau, le loup rôde autour de Gubbio, la horde fait face à la meute à propos du troupeau, leur enjeu, voici d'abord des chiens, des loups, des agneaux, seuls ou en groupe, l'échelle d'ordre est animale, ce ne sont là ni des fables ni des images, la lutte, la dévoration, la hiérarchie, la grandeur, le respect sont des valeurs bestiales, elles nous viennent des bêtes et flattent les bêtes en nous, ce qu'il y a d'animal en nous est politique. Chiennerie et lycée, le lycée, le nom même l'avoue, est le lieu d'élevage des loups.


L'échelle sort de terre et du ventre des bêtes, elle s'élève. Elle monte vers nous: momies de pharaons dans le tombeau, soeur funéraire, penseur en guenilles, moine convers, petits roitelets, grands rois, rois des rois, soleil, elle va au-delà du soleil, merveilleuse transcendance, vers Dieu, le Très-Haut.


Diogène avait gagné pour tenir le temps et l'intégrale stable des parties. Diogène avait trouvé la martingale de l'histoire, par l'écrit, par la mise en scène; par le langage, il tient aussi la puissance dans l'espace. Voyez: il gagne d'un coup l'ensemble de l'échelle, il met la main sur tout l'empan de son extension. Il est cynique, il est animal, il se roule à terre, il est enseveli dans son tonneau. Il reste à la raCine de l'échelle, il est à terre, il sort de terre, il est des bêtes, de la chiennerie. Mais il est homme, il cherche un homme, sa lanterne allumée n'éclaire en plein jour que lui, elle fait voir que Diogène est un homme, Diogène tient en main son feu de publicité; il est philosophe et il s'approprie le soleil. Il parle au roi comme à son égal, comme à son serviteur, et il parle du soleil comme sien: mon soleil. .Il est presque roi, il va au-delà du soleil.


Et, pour finir, il est Diogène. Diogène: c'est-à-dire de la famille, de la lignée, de la gens de Zeus. Diogène est du genre de Dieu. Par son nom, il est fils de Dieu.


Il aboie, il est homme, il parle et le soleil est sien et il se nomme fils de Dieu, il est toute l'échelle de la bête à Dieu, de la terre au ciel, et du tonneau vers le soleil. Il a gagné dans le temps, il a gagné dans l'espace, gloire au pouilleux divin, fils de Dieu. Que peut peser un Alexandre le Grand au-devant de celui qui est tout et dont la famille déchaîne la foudre et se trouve au-delà du soleil? Alexandre n'est qu'un barreau local, aussi haut que soit le barreau, Diogène couvre toute l'échelle.


Le soleil a changé de mains. Que le roi imprime sur ses pièces l'effigie du soleil, et il dessine là, sans le savoir, la face de Diogène, le visage divin. La puissance nucléaire et la lumière ne sont plus dans les mains du roi, le roi s'arrête, il descend de cheval devant le fils de Dieu. Diogène a su mouvoir le corps du Roi-Soleil. Alexandre s'incline et le chien reste assis, goguenard. Toute l'échelle d'ordre s'incline devant l'animal.

Les voici, gagnants, battus, élevés, abaissés, à égalité de puissance et de gloire, le chien et le loup, le chien savant et loup le grand, bêtes. Ils tiennent l'espace, l'un de fait et l'autre en droit, l'un par tactique et l'autre en stratégie, l'un par les grandes énergies, l'autre par les petites, l'un par fotce et l'autre en langue. Alexandre et Diogène nous viennent en couple du fond de l'histoire sur la même vignette, inséparables jumeaux ou mortaise et tenon. Qui fait la gloire de qui, qui des deux fait la force de l'autre?
La philosophie, la sagesse, est l'invention du lieu d'où l'on voit se réunir la mortaise et le tenon.


L'agneau est un loup permanent, le loup est bouc émissaire. Ils nous viennent tous deux du fond des traditions sur la même vignette, réciproques ou jumeaux, qui a fait la renommée de l'autre? Antigone, reine funèbre, et Créon, potentat froid, jouent depuis plus de deux mille ans devant le même décor à se renvoyer la , même balle de gloire, sans voir et nous cachant les restes de Thèbes écrasée. Job chante-t-il la gloire de Dieu, apostrophe-t-il Dieu pour la gloire de Job, pour que les enfants, d'âge en âge, récitent son tesson?


L'échelle de grandeur, lentement, se courbe. Le plus fort et le plus faible sont mutuels, le plus faible et le plus fort sont souvent jumeaux, il se forme un cercle, une sorte de cirque, une sorte de bague ronde où le chaton, dans sa pierre transparente, gèle et fait voir ces couples liés, qu'on croyait séparés de toute l'étendue large du ciel. La droite s'incurve et les stations rivales, complémentaires, réciproques, se boutonnent. Fermeture éclair.

Bienheureux les faibles, heureux les humbles, cela fut dit sur la montagne haute, quel besoin de hauteur pour dire heureux les bas? Bienheureux les forts, cela fut dit sur des montagnes plus hautes encore, du côté de la haute Engadine, renversement du balancier. Certes, il faut parfois protéger les forts contre les faibles... La relation d'ordre fait balançoire, elle n'est pas verticale et droite, elle tourne. Mais que fait là le bonheur au milieu de ces ascensions et descentes? Rien ne monte à cet échafaud, rien ne roule de lui que le malheur.


Ecoutons le chant de Magnificence: Il a dispersé les arrogants et les superbes, déposé les puissants de leur siège, Il a exalté les humbles, haussé ceux qui gisaient à terre, Il a rempli de biens les affamés, Il a expulsé les riches, vides.
Je le chante et le magnifie, la puissance de son bras se déploie. Il a fait de grandes choses en moi et pour moi, Il a détourné son regard sur la bassesse de sa servante, voici que désormais l'intégrale des générations me dira heureuse. Elle a gagné, elle a trouvé la martingale de l'histoire.


La Magnificence produit la grandeur, la fait, la construit, elle la monte avec de la bassesse, avec de la servitude, comme si l'on ne pouvait remplir qu'en vidant, hausser qu'en déposant, anoblir qu'au moyen de l'ignominie. Le bonheur se chante de celle qui s'élève de la terre ancillaire sur un bras puissant, bras qui du même coup disperse les superbes. Exulte l'humiliée, les potentats s'effondrent.


Comme s'il n'y avait qu'une place dans tout l'espace. Comme si tout le volume du large monde se réduisait à des points marqués sur l'échelle échafaud, sur la route qui paraît droite et qui fait manège. L'espace de l'ordre est linéaire et courbe. L'espace des relations entre nous est une circonférence étroite. Alors que l'espace du monde est immense. Le premier, du coup, est encombré, surchargé, le deuxième est vide et libre.

La révolte est un mot exact qui dessine un cercle. La révolution fait une volte-face. Le haut passe au bas, le bas est exhaussé, la petitesse est magnifiée, la gauche passe à. droite, pour une fois le mot dit la chose avec une géométrie parfaite. Rien ne change par symétrie ou substitution, quel intérêt majeur à ce que tel ou tel soit stable sur le siège ou s'humilie sous la cendre, s'il reste encore trône et souille, des rassasiés de biens, des affamés de pain? Quel intérêt le mouvement d'exaltation si l'échelle est fixe et stable? Quel intérêt de changer si tout est invariant? Même si un pas de vis s'y ajoute.


Le magnifique en grandissant laisse invariant ce qui l'humiliait avant qu'il ne s'élève. Il se magnifie en minimisant les grands d'auparavant, balance, balançoire, il a besoin pour être grand de ces nouveaux petits qu'il humilie. Ces changements ou échanges sont exactement des mouvements apparents, des phénomènes. Une fois qu'on a bien décrit lesdits phénomènes, les Diogènes et les Antigones, les meutes et les troupeaux, reste que l'essentiel est l'échelle incurvée, le cercle d'ordre, invariants, sur quoi ces mouvements apparents ont lieu. L'essentiel est le lieu de ces déplacements.


Quand la distance entre deux noms propres s'annule, quand la différence entre deux noms s'évanouit, quand le nom luimême se perd, qu'importe le couple puisque les couples abondent indéfiniment, quand les variations entre les positions s'immobilisent, reste l'invariant, reste le chemin relationnel, stable, sur lequel tous se meuvent ou semblent se mouvoir, reste ce sur quoi les phénomènes apparaissent: la relation d'ordre, découverte enfin courbe, le plus vieux des manèges du monde.

La servilité, jouissant de l'obéissance, est le rêve du règne et c'est pourquoi elle l'alimente en retour. Le règne jouit de l'obéissance, à son tour, et c'est cela jouir du règne. Le maître et l'esclave mangent ensemble leur ignoble relation de servitude et de maîtrise, ils tiennent par mortaise et tenon, ou par boucle de réalimentation. Ou par un lien direct d'équilibre ou par un mouvement apparent qui entretient dans le temps l'équilibre. Or ce mouvement éblouit, on ne voit plus que lui, alors qu'il agit comme un rhéostat, il entretient la fixité, son but, par dépense de force et de mouvements, son moyen. Liés par ce feed-back, dans les cas le plus raffinés, le maître et l'esclave desservent en fait ânes, mulets de somme, la même vieille roue animale qui ordonne les bêtes entre elles. Nous n'avons pas quitté la bestialité. Le chien des philosophes et le loup des fables.


Comme si l'animalité gisait, noyée dans l'apparence, et fixée dans le cirque de ses propres relations: elle est politique. Et réciproquement. Vienne l'homme.

Le maître, mais pourquoi l'appeler maître, encore, le maître n'a pas de maître, certes, il n'a pas non plus d'esclave. Le maître n'a pas de disciple. Il n'a pas besoin de choeur pour chanter sa maîtrise. Il a maîtrise sur les choses. Le grand, pourquoi le nommer grand, le grand ne connaît pas de petits, la grandeur n'a pas besoin de petitesse. Le coq seul a besoin de la basse-cour. Le besoin, autour de soi, de petits quant-à-soi, est une maladie de dépendance aussi grave, une drogue aussi dure, une sujétion à l'apparence aussi bête que le besoin de maître au-dessus de soi. Il suffit pour s'en libérer de reconnaître la largeur de l'espace, son déploiement, la grandeur de la terre, de la mer, du monde, la longanimité de l'intelligence sage.


La force, libre, parcourt l'espace, elle se lamente de la faiblesse, mais ne la. requiert pas pour se connaître forte. La force résiste à la concurrence, elle se distingue de l'agression, la puissance est de résister à la comparaison, la grandeur est de résister à l'échelle des tailles, qu'il soit bienheureux celui qui vit dans l'espace neuf que ne ravage pas la relation d'ordre.

La relation d'ordre produit les valeurs, déchaîne les guerres, elle est le grand fétiche. Elle est la matrice des fétiches. Elle désigne les enjeux, elle fixe les prix. Elle est ce qui nous reste du règne animal. Elle est la trace, dans nos groupes, des bêtes que nous fûmes. Elle est préhominienne. Loups, chiens, agneaux, bandes, meutes, troupeaux. L'homme naît de la délaisser. Naîtra. Elle est la laisse du chien Diogène. Diogène est tenu en laisse par Alexandre, loup le grand est à son tour tenu en laisse par le chien. Le chien ne deviendra homme que de la détacher. Détacher la laisse d'ordre, laisser la cravache de la comparaison. Alexandre n'est pas né, Diogène . à peine. Immergés encore dans la chiennerie et dans le lycée.


Considérez les relations plutôt que les êtres et les êtres plutôt que les noms, et les chemins plutôt que les mouvements. Ne vous laissez pas éblouir par la pompe du roi c'est facile -, ni par le tonneau du soi-disant sage -c'est moins facile. L'esclave et le maître sont ensemble à genoux, ils adorent tous deux la relation qui les attache. Elle est mouvante, stable, variante, invariante, quels que soient ses adorateurs et leur place. Leur place change, le lieu des relations demeure. Ils l'entretiennent et l'alimentent. Ils mourraient pour elle. Ils donnent leur corps, leur sang, leur vie à des luttes qui n'ont pour but que de la faire vivre. Elle est le dieu monstrueux qui vit de la mort de ses sectateurs. Elle est le dieu monstrueux qui a pour attribut le sceptre et le tonneau, la couronne et les immondices, l'empire et la folie. Nous lui sacrifions nos enfants. Les chiens lui donnent à manger leurs chiots et les louves leurs louveteaux.

J'ai raconté, j'ai mis en scène la scène même de Diogène. Il est là, devant son tonneau, sur les planches publiques, il attend, exhibé. Il attend le Grand, il espère le plus grand, il attend le soleil, il attend Dieu, peut-être. Il expose son cas, il prépare le drame. Il casse l'écuelle, il boit dans sa paume, comme l'enfant à la fontaine, penché. Il laisse glisser son manteau, il embrasse la masse de neige. Nous comprenons, nous, spectateurs dans l'ombre de la place, nous savons que le cynique pouilleux détruit les parasites, qu'il se défait des intermédiaires.


Alexandre passe, le drame est à son apex, Alexandre et son ombre sont dans l'ordre du vase brisé, du manteau jeté, tous écrans de l'objet, du plus grand objet, du soleil. Ecartons Alexandre, il ne s'agit pas du roi. Noël, soleil !


Il ne s'agit que du roi, au contraire. Les scènes dans la scène foisonnent, font de l'ombre dans l'ombre, comme impliquées. Créon le roi entre impromptu sous Alexandre, Antigone lui répond debout, devant Diogène, assis, voici le dialogue stable du faible contre le fort, dont l'état minimal est celui de l'agneau et du loup, dont l'état maximal, infini, est celui de Job, au fumier, misérable, avec Dieu tout-puissant même. Tout l'espace avant le soleil est occupé, y compris le soleil, y compris, âme et corps, celui qui cherche le bain de soleil, tout le volume est envahi par le chemin scalaire de l'ordre. Le soleil même n'est pas le soleil. Il n'est pas l'objet de l'innovation, la nova de la connaissance, il est, inexorablement, férocement, le Grand.


Sur l'échelle qui traverse tout à coup la mise en scène, verticalement, et qui barre le spectacle de sa hauteur et de ses multiples invaginations, le faible qui joue minimum, Diogène, Antigone, le faible qui joue la partie victimaire, substituable mais stable, et qui joue sur la scène ladite partie, gagne implacablement, non point dans l'espace fermé du drame, mais dans tout l'espace et le long du temps. Victoire, ils ont tous gagné. Alexandre gagne localement, de notre mer au fleuve Indus, mais passant par le point ténu de la petite scène, Diogène gagne globalement. La martingale est pour Antigone, pour le chien ou l'agneau. La martingale donne l'histoire: la mère, le frère, tous les tiens, omnes generationes. Ce n'était pas un combat, ce n'était qu'un partage de gloire, entre l'humble de . gloire, long, et le glorieux, court. n est là, yeux baissés, tenant son lys entre les mains jointes, chaste, modeste, comme absent, sa statue sur colonne, gigantesque, ouvre l'un des plus immenses temples de la terre. Par chance, demain, les iconoclastes vont l'abattre. Prosternons-nous devant une telle humilité, une telle absence. Devant l'agneau blanc ou Job ulcéré.


Non, ce n'est pas l'échelle de Jacob, droite, debout, marquant la hiérarchie, touchant le ciel de sa cime, c'est un cercle, une circonférence dont la courbure ne se voit pas. Non, ce n'est pas une hauteur amont qui sépare le loup de l'agneau, Créon d'Antigone, le roi du chien, une eau pure les multiplie par effets optiques, c'est un montage simple ou compliqué, mouvant et stable, qui attache ensemble, par le rythme rapide et balancé des victoires et défaites, les gagnants et les maîtres, du côté du logiciel et du côté du matériel, les faux perdants des longs triomphes, rois et penseurs de gloire, loups sanguinaires, agneaux gonflés de fiel et de lait, toutes les figures de la scène dans l'espace de la même scène, le volume étincelant de la représentation.


Voici l'amphithéâtre, le cirque rond. Je n'ai pas dit, acte par acte, et sous certaine dictée, un drame, comédie ou tragédie, récits parmi d'autres, des apologues joués, j'ai décrit exactement sous la même dictée la constitution lente de l'espace du théâtre, la dureté de sa clôture, cette espèce de relativité qui découvre un espace courbe là où chacun ne voit que des hiérarchies verticales. Ce théâtre est bien dessiné, maintenant, comme sur un bleu d'architecture, en lignes localement droites et globalement incurvées, à singularités boutonnées. Les riches, les misérables, les forts, les peu respectés, bien disposés en lignes et colonnes, chaque place est un enjeu qui se paie ou qui impressionne, hautes classes et basses, ignobles et notables sont saisis, raidis dans ce champ de forces, sous les statues de fétiches, dans le cercle du cirque, dans la fermeture des prix, des mises, de l'adulation. Qui descend ou gravit les gradins d'ordre monte bientôt sur le podium, la place publique, où Diogène habite, le jour et la nuit, certain de tenir ainsi la position, sûr d'être vu, où Alexandre passe, sûr d'une force qui bouscule les obstacles; l'espace ravagé par les lignes de forces de l'ordre se jette dans la scène, s'écoule vers elle ou en elle, se ferme grâce à elle qui se ferme grâce à lui. Clôture serrée par tenon et mortaise, stable dans le temps par boucles de feed-back, c'est le cirque social banal, c'est aussi le cirque de la connaissance.


Ainsi se forme une société fermée. En connaissez-vous d'ouvertes?

Le cirque fascine les êtres et les boucle sur leurs relations, rien n'existe plus à leurs yeux que les liens qui les unissent. La clameur du stade couvre les bruits du monde. Même le ciel, sur le plafond, est peint. La représentation s'emplit du réseau des liens et ainsi enchaîne, elle est vide d'objets. Le théâtre ne fait circuler que les choses qui sont des relations dans le réseau, il ne connaît que les enjeux, les fétiches, les marchandises. Nous sommes troglodytes de notre collectif. Le groupe se ferme sur soi, il ignore le monde. Il ne connaît que ce qu'il produit, ses représentations. La politique n'a pas besoin du monde. Les philosophes n'en font plus mention, ils demeurent dans le cirque, n'habitent ni la terre, ni la mer, ni la forêt, ni le soleil, ils se ferment dans la lettre du langage et du contrat. Ils s'enferment dans la cave des médias, dans la grotte aux politiques, dans le puits aux représentations, dans la casse de la lettre. Même ceux qui savent ou qui tentent d'inventer descendent dans la sape de la politique des sciences. Depuis combien de temps avons-nous gommé le monde, notre antique nécessité, l'unique objet? Le philosophe n'a plus besoin du monde, il n'a plus d'expérience. Il habite la tranchée des livres alignés, son écriture.

Cette fermeture est plus dure qu'on ne le croit puisqu'elle est le tout de nos relations. Elle est d'une solidité invincible. Preuve en est que s'il fallait, pour la conserver en l'état, pour assurer sa permanence, décider de détruire la mer et la terre entière, personne dans le cirque n'hésiterait un instant à le faire. Plutôt mourir que d'arrêter le mouvement des enjeux ou la scène des luttes, la fabrication en série des fétiches et la circulation des marchandises, plutôt anéantir le monde que de laisser dépérir la clôture du cirque. Comme le monde n'est pas là, le supprimer ne compte pas, continuons de nous droguer de relations dans le confort mortel de la grotte. Voici le point de l'apologue à midi aujourd'hui, voici le point sur notre erre: nous avons décidé de détruire le monde plutôt que de changer l'amphithéâtre aux gladiateurs de l'ensemble de nos relatians, nous avons décidé de détruire le monde pour avoir les moyens de détruire celui qui désire nous détruire, jumeau lié par le feed-back, escalade apparente et cercle del'histoire. Dernière tragédie au plus vieux théâtre du monde, toutes les tragédies ont pour but de faire exister le cirque et de le renforcer, de nous laisser emprisonnés, bavant de drogue obéissante, dans ses murs.
Nous resterons dans le théâtre pendant que, au-dehors, le soleil nucléaire ravage la terre.


La terre paysanne, son ciel, la mer des cap-horniers, ses vents, les forêts de l'errance, leur haut savoir.


Dernière tragédie qui devrait nous ouvrir au nouveau savoi
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