Textes

Je vois Satan tomber comme l'éclair

IL FAUT QUE LE SCANDALE ARRIVE

 

 

Un examen attentif montre qu'il existe dans la Bible et les Evangiles une conception originale et méconnue du désir et de ses conflits. Pour appréhender son ancienneté, on peut remonter au récit de la Chute dans la Genèse, ou à la seconde moitié du Décalogue, tout entière consacrée à l'interdiction de la violence contre le prochain.


Les commandements six, sept, huit et neuf sont aussi simples que brefs. Ils interdisent les violences les plus graves dans l'ordre de leur gravité :

Tu ne tueras point.
Tu ne commettras point d'adultère.
Tu ne voleras point.
Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
Le dixième et dernier commandement tranche sur ceux qui le précèdent et par sa longueur et par son objet : au lieu d'interdire une action il interdit un désir :

Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à lui. (Ex 20, 17)


Sans être vraiment trompeuses les traductions modernes lancent les lecteurs sur une fausse piste. Le verbe « convoiter » suggère qu'il doit s'agir ici d'un désir hors du commun, un désir pervers réservé aux pécheurs endurcis. Mais le terme hébreu traduit par « convoiter » signifie tout simplement « désirer ». C'est lui qui désigne le désir d'Eve pour le fruit défendu, le désir du péché originel. L'idée que le Décalogue consacrerait son commandement suprême, le plus long de tous, à la prohibition d'un désir marginal, réservé à une minorité, n'est guère vraisemblable. Dans le dixième commandement, il doit s'agir du désir de tous les hommes, du désir tout court.


Si le Décalogue interdit le désir le plus fréquent, ne mérite-t-il pas le reproche que le monde moderne presque unanime adresse aux interdits religieux ? Le dixième commandement ne succombe-t-il pas à cette démangeaison gratuite d'interdire, à cette haine irrationnelle de la liberté que les penseurs modernes reprochent au religieux en général et à la tradition judéo-chrétienne en particulier ?


Avant de condamner les interdits comme « inutilement répressifs », avant de répéter extasiés la formule rendue fameuse par les « événements de mai 68 » : « il est interdit d'interdire », il convient de s'interroger sur les implications du désir défini dans le dixième commandement, le désir des biens du prochain. Si ce désir-là est le plus commun de tous, que se passerait-il si, au lieu d'être interdit, il était toléré et même encouragé ?


La guerre serait perpétuelle au sein de tous les groupes humains, de tous les sous-groupes, de toutes les familles. La porte serait grande ouverte au fameux cauchemar de Thomas Hobbes, la lutte de tous contre tous.


Pour penser que les interdits culturels sont inutiles, comme le répètent sans trop réfléchir les démagogues de la « modernité », il faut adhérer à l'individualisme le plus outrancier, celui qui présuppose l'autonomie totale des individus, c'est-à-dire l'autonomie de leurs désirs. Il faut penser en d'autres termes que les hommes sont naturellement enclins à ne pas désirer les biens du prochain.


Il suffit de regarder deux enfants ou deux adultes qui se disputent une babiole pour comprendre que ce postulat est faux. C'est le postulat opposé, seul réaliste, qui sous-tend le dixième commandement du Décalogue.


Si les individus sont naturellement enclins à désirer ce que leurs prochains possèdent, ou même simplement désirent, il existe au sein des groupes humains une tendance très forte aux conflits rivalitaires. Si elle n'était pas contrecarrée, cette tendance menacerait en permanence l'harmonie et même la survie de toutes les communautés.


Les désirs rivalitaires sont d'autant plus redoutables qu'ils ont tendance à se renforcer réciproquement. C'est le principe de l'escalade et de la surenchère qui gouverne ce type de conflit. Il y a là un phénomène si banal, si bien connu de nous, si contraire à l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, si humiliant par conséquent, que nous préférons l'écarter de notre conscience et faire comme s'il n'existait pas, tout en sachant pertinemment qu'il existe. Cette indifférence au réel est un luxe que les petites sociétés archaïques ne pouvaient pas s'offrir.


Le législateur qui interdit le désir des biens du prochain s'efforce de résoudre le problème numéro un de toute communauté humaine : la violence interne.

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En lisant le dixième commandement, on a l'impression d'assister au processus intellectuel de son élaboration. Pour empêcher les hommes de se battre, le législateur cherche d'abord à leur interdire tous les objets qu'ils ne cessent de se disputer, et il décide d'en dresser la liste. Il s'aperçoit vite, toutefois, que ces objets sont trop nombreux : il ne peut pas les énumérer tous. Il s'interrompt donc en cours de route, il renonce à mettre l'accent sur les objets toujours changeants et il se tourne vers cela ou plutôt vers celui qui est toujours présent, le prochain, le voisin, l'être dont il est clair qu'on désire tout ce qui est à lui.
Si les objets que nous désirons appartiennent toujours au prochain, c'est le prochain, de toute évidence, qui les rend désirables. Dans la formulation de l'interdit par conséquent, le prochain doit supplanter les objets et, effectivement, il les supplante, dans le dernier membre de phrase qui interdit non plus des objets énumérés un à un mais tout ce qui est au prochain.
Ce que le dixième commandement esquisse, sans le définir explicitement, c'est une « révolution copernicienne » dans l'intelligence du désir. On croit que le désir est objectif ou subjectif mais, en réalité, il repose sur un autrui qui valorise les objets, le tiers le plus proche, le prochain. Pour maintenir la paix entre les hommes, il faut définir l'interdit en fonction de cette redoutable constatation : le prochain est le modèle de nos désirs. C'est ce que j'appelle le désir mimétique.

 

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Le désir mimétique n'est pas toujours conflictuel mais il l'est fréquemment et ceci pour des raisons que le dixième commandement rend évidentes. L'objet que je désire à l'exemple de mon prochain, le prochain, lui, entend le conserver, le réserver à son propre usage, il ne se le laissera pas arracher sans combat. Mon désir sera contrecarré mais, au lieu de se résigner et de se déplacer vers un autre objet, neuf fois sur dix, il va se rebiffer et se renforcer en imitant plus que jamais le désir de son modèle.


L'opposition exaspère le désir, surtout lorsqu'elle provient de celui ou de celle qui inspire ce désir. Si elle n'en provient pas au départ elle en proviendra bientôt car si l'imitation du désir prochain engendre la rivalité, la rivalité, en retour, engendre l'imitation.


Le surgissement d'un rival semble confirmer le bien-fondé du désir, la valeur immense de l'objet désiré. L'imitation se renforce au sein même de l'hostilité mais les rivaux font tout ce qu'ils peuvent pour cacher à autrui et se cacher à eux-mêmes la cause de ce renforcement.


La réciproque est vraie. En imitant son désir, je donne à mon rival l'impression qu'il a de bonnes raisons de désirer ce qu'il désire, de posséder ce qu'il possède, et l'intensité de son désir redouble.


En règle générale la possession tranquille affaiblit le désir. En donnant à mon modèle un rival, je lui restitue, en quelque sorte, le désir qu'il me prête. Je donne un modèle à mon propre modèle, et le spectacle de mon désir renforce le sien au moment précis où, en s'opposant à moi, il renforce le mien. Cet homme dont je désire l'épouse, par exemple, peut-être avait-il cessé avec le temps de la désirer. Son désir était mort et au contact du mien, qui est vivant, il reprend vie...
La nature mimétique du désir rend compte du mauvais fonctionnement habituel des rapports humains. Nos sciences sociales devraient tenir compte d'un phénomène qu'il faut bien qualifier de normal mais elles s'obstinent à voir dans la discorde quelque chose d'accidentel et de si imprévisible, par conséquent, qu'il est impossible d'en tenir compte dans l'étude de la culture.


Non seulement nous sommes aveugles aux rivalités mimétiques dans notre monde mais chaque fois que nous célébrons la puissance de nos désirs, nous les glorifions. Nous nous félicitons de porter en nous-mêmes un désir qui a « l'expansion des choses infinies » mais nous ne voyons pas ce que dissimule cet infini, l'idolâtrie du prochain, laquelle est forcément associée à l'idolâtrie de nous-mêmes mais fait mauvais ménage avec cette dernière.


Les conflits inextricables qui résultent de notre double idolâtrie sont la source principale de la violence humaine. Nous sommes d'autant plus voués à porter à notre prochain une adoration qui se transforme en haine que nous cherchons plus désespérément à nous adorer nous-mêmes, que nous nous croyons plus « individualistes ». C'est pour couper court à tout cela que le Lévitique contient le commandement fameux : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », c'est-à-dire tu ne l'aimeras ni plus ni moins que toi-même.


La rivalité des désirs tend non seulement à s'exaspérer mais, en s'exaspérant, elle se diffuse aux alentours, elle se transmet à des tiers aussi avides de fausse infinité que nous le sommes nous-mêmes.


La source principale de la violence entre les hommes c'est la rivalité mimétique. Elle n'est pas accidentelle mais elle n'est pas non plus le fruit d'un « instinct d'agression » ou d'une « pulsion agressive ».


Les rivalités mimétiques peuvent devenir si intenses que les rivaux se discréditent réciproquement, ils se dérobent leurs possessions, ils subornent leurs épouses respectives et, finalement, ils ne reculent même plus devant le meurtre.
Je viens de mentionner à nouveau, le lecteur l'aura remarqué, dans l'ordre inverse du Décalogue cette fois, les quatre violences majeures interdites par les quatre commandements qui précèdent le dixième, ceux que j'ai déjà cités au début de ce chapitre.
Si le Décalogue consacre son commandement ultime à interdire le désir des biens du prochain, c'est parce qu'il reconnaît lucidement dans ce désir le responsable des violences interdites dans les quatre commandements qui le précèdent.
Si on cessait de désirer les biens du prochain, on ne se rendrait jamais coupable ni de meurtre, ni d'adultère, ni de vol, ni de faux témoignage. Si le dixième commandement était respecté, il rendrait superflus les quatre commandements qui le précèdent.
Au lieu de commencer par la cause et de poursuivre par les conséquences, comme ferait un exposé philosophique, le Décalogue suit l'ordre inverse. Il pare d'abord au plus pressé : pour écarter la violence, il interdit les actions violentes. Il se retourne ensuite vers la cause et découvre le désir inspiré par le prochain. C'est donc cela qu'il interdit mais il ne peut l'interdire que dans la mesure où les objets désirés sont légalement possédés par un des deux rivaux. Il ne peut pas décourager toutes les rivalités de désir.

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Si on examine les interdits des sociétés archaïques à la lumière du dixième commandement on constate que, sans être aussi lucides que ce dernier, ils s'efforcent d'interdire eux aussi le désir mimétique et ses rivalités.


Les interdits les plus arbitraires en apparence ne sont le fruit ni d'une quelconque « névrose », ni du ressentiment de vieillards grincheux, soucieux seulement d'empêcher les jeunes gens de s'amuser. Dans leur principe, les interdits n'ont rien de capricieux ni de mesquin, ils reposent sur une intuition analogue à celle du Décalogue mais sujette à toutes sortes de confusions.


Beaucoup de lois archaïques, en Afrique notamment, mettent à mort tous les jumeaux qui naissent dans la communauté, ou un seul jumeau de chaque paire seulement. Cette règle est absurde sans doute mais elle ne prouve nullement « la vérité du relativisme culturel ». Les cultures qui ne tolèrent pas les jumeaux confondent leur ressemblance naturelle, d'ordre biologique, avec les effets « indifférenciateurs » des rivalités mimétiques. Plus ces rivalités s'exaspèrent, plus les rôles de modèle, d'obstacle et d'imitateur deviennent interchangeables au sein de l'opposition mimétique.


A mesure que leur antagonisme s'envenime, en somme, les antagonistes, paradoxalement, se ressemblent de plus en plus. Ils s'opposent d'autant plus implacablement que leur opposition efface les différences réelles qui, naguère, les séparaient. L'envie, la jalousie et la haine uniformisent ceux qu'elles opposent mais ces passions, dans notre monde, refusent de se penser en fonction des ressemblances et des identités qu'elles ne cessent d'engendrer. Elles n'ont d'oreilles que pour la célébration trompeuse des différences, celle qui sévit plus que jamais dans nos sociétés, non pas parce que les différences réelles grandissent mais parce qu'elles disparaissent.

 

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La révolution qu'annonce et prépare le dixième commandement s'épanouit dans les Evangiles. Si Jésus ne parle jamais en termes d'interdits et toujours en termes de modèles et d'imitation, c'est parce qu'il tire jusqu'au bout la leçon du dixième commandement. Ce n'est pas par narcissisme qu'il nous recommande de l'imiter lui-même, c'est pour nous détourner des rivalités mimétiques.


Sur quoi exactement l'imitation de Jésus-Christ doit-elle porter ? Ce ne peut pas être sur ses façons d'être ou ses habitudes personnelles : il n'est jamais question de cela dans les Evangiles. Jésus ne propose pas non plus une règle de vie ascétique au sens de Thomas a Kempis et de sa célèbre Imitation de Jésus-Christ, si admirable que soit cet ouvrage. Ce que Jésus nous invite à imiter c'est son propre désir, c'est l'élan qui le dirige lui, Jésus, vers le but qu'il s'est fixé : ressembler le plus possible à Dieu le Père.


L'invitation à imiter le désir de Jésus peut sembler paradoxale car Jésus ne prétend pas posséder de désir propre, de désir « bien à lui ». Contrairement à ce que nous prétendons nous-mêmes, il ne prétend pas « être lui-même », il ne se flatte pas de « n'obéir qu'à son propre désir ». Son but est de devenir l'image parfaite de Dieu. Il consacre donc toutes ses forces à imiter ce Père. En nous invitant à l'imiter lui, il nous invite à imiter sa propre imitation.


Loin d'être paradoxale, cette invitation est plus raisonnable que celle de nos gourous modernes. Ceux-ci nous invitent tous à faire le contraire de ce qu'ils font eux-mêmes, ou tout au moins prétendent faire. Chacun d'eux demande à ses disciples d'imiter en lui le grand homme qui n'imite personne. Jésus, tout au contraire, nous invite à faire ce qu'il fait lui-même, à devenir tout comme lui un imitateur de Dieu le Père.


<tbPourquoi Jésus regarde-t-il le Père et lui-même comme les meilleurs modèles pour tous les hommes ? Parce que ni le Père ni le Fils ne désirent avidement, égoïstement. Dieu « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons ». Il donne aux hommes sans compter, sans marquer entre eux la moindre différence. Il laisse les mauvaises herbes pousser avec les bonnes jusqu'au temps de la moisson. Si nous imitons le désintéressement divin, jamais le piège des rivalités mimétiques ne se refermera sur nous. C'est pourquoi Jésus dit aussi : « Demandez et l'on vous donnera... »


Lorsque Jésus déclare que, loin d'abolir la Loi, il l'accomplit, il formule une conséquence logique de son enseignement. Le but de la Loi, c'est la paix entre les hommes. Jésus ne méprise jamais la Loi, même lorsqu'elle prend la forme des interdits. A la différence des penseurs modernes, il sait très bien que, pour empêcher les conflits, il faut commencer par les interdits.


L'inconvénient des interdits, toutefois, c'est qu'ils ne jouent pas leur rôle de façon satisfaisante. Leur caractère surtout négatif, saint Paul l'a bien vu, chatouille en nous, forcément, la tendance mimétique à la transgression. La meilleure façon de prévenir la violence consiste non pas à interdire des objets, ou même le désir rivalitaire, comme fait le dixième commandement, mais à fournir aux hommes le modèle qui, au lieu de les entraîner dans les rivalités mimétiques, les en protégera.


Souvent nous croyons imiter le vrai Dieu et n'imitons en réalité que de faux modèles d'autonomie et d'invulnérabilité. Loin de nous rendre autonomes et invulnérables, nous nous vouons alors aux rivalités inexpiables. Ce qui divinise ces modèles à nos yeux, c'est leur triomphe dans des rivalités mimétiques dont la violence nous dissimule l'insignifiance.


Loin de surgir dans un univers exempt d'imitation, le commandement d'imiter Jésus s'adresse à des êtres pénétrés de mimétisme. Les non-chrétiens s'imaginent que, pour se convertir, il leur faudrait renoncer à une autonomie que tous les hommes possèdent naturellement, une autonomie dont Jésus voudrait les priver. En réalité, dès que nous imitons Jésus, nous nous découvrons imitateurs depuis toujours. Notre aspiration à l'autonomie nous agenouillait devant des êtres qui, même s'ils ne sont pas pires que nous, n'en sont pas moins de mauvais modèles en ceci que nous ne pouvons pas les imiter sans tomber avec eux dans le piège des rivalités inextricables.


L'autonomie que nous nous croyons toujours sur le point de conquérir, en imitant nos modèles de puissance et de prestige, n'est qu'un reflet des illusions projetées par notre admiration pour eux, d'autant moins consciente de son mimétisme qu'elle est plus mimétique. Plus nous sommes « orgueilleux » et « égoïstes », plus nous nous asservissons aux modèles qui nous écrasent.

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Même si le mimétisme du désir humain est le grand responsable des violences qui nous accablent, il ne faut pas en conclure que le désir mimétique est mauvais. Si nos désirs n'étaient pas mimétiques, ils seraient à jamais fixés sur des objets prédéterminés, ils seraient une forme particulière d'instinct. Les hommes ne pourraient pas plus changer de désir que les vaches dans un pré. Sans désir mimétique il n'y aurait ni liberté ni humanité. Le désir mimétique est intrinsèquement bon.
L'homme est cette créature qui a perdu une partie de son instinct animal pour accéder à ce qu'on appelle le désir. Une fois leurs besoins naturels assouvis, les hommes désirent intensément, mais ils ne savent pas exactement quoi car aucun instinct ne les guide. Ils n'ont pas de désir propre. Le propre du désir est de ne pas être propre. Pour désirer vraiment, nous devons recourir aux hommes qui nous entourent, nous devons leur emprunter leurs désirs.


Cet emprunt se fait souvent sans que ni le prêteur ni l'emprunteur s'en aperçoivent. Ce n'est pas seulement leur désir qu'on emprunte à ceux qu'on prend pour modèles c'est une foule de comportements, d'attitudes, de savoirs, de préjugés, de préférences, etc., au sein desquels l'emprunt le plus lourd de conséquences, le désir, passe souvent inaperçu.
La seule culture vraiment nôtre n'est pas celle où nous sommes nés, c'est la culture dont nous imitons les modèles à l'âge où notre puissance d'assimilation mimétique est la plus grande. Si leur désir n'était pas mimétique, si les enfants ne choisissaient pas pour modèles, forcément, les êtres humains qui les entourent, l'humanité n'aurait ni langage ni culture. Si le désir n'était pas mimétique, nous ne serions ouverts ni à l'humain ni au divin. C'est dans ce dernier domaine, nécessairement, que notre incertitude est la plus grande et notre besoin de modèles le plus intense.


Le désir mimétique nous fait échapper à l'animalité. Il est responsable en nous du meilleur comme du pire, de ce qui nous abaisse au-dessous de l'animal aussi bien que de ce qui nous élève au-dessus de lui. Nos discordes interminables sont la rançon de notre liberté.


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Si la rivalité mimétique joue un rôle essentiel dans les Evangiles, comment se fait-il, objecterez-vous, que Jésus ne nous mette pas en garde contre elle ? En réalité il nous met en garde mais nous ne le savons pas. Lorsque ce qu'il dit s'oppose à nos illusions nous ne l'entendons pas.


Les mots qui désignent la rivalité mimétique et ses conséquences sont le substantif skandalon et le verbe skandalizein. Dans les Evangiles synoptiques, Jésus consacre au scandale un enseignement aussi remarquable par sa longueur que par son intensité.


Comme le terme hébreu qu'il traduit, « scandale » signifie non pas un de ces obstacles ordinaires qu'on évite sans peine après s'y être heurté une première fois mais un obstacle paradoxal qu'il est presque impossible d'éviter : plus le scandale nous repousse, en effet, plus il nous attire. Le scandalisé met d'autant plus d'ardeur à s'y meurtrir qu'il s'y est plus meurtri précédemment.


Pour comprendre cet étrange phénomène, il suffit de reconnaître en lui ce que je viens de décrire, le comportement des rivaux mimétiques qui, en s'interdisant mutuellement l'objet qu'ils convoitent, renforcent de plus en plus leur double désir. Prenant systématiquement le contre-pied l'un de l'autre pour échapper à leur inexorable rivalité, ils reviennent toujours se heurter à l'obstacle fascinant que chacun est désormais pour l'autre.


Les scandales ne font qu'un avec le faux infini de la rivalité mimétique. Ils sécrètent en quantités croissantes l'envie, la jalousie, le ressentiment, la haine, toutes les toxines les plus nocives non seulement pour les antagonistes initiaux mais pour tous ceux qui se laissent fasciner par l'intensité des désirs rivalitaires.


Dans la montée des scandales, chaque représaille en appelle une nouvelle, plus violente que la précédente. Si rien ne vient l'arrêter, la spirale débouche nécessairement sur les vengeances en chaîne, fusion parfaite de violence et de mimétisme.
Le mot grec skandalizein vient d'un verbe qui signifie « boiter ». A quoi ressemble un boiteux ? A un individu qui suivrait comme son ombre un obstacle invisible sur lequel il ne cesse de broncher.


« Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » Jésus réserve son avertissement le plus solennel aux adultes qui entraînent les enfants dans la prison infernale du scandale. Plus l'imitation est innocente et confiante, plus elle se scandalise aisément, plus il est coupable d'en abuser.


Les scandales sont si redoutables que, pour nous mettre en garde contre eux, Jésus recourt à un style hyperbolique inhabituel chez lui : « Si ta main te scandalise, coupe-la... ; si ton œil te scandalise, arrache-le. » (Matthieu, 18, 8-9).


Les freudiens donnent une interprétation purement symptomatique du mot scandale. Leur préjugé hostile les empêche de reconnaître dans cette idée la définition authentique de ce qu'ils appellent « compulsion de répétition ».


Pour rendre la Bible psychanalytiquement correcte, les traducteurs récents, plus intimidés par Freud, semble-t-il, que par le Saint-Esprit, s'efforcent d'éliminer tous les termes censurés par le dogmatisme contemporain. Ils remplacent par des euphémismes fades l'admirable « pierre d'achoppement », par exemple, de nos Bibles anciennes, la seule traduction qui capture la dimension répétitive et « addictive » des scandales.


Jésus ne s'étonnerait pas de voir son enseignement méconnu. Il ne se fait aucune illusion sur la façon dont son message sera reçu. A la gloire qui vient de Dieu, invisible en ce bas monde, le grand nombre préfère la gloire qui vient des hommes, celle qui multiplie les scandales sur son passage. Elle consiste à triompher dans des rivalités mimétiques souvent organisées par les puissances de ce monde, militaires, politiques, économiques, sportives, sexuelles, artistiques, intellectuelles... et même religieuses.


La phrase : « il faut que le scandale arrive », n'a rien à voir ni avec la fatalité antique ni avec le « déterminisme scientifique ». Pris individuellement, les hommes ne sont pas obligatoirement voués aux rivalités mimétiques mais, en raison du grand nombre d'individus qu'elles contiennent, les communautés ne peuvent pas y échapper. Dès que le premier scandale arrive il en enfante d'autres et le résultat ce sont des crises mimétiques qui ne cessent de s'étendre et de s'aggraver.