Considérations morales
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ἀγάπη

Ou comment se jouer de la pesanteur

ἀγάπη est l'un de ces termes qui désigne l'amour en grec, à côté d'Eros et de philia, amour spirituel qui en tout cas prend toujours une valeur universelle et qui désigne dans le Nouveau Testament l'amour de Dieu pour sa création. 1 Cité à de maintes reprises, 117 fois, dans le Nouveau Testament, il ne l'est que trois fois dans l'Ancien Testament. C'est assez dire que le concept est au centre des Évangiles - de la bonne nouvelle !

C'est que l'ἀγάπη désigne à la fois l'amour de Dieu pour les hommes, et celui que ces derniers doivent nourrir entre eux.

Au fond, l’agapè, dans le Nouveau Testament, désigne dans le même temps cet amour de Dieu pour l’homme et cet amour fraternel entre les hommes, qui constitue une exhortation à aimer son prochain jusqu’à son ennemi, ce qui constitue le point d’orgue du message de Jésus 1

Nous cherchions le point de rencontre entre les trois lignes - horizontale, verticale et diagonale: la voici : l'ἀγάπη !

La question de savoir s'il s'agit d'une nouveauté résolue par rapport à la tradition vétéro-testamentaire ou non importe peu ici : ce qu'il faut repérer, et sur quoi insister - tient surtout à sa position singulière, à l'intersection de la solidarité et de la réciprocité, comme si elle en était l'intégrale.

Elle est ce qui doit être imité. Il ne faut donc pas s'étonner qu'un ouvrage comme l'Imitation de Notre Seigneur Jésus Christ ait pu devenir le registre incontournable de la chrétienté : imitation exemplaire puisque dénuée des risques victimaires de la mimesis d'appropriation ; imitation hyperbolique puisqu'elle va jusqu'à préconiser d'aimer l'ennemi, celui vous lèse et ne se contente pas de ne simplement pas lui causer du tort ; imitation tierce puisqu'elle consiste d'une part à prendre l'amour divin pour modèle ; à ériger son propre comportement à l'égard de l'autre comme modèle à suivre ; enfin à fonder un ordre - religieux - mais aussi une morale où le partage sans retour serait la norme.

Que cette imitation fonde les premiers actes chrétiens - de la communion à l'eucharistie, légitime les engagements tels le baptême, on le comprend aisément. Y gît un idéal d'absolu qui confère à la grâce cette dimension radicale, fondatrice qu'on ne peut s'étonner de trouver. Néanmoins, il faut encore regarder ailleurs.

Et cet ailleurs a partie liée avec la pesanteur.

La tension chrétienne, poussée à son paroxysme, le désir intense d'être parfait miroir de la grâce, incite manifestement à s'éloigner du monde, à se replier dans une communauté qui soit suffisamment étanche pour ne pas subir les affres du siècle, ni subir les impératifs de César : dès le début, le christianisme - songeons simplement au Mon Royaume n'est pas de ce monde et à Rendez à César ce qui appartient à César - aura été confronté, comme n'importe quel ordre, à la tentation ou bien de composer avec le système existant ou bien de le fuir ! Or, après tout, la morale est bien faite pour aider chacun à adopter le comportement juste en des temps ordinaires ! Il faut bien admettre que la morale deviendrait bien inutile dans un ordre d'où tout mal, et donc toute tentation d'y succomber, en auraient été préalablement bannis.

Tout a l'air de se passer comme si l'homme, uniquement gouverné par la grâce, fût comme happé par le divin et tenté de fuir l'ordre du réel. Ou que, sans la pesanteur qui l'y ramenât irrésistiblement, la grâce fût ou bien son plus grand danger ou l'horizon inaccessible qui lui renverrait comme une gifle la médiocrité de sa nature.

Comment comprendre autrement la tentation si fréquente de Dieu de voiler sa face ? la tentation si fréquente de l'homme à errer hors des sentiers tracés pour lui ?

Comment comprendre autrement cette formule déjà citée de S Weil :

Descendre d'un mouvement où la pesanteur n'a aucune part... La pesanteur fait descendre, l'aile fait monter: quelle aile à la deuxième puissance peut faire descendre sans pesanteur ? La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance. La grâce, c'est la loi du mouvement descendant. (Weil)

Il faudrait considérer la grâce du côté du divin : nous ne nous y hasarderons pas : tout ce que l'on peut supposer, à en demeurer dans la logique de S Weil est qu'il dût falloir une forte dose de pesanteur pour donner une chance de survie à la création qui, sans elle, n'eût assurément pas pu demeurer à l'écart du divin et s'y fût dissout. Entre pesanteur et grâce, il n'y a pas contradiction, ni antinomie, encore moins dialectique mais bien une boucle de rétroaction. Une relation que Morin dirait dialogique, en tout cas pas dialectique : il n'y a pas en soi de contradiction entre la pesanteur et la grâce tant les deux contribuent ensemble à la possibilité même de la création. Deux lignes qui se croisent, mais celle-ci est métaphysique, qui engage l'être : elle n'est pas, directement en tout cas, ce qui fonde la morale, mais ce qui donne un sens à l'être. La création dispose une manière d'être face au Créateur : à l'écart maintenu, sous le regard de, mais sans pour autant qu'il puisse se soutenir. Elle est un chemin où le retour tarde à s'accomplir quand l'aller hésite entre la grâce et la pesanteur. Fruit exclusif de la parole créatrice, le monde projeté ex nihilo, se maintient dans la dynamique même de ce big bang qui n'en finit pas de dérouler ses effets. La pesanteur l'éloigne toujours plus ; la grâce est ce qui interdit que le lien se distorde irrémédiablement - la forme que prend la dynamique créatrice.

Car c'est bien au fond de ceci dont il s'agit : à l'instar du désir qui est tension vers l'objet mais qui s'étiole de l'avoir conquis ; à l'identique de toute tendance qui nécessite finalement d'être inhibée pour pouvoir seulement dérouler sa dynamique ; au même titre que ce désir dont Freud rappelait que quelque chose dans sa constitution impliquait qu'il ne pût jamais être totalement satisfait 2 ; l'idée même de création combine la double réalité d'une rupture réelle et d'une union imaginaire - en tout cas imaginée. La création est une rupture que l'on ne cesse d'endiguer. Est un aller qui appelle un retour mais un retour impossible. La pesanteur n'est pas la calamité de la création : elle en est au contraire l'intime condition de possibilité.

Il n'y a pas à s'étonner que les récits de la Genèse épousent tous les contours du traumatisme de la naissance : la conception y est toujours de l'ordre d'une fusion, d'une intimité, d'une symbiose que brutalement l'on rompt. L'être que l'on porte hors de soi est d'abord un être que l'on rejette et la création n'est autre que cette tension infinie et infiniment renouvelée visant à réinventer le lien qui se distend irrémédiablement. On n'est pas très loin de l'approche d'une vie entendue comme l'ensemble des processus luttant contre la mort non plus que de l'être entendu comme entropie irréversible quand bien même celle-ci n'interdirait pas l'émergence, ça et là, d'ilôts de néguentropie. Non pas violence, mais rupture initiale ; ce que le grec entendait comme τραῦμα - blessure, dommage ou choc - qui fonctionne comme l'étincelle même qui signe l'éveil de la conscience. Au moins autant que physique, la création est un événement psychologique - en tout cas pour celui qui naît : une rupture initiale qui permet à la conscience de se poser - même si d'abord confusément - en face de, mais pas forcément contre, ce qui n'est pas elle. La γενεσις est bien, étymologiquement, une naissance. Et l'on peut tenir pour particulièrement signifiant que la générosité lui soit liée. Au commencement est bien le lien - la relation qui se rompt ; l'histoire n'est jamais que la tentative réitérée de renouer ce qui originellement est rompu. La grâce est empêchement de toute distorsion.

La pesanteur est le nom de cette rupture. Ex nihilo ne peut pas vouloir dire autre chose qu'à partir de dieu lui-même ! L'être surgit de l'être mais ce qui désormais jaillit à l'écart du divin, qui advient d'ailleurs plus que n'est, est un chemin, une dynamique, une méthode - est un poids, peut-être de celui que Nietzsche nommait le plus lourd. Être est une fatalité qui s'impose, échappe tellement à notre volonté que les différentes modalités de cette dernière ne pourront jamais que la réitérer en d'infinies variations.

On pourrait aisément ériger la pesanteur en ce second terme antithétique de la relation dialectique et concevoir qu'elle serait ce moment du duel qui autorise la possibilité du dépassement. Définition même de la négation, la pesanteur serait alors l'instance même du conflit dans l'être, l'introduction du mal - le ver dans le fruit. Ce n'est à notre sens pas de cela dont il s'agit. La pesanteur n'est pas une négation mais une modalité de l'être. Elle n'est pas - au risque encouru du manichéisme - une force négative qui viendrait braver la puissance originaire. Mais il est vrai qu'on retrouve ici tous les éléments qui dès l'aube de la pensée grecque, firent l'opposition entre Parménide et Héraclite.

Car la pesanteur n'est pas la guerre : elle est la forme que revêt la création-séparation. Loi de la triangulation, boucle de rétroaction, retour au même ? comment dire, comment penser cet événement qu'est la naissance sans ni sous-estimer ni exacerber ce moment cruel de la séparation. Ce qui pèse éloigne, certes, mais en même temps, parce qu'il n'est pas d'être qui ne subsiste sans s'inter-poser, moment d'approche. Où l'on découvre que la pesanteur a partie liée avec celui qui s'éloigne quand la grâce engage celui qui s'approche mais surtout combien ce dernier ne le peut qu'à condition de s'être préalablement éloigné que ce fût de sa propre initiative ou du fait même pour lui d'exister.

La question doit donc bien s'entendre de deux manières et les anciens l'avaient compris qui entendaient l'ἀγάπη à la fois comme ce qui ordonnait la relation de dieu à la création en même temps que ce qui devait présider aux relations des hommes entre eux.

Du côté de Dieu, la pesanteur, parce qu'elle est la condition même de la naissance, est une grâce ; mais, ainsi que l'énonce S Weil, puisqu'elle n'est pas une impasse mais un chemin, qu'il est un retour possible, qu'il existe une générosité qui ne soit pas descente mais exhaussement, parousie ou apothéose, il y a une grâce de la grâce en somme qui demeure l'apanage du Créateur.

Du côté de l'être créé, englué quant à lui dans la séparation et la pesanteur, la grâce est un mouvement ascendant qu'il se doit - imitatio - de trouver. Tous les termes qui consacrent la quête spirituelle renvoient à la légèreté et en premier lieu πνεῦμα pneuma - l'esprit : ce n'est pas un hasard. Insoutenable légèreté de l'être pour qui rien ne pèse ni donc ne vaut à un extrême, mystique légèreté de qui s'est affranchi de toute entrave matérielle qui l'eussent éloigné de Dieu, à l'autre bout. Être, finalement, c'est osciller entre deux légèretés, celle, insupportable de la vacuité ; celle espérée de la parousie. Être c'est se jouer et déjouer de la pesanteur ; c'est vouloir que ce qui pèse soit précisément ce qui vous élève.

Point de rencontre : ou l'intégrale des trois lignes

Les agapes vont prendre dans la tradition chrétienne une importance cruciale : sans pour autant faire toujours référence à la Cène et à l'Eucharistie qu'elle annonce, l'agape est au moins ce repas pris ensemble et qui atteste de la communion mais aussi du partage avec les pauvres. Les agapes sont donc, d'un même mouvement rencontre de l'autre et générosité. On se trouve ici au centre de ce que la chrétienté estime être sa nouveauté : non seulement récuser la violence - ce qui n'est pas nouveau - non pas exclusivement pardonner ceux qui vous eussent porté préjudice mais surtout tendre la joue et donc aussi aimer son ennemi, répondre aux torts par la bienveillance.

Rupture évidente de la réciprocité, pourrait-on croire au profit exclusif de la solidarité, tel serait le chemin assumé, imité que devrait emprunter tout chrétien : hyperbole de la générosité qui va jusqu'au renoncement de soi au profit de l'autre au point d'ériger l'abnégation en paradigme de la soumission, tel est en tout cas l'ἀγάπη que les premiers textes et les premières crises semblent dégager. Il y a cependant une autre lecture qu'on en peut faire .

- c'est une dynamique : tout le contraire d'un état où l'amour divin vous mettrait, elle est plutôt un processus sans cesse recommencé, qui engage chaque moment de la vie, tant quotidienne qu'exceptionnelle, qui porte témoignage en son geste autant qu'en son corps de l'engagement pris - on se souvient que le martyr est d'abord celui qui porte témoignage. L'idée que la morale ne se réduise pas à un simple compendium de préceptes si nobles soient-ils, mais qu'elle est l'épreuve constante qu'impose l'existence et le rapport à l'autre trouve ici son illustration parfaite : l'agapé est un acte continu, une réponse renouvelée à la création continue. Autant dire qu'on n'est jamais chrétien et qu'on ne cesse de tenter de le devenir. Qu'il ne s'agit pas ici d'une identité dont on pourrait se prévaloir comme d'un rempart ou d'une arme bien au contraire !

- c'est un mouvement ouvert vers l'autre et non fermé vers soi : une main que l'on tend - ou une joue - car elle a tout d'une sortie, d'une irruption. Quel qu'il soit, ami ou ennemi ! et c'est bien ici la grande nouveauté proclamée du christianisme que de non seulement récuser toute violence, de récuser toute spirale de rétorsion, vengeance ; que de seulement pardonner mais au contraire d'aimer son ennemi non pas malgré le tort qu'il vous aurait fait, mais à cause de celui-ci. Religion de l'amour non pas proclamé mais en acte mais où l'autre, d'emblée est moins un vis-à-vis qui menacerait que la destination incontournable de son propre chemin. L'autre n'est pas quelqu'un que l'on découvre dans les affres, épreuves et conflits : il est toujours déjà là, présent - étymologiquement au devant de moi ! Lévinas 2 a raison de proclamer que cette relation à la fois originaire et finale est asymétrique : nulle mieux qu'elle ne peut illustrer ce qu'est l'intentionnalité de la conscience, qui n'a pas d'extérieur et demeure tout entière arcboutée sur la visée de l'autre qui s'impose à moi autant que je m'expose à lui. La communauté qui s'institue est le contraire d'une secte : nul mur derrière quoi se retrancher ou réfugier ; nulle identité dont on pût se prévaloir mais ce n'est pas non plus une société que l'agora de quelque échange élitaire

- c'est enfin un choix et donc le fruit d'une volonté qui s'affirme. rien n'est moins évident, spontané que cette table qu'on se propose de laisser ouverte. Il y faut tout l'effort d'un retour sur toutes les pratiques archaïques, une refonte de tous nos schémas mentaux. On y trouve toute l'ambivalence d'un Christ qui à la fois affirme ne pas vouloir abolir mais accomplir mais qui en même temps ne cesse d'en appeler au nouveau. Rien ne serait plus faux à cet égard que d'y voir un renoncement à soi, une abnégation : c'est au contraire la plus ferme affirmation de soi que cette volonté d'inverser les valeurs et de faire ainsi que ce qui pèse soit en même temps ce qui élève.

L'agapé est effectivement l'intégrale des principes. Elle réinvente l'espace du redresseur. On a déjà repéré cette position : c'est celle de la mère de Coriolan mais c'est aussi celle de Rome quand elle accueille les Sabins tout en ravissant leurs femmes, chaque fois en réalité qu'elle se joue des limites, et des espaces contigus. Comble de la rouerie ou de l'habileté que cette manigance qui fait comprendre la si grande proximité d'entre l'hostilité et l'hospitalité mais ici point de rouerie, point de stratégie, juste cette volonté d'inverser les courbes et d'offrir un retour. Nietzsche n'avait pas tort d'y voir une transvaluation de toutes les valeurs : il a seulement pris le parti des puissants contre les faibles, des sacrificateurs contre les sacrifiés.

Où l'agapé se fait politique : comme pour elle, il s'agit ici d'un coup de force; d'un refus. Il n'est pas de pensée politique qui s'accomode simplement de l'état des choses : toujours s'y niche la recherche de moyens, la fondation d'une organisation, la réforme des rapports sociaux et économiques qui permettent, à même coût, à même effort de créer une société qui serve l'homme plutôt que le contraigne, qui lui rende la vie plus livre plutôt que ne l'asservisse. Il en va de même ici : il n'est pas de morale qui ne vise, en en appelant au respect de certains principes, en en appelant au devoir, à substituer à l'ordre spontané des rapports violents, un ordre plus pacifique, un ordre qui affirme la prééminence des valeurs.

On aura remarqué que la notion même de devoir est contraire à celle d'adaptation. On s'adapte en effet à ce qui est, non à ce qui devrait être. Aussi est-on d'autant plus capable de s'adapter qu'on est moins soucieux de son devoir. Sentir l'intense exigence d'un devoir, c'est déjà refuser de s'adapter aux circonstances. Ceux qui ne s'adaptent pas : les rebelles, les dissidents, les ci-devant, les insoumis. 4

N Grimaldi a raison : la morale est l'antonyme parfait de l'adaptation. Elle vise non pas à ce que l'homme s'adapte au réel mais au contraire à adapter le réel à ce qu'il y a de valeurs en l'homme.

La table ouverte, c'est le refus des frontières et des identités closes. La main tendue à l'ennemi c'est le refus de toute spirale mimétique qui déboucherait sur une victimisation. Le don c'est le refus d'entendre le sujet comme une soumission, la bravade de qui se présente sans vouloir aliéner.

Il est ici le sens profond de toute morale : en appeler à la réciprocité de ce refus ; à la solidarité de cette main tendue, à la grâce d'une pesanteur qui ne fût pas centripète mais au contraire l'invention d'un espace qui permette d'échapper au לויתן - au chaos que représente le Léviathan. Dès lors, oui, l'agapé est ce moment si particulier de la boucle de rétroaction où la pesanteur cesse d'affirmer le sujet pour écraser l'autre pour devenir le truchement par quoi, inversion de toutes les tendances spontanées, ce qui permet de se tenir en face de l'autre devient en même temps ce qui autorise qu'on s'en approche. La boucle est ici : l'autre est peut-être aussi celui qui s'approche, mais surtout celui vers qui l'on s'approche.

C'est exactement à cet endroit qu'elle rejoint l'ευχαριστια -action de grâce, reconnaissance - qui est un dérivé de χαρις - la grâce. Mouvement descendant mais sans pesanteur telle est la triangulation entre réciprocité/solidarité et grâce : ce que S Weil nomme aile au carré. Il faut y comprendre toute l'inversion que suppose ce refus de la mimesis d'appropriation : au lieu de déboucher sur l'agonie de la victime - sur la tragédie - la pesanteur devient ce qui permet au contraire le temps, la vie :

C’est dans l’éros que la transcendance peut être pensée d’une manière radicale, apporter au moi pris dans l’être, retournant fatalement à soi, autre chose que ce retour, le débarrasser de son ombre. Dire simplement que le moi sort de lui-même est une contradiction, puisque, en sortant de soi, le moi s’emporte, à moins qu’il ne s’abîme dans l’impersonnel. L’intersubjectivité asymétrique est le lieu d’une transcendance où le sujet, tout en conservant sa structure de sujet, a la possibilité de ne pas retourner fatalement à lui-même, d’être fécond et, disons le mot en anticipant – d’avoir un fils.Lévinas

L'agapé est la promesse que l'être ne se joue pas dans un jeu de couples contradictoires : entre être et non-être, léger et lourd comme le crut Parménide ; qu'il est une autre voie que celle du conflit menant vers d'interminables dépassements plus illusoires mais plus violents les uns que les autres ; la puissance d'une légèreté se nourrisant de pesanteur mais la magnifiant en retour. Elle est promesse de l'hôte encore : de cet hôte qui est à la fois puissance invitante et invitée, parce qu'il se nourrit de son hospitalité quand bien même le récipiendaire se contenterait de prendre sans rien en échange. Assurément, sorti de l'ère du père veillant ombrageusement sur la pureté soumise de son clan pour accueillir l'ère du fils qui se sait toujours plus ou moins adopté, qui est accueilli pour ce qu'il est et non pour son appartenance, l'exemplaire à la fois si proche et si différent d'une même quête.

L'espace de l'hôte, cette curieuse croisée où l'on gagnerait à tous les coups mais où l'on ne ferait jamais perdre personne, n'est pas une martingale est l'objet même de tout effort moral ; définit l'objet de toute quête. Dans cette boîte qui définit le testament, dans ce cercueil désormais ouvert sur fond de quoi se mène toute fondation, pour la première fois il n'y a pas de cadavre, mais une parole !

suite

 


1)Olivier Bobineau, Qu'est-ce que l'Agapè ?

2) Freud

Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction

3) Lévinas

À cette collectivité de camarades, nous opposons la collectivité du moi-toi qui la précède. Elle n’est pas une participation à un troisième terme – personne intermédiaire, vérité, dogme, œuvre, profession, intérêt, habita­tion, repas – c’est-à-dire elle n’est pas une communion. Elle est le face-à-face redoutable d’une relation sans intermédiaire, sans médiation. Dès lors l’interpersonnel n’est pas la relation en soi indifférente et réciproque de deux termes interchangeables. Autrui, en tant qu’autrui, n’est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas : il est le faible alors que moi je suis le fort ; il est le pauvre, il est « la veuve et l’orphelin ».

4N Grimaldi L'individu au XXIe siècle