Considérations morales
Préambule Livre 1 : Sur la ligne Livre II Livre III précédent suivant

Envoi

Il y a donc bien un testament ; il y a bien une alliance - διαθήκη !

Comment se dit-elle ? Comment s'enseigne-t-elle ?

mais vous, vous serez pour moi une dynastie de pontifes et une nation sainte.’ Tel est le langage que tu tiendras aux enfants d'Israël.

Le texte dit cohanim (pluriel de cohen) signifiant dédié, dévoué qui désignera les prêtres. L'alliance est ici, non dans quelque privilège, mais dans le recueil, la garde et l'observance de la loi que symbolise l'arche. Mais il y a plus : être une nation de prêtres, c'est avoir vocation à être l'intermédiaire, à être gardien du pont - pontifex.

Quelque chose qui n'a rien à voir avec l'élection qui signerait une quelconque aristocratie, mais viserait au contraire un engagement de chaque instant, un service absolu.

Nous sommes ici au coeur de ce que nous cherchions : tout au long de ces pages où, en deçà des préceptes qui peuvent selon les temps et les lieux, diverger, nous cherchions non pas tant des valeurs universelles qui nous eussent permis d'édicter un corps impératif de normes qui s'imposât à tous, universellement, au risque de réinventer une ultime version mortifère de l'ethnocentrisme, mais au contraire les quelques principes qui les sous-tendent tous, parce qu'il n'est pas de corps qui ne s'appuie sur un sol qu'il foule souvent et enfouit parfois, nous avons dessiné trois lignes qui finalement disent la même chose : le lien plutôt que la séparation ; le geste plutôt que la parole ; l'ouverture plutôt que la fermeture.

- la première dessinait la solidarité nécessaire entre le sacré et le profane qui seule maintient dans le seul face à face qui prémunit contre l'angoisse et la solitude l'espérance d'un sens qui ne soit pas seulement la mort. Première ligne de la fondation tout autant que de la révélation qui exhume ce qui depuis toujours fut enfoui, tu !

- la seconde esquissait la réciprocité comme forme indispensable de la relation entre moi et le monde, entre moi et l'autre, comme condition imérative de la propagation de l'ordre et des cités. Ligne confuse qui révèle nos errements autant que nos défaillances, ligne qui elle aussi proclame le lien en se souvenant qu'il n'est pas de connaissance qui ne vaille sans reconnaissance, qu'il n'est pas de geste qui ne soit en même temps un appel. Elle aussi dit le lien et le désastre de son absence.

- la dernière, qui se joue sur l'amplitude du prisme, qui n'est finalement que le texte enfoui par les deux premières, en proclamant la relation triangulaire entre la grâce et la profondeur, révèle non pas l'essentiel, mais le lieu commun de toute morale que nous cherchions : le lien encore et toujours mais plus encore le lien du lien.

Jean aura eu raison de commencer son Evangile par le logos : tout est dit, tout est fait ! D'emblée.

Nous avons pointé juste en supposant que, sous l'interdit universel de la violence qui effectivement rassemble toutes les morales, gisait une valeur plus radicale mais surtout plus positive : la promesse du lien. Est-ce tellement un hasard que du grec λεγω nous tirions à la fois ce qui se lie, se dit et se comprend ? C'est bien le même geste que de nouer, de parler : l'intelligence a à voir avec l'antique geste du laboureur liant les fruits de sa récolte. Mais il serait incomplet de n'y voir que de la parole : logos est acte - de ceux qui scellent des alliances ou fondent des empires.

Puis il dit: Que celui qui a des oreilles pour entendre entende (Luc,4,15)

Il n'est pas de morale qui vaille qui resterait lettre morte : il y faut l'engagement d'une volonté. Ceci nous le savons tous par quoi morale a partie liée, intime, avec la philosophie.

Un trouble demeure, à l'issue de ces contours : le sentiment finalement de n'avoir égrené que des évidences si tonitruantes qu'il ne restât nulle oreille pour les entendre. C'est qu'en réalité, toute morale est inutile : je vois mal la simple récitation des préceptes suffire à ramener la brebis égarée; quant à l'homme de bien, qu'a-t-il besoin de discours pour lui indiquer un chemin dont il fréquente volontiers les contours ?

L'enseigner ?

Amusant de relire le traité de Morale que F Buisson réservait à l'usage de l'école élémentaire : il ne peut pas, quoique à partir d'exemples pris dans la vie quotidienne des enfants, ne pas en revenir à la seule question qui vaille : comment reconnaît-on qu'un acte est juste ? comment savoir s'il est mauvais ? Mais Buisson n'a d'autre réponse que celle classique de toute la pensée occidentale, déjà présente dans la bouche d'un Socrate qui y fait référence pour expliquer tout ce qui le retient de se mêler jamais de la chose politique : la conscience ; la voie intérieure.

La moralité ne s'apprend pas : elle s'écoute !

Pour autant, il ne suffit pas de l'entendre, encore faut-il la suivre. Ce sera tout l'objet des leçons suivantes qui tenteront d'apprendre à l'enfant ce qu'est le devoir qui est justement le chemin qui sépare la connaissance du bien et l'action du bien. Un devoir qui est contrainte, qui heurte nos envies et désirs immédiats qui justifiera d'autant plus le mérite et l'honneur dévolu à l'homme de bien qu'il aura du s'y contraindre.

La moralité ne s'écoute pas seulement, elle s'éprouve ! Il ne suffit ainsi pas de la savoir il faut encore la vouloir ! et passer à l'acte.

Que voici de la bonne morale, simple, peu contestable ! Trop !

Elle dit tout mais manque l'essentiel : à vouloir trop faire de l'enfant l'acteur de sa moralité, Buisson dresse un fabuleux champ de bataille où la conscience n'a qu'à lutter contre la bête : désirs, sentiments, bestialité sommeillant en elle. Il est bien de son temps et de cette philosophie rationnelle si simple où un peu de raison, pas mal de volonté suffit à vaincre les effets délétères des passions. Mais la leçon est encore celle archaïque, de l'élevage, du dressage, de la correction des fautes ; elle est encore celle du guerrier, de la virilité courageuse et brave.

Je crois avoir écrit ici comment et pourquoi je ne crois pas que la lutte soit jamais le truchement d'un bien quelconque ; qu'il ne s'agit pas de faire taire, ni de surmonter encore moins de dépasser je ne sais quelle dimension de notre être qui portât comme une menace la faillibilité en elle, mais au contraire de concilier, de faire dialoguer ce qui en nous brame et écornifle.

Nous n'enseignons plus la morale à nos petits : nous n'osons même plus. Il serait sot d'y voir la cause des troubles de notre époque. Elle a trop changé, de la mondialisation des échanges, à nos capacités de destruction, de notre puissance à nos nouvelles technologies, nous l'avons écrit, pour que l'enjeu soit celui, seul, d'une conscience intime bravant comme elle peut les affres du monde.

Le bruit est partout ; les messages aussi ! Et l'action impose tellement la loi implacable de sa performance qu'elle ne semble même plus pouvoir laisser à cette conscience l'heur de se recueillir et de trouver dans l'espace de son silence, de quoi éclairer le chemin.

Nous en revenons bien au tout début de notre parcours : dans cette hésitation qui fut la nôtre de prendre la question par le haut ou par le bas ! [retour]Sur les décombres d'un système où l'autorité avait encore sa place (Arendt), sous l'agitation d'un système productif qui exige une rotation de plus en plus rapide du capital et pervertit les valeurs du travail en simple vecteur de profit ; dans ce précipice où nous mène l'apothéose de l'action qui ne se justifie plus que par elle-même mais balaie ce faisant tout ce qui n'est pas elle, s'inventent sans toujours le réaliser des pratiques nouvelles, des normes et des règlements que d'aucuns tentent de penser, sinon de justifier.

C'est un autre travail, celui-ci, que de répertorier, analyser et expliquer ces nouvelles pratiques. Un travail de sociologue - peut-être même d'anthropologue ; en tout cas un travail de gestionnaire pour autant que celui-ci tente de comprendre les bonnes pratiques organisationnelles ; de manager pour autant que celui-ci est rémunéré pour choisir dentre elles les plus efficaces. Mais ceux-là n'ont pas vocation ni à dénoncer, ni à critiquer !

Mais à ce travail, manquera toujours l'essentiel : l'humilité de ne pas prendre le savoir ni donc la morale pour un corpus de recettes prêtes à l'usage. Quitter les rives de la technique, se retirer s'il est encore temps ou possible, et tenter de laisser à ce moi qui s'égare dans le brouhaha, l'occasion d'entendre ce bruissement terrible qui, lointain écho de la rupture originaire, nous rappelle à nous-mêmes.

Que c'est un même geste que d'entrer en soi-même et de tendre la main : qu'il n'est de chemin qu'à condition d'être le sien propre, et combien ainsi seul il a vocation à l'universalité.


1) Ex, 19,6

2) F Buisson

3)idem

Ainsi, voilà des enfants qui distinguent le bien et le mal aussi aisément que le blanc et le noir, que le jour et la nuit. Ils ne se trompent pas, ils ne talonnent pas. Quelle différence avec les autres objets de vos études! S'agit-il de grammaire, d'orthographe, de calcul, d'histoire ? Ils se trompent souvent. Il faut répéter bien des fois la même leçon, et bien des fois l'élève répond de travers. Au contraire, pour cette chose capitale d'où dépend votre vie, vous y voyez clair du premier coup ! Vous n'avez aucun effort à faire pour prendre parti ! Et vous avez tous, sans vous être entendus auparavant, la môme manière de juger !
Pensez-y, enfants. Le petit qui ne sait pas encore lire sait distinguer le bien du mal. Il ne faut pas pour cela des études longues, compliquées, difficiles. Il suffit de rentrer en soi même. Le bien apparaît à votre esprit avec la même lumière éclatante, éblouissante, irrésistible que le soleil à vos