Considérations morales
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De la grâce

Les deux premières lignes ont fait voir ce qui, dans les fondations morales, se jouait de la réciprocité et de la solidarité. Existe dans les textes sacrés toute une série de métaphores qui relient la faute à la pesanteur comme si le mal pesait plus que le bien et entraînait inexorablement vers le bas. Héritières sans doute d'une conception pré-euclidienne de l'espace, où; contrairement à la pensée grecque, tout s'organise non pas autour d'un centre - le foyer - mais à partir d'un point haut - Dieu - mais où l'on retrouve aussi quelque chose de la pensée aristotélicienne sur la pesanteur qui imaginait qu'un corps léger s'élevait quand seuls les corps lourds tombaient.

A l'inverse, la grâce apparaît comme ce qui élève, exauce en même temps qu'exhausse.

Détour étymologique

Sans rentrer dans le débat qui anima le christianisme dès le début d'un salut par la seule grâce, la foi ou les oeuvres, mais en rappelant que c'est aussi sur cette même question que finit par se faire la séparation luthérienne, il n'est pas inintéressant de revenir sur le terme lui-même :

Gratia, c'est d'abord le fait d'être agréable et de le laisser percevoir par autrui ; c'est donc une faveur que l'on accorde ou reçoit, c'est un remerciement que l'on adresse - action de grâce - une remise que l'on accorde ; puis le résultat de ces faveurs : la gratitude ou la reconnaissance ; c'est enfin le charme émanant de quelqu'un.

Le terme n'a donc en aucune manière en latin de connotation religieuse - tout au plus peut-on suggérer qu'il suppose quelque chose de l'ordre de la gratuité puisque cette gratia est accordée sans qu'elle soit due. Le mot gratuit n'a d'ailleurs pas d'autre origine. Sans aucun doute l'utilisation de ce terme dans la tradition chrétienne vient-elle de là : la grâce divine n'est assurément pas la contre-partie d'un quelconque contrat ; elle ne s'explique pas ni ne se justifie par autre chose qu'elle-même : la miséricorde. C'est cette même acception qui fera utiliser le terme quand il s'agira en droit d'une remise totale ou partielle d'une peine. Ici aussi celui qui dispose du droit de grâce n'a rien à justifier : l'acte est bien gratuit. Enfin, être en état de grâce, dans la terminologie chrétienne c'est n'avoir commis aucun péché mortel ou bien en avoir été absous.

Mais si ce terme n'est pas d'origine religieuse, on comprend qu'il en ait pénétré vite le registre tant il renvoie à une situation sinon d'exception, en tout cas peu rationalisable. Lors même que tout ne peut s'expliquer que par des causes ou des motifs, voici un acte qui échappe à tout calcul d'intérêt, à toute contre-partie : la grâce relève de la générosité pure. On remarquera au passage que si l'on traduit volontiers generositas par magnanimité, grandeur d'âme - magnus animus-, le terme via genus désigne d'abord la qualité de la race pour les animaux , de l'extraction sociale pour les hommes. La grâce est un surcroît de générosité ; celle-ci s'explique par son être ; celle-là ne s'explique pas.

Ultime connotation du terme qui lui confère également ce caractère d'exception : le charme émanant de la personne et il ne faut pas beaucoup chercher pour y trouver tout le registre du fantastique ou de la magie . Le charme c'est carmen : ce chant que l'on entonne et qui peut vous envoûter ... les sirènes ne sont jamais loin. De la poésie aux paroles magiques, de la séduction en général et des femmes en particulier, l'enchantement c'est aussi ce qui, pour le meilleur ou le pire vous entraîne au risque de vous perdre.

Enfin et ce fera le lien avec son équivalent grec, les Grâces( Charites - Χάριτες - au nombre de trois :

Euphrosyne - l’allégresse, la joie de vivre

Thalie - l’abondance

Aglaé - la beauté

Elles représentent ensemble la plénitude, la vie et donc aussi la puissance et la séduction. Elles l'incarnent, non pas dans l'excès, mais manifestement dans l'abondance : en réalité elles sont la vitalité même.

Elles tiennent leur nom du verbe χαίρω - se réjouir. Le terme χαρισ qui est l'équivalent grec de gratia désigne d'abord ceci : la beauté, la joie contagieuse ; puis ensuite la bienveillance mais aussi le désir de plaire ; la reconnaissance mais aussi la rémunération. Autant que pour gratia, il y a dans le terme quelque chose qui relève du surcroît qui précisément ne s'explique pas rationnellement, plus associé à la vie chez les grecs qu'à la socialité.

On retrouvera ce terme deux fois :

- les charismes désignent les dons du Saint Esprit : on les trouve explicités par Paul dans 1Co, 12, 13 et 14

- le charisme désigne avec Max Weber un type d'autorité basée non tant sur un rapport de force que sur la croyance que le chef dispose de pouvoirs sinon surnaturels en tout cas exceptionnels qui lui viendraient de sa procession d'avec le divin.

Sont ainsi réunies les quatre caractéristiques à quoi l'on reconnaît la grâce :

- son origine divine en tout cas sur-naturelle ;

- sa gratuité ;

- son caractère débordant en tout cas surabondant ;

- l'impossibilité de la justifier ;

à quoi il faut rajouter sauf dans son acception politique : la joie

 

Le fondement ultime

En abordant la question de la grâce, on a légitimement l'impression d'atteindre le creux des fondations, ce qu'il y a de plus profond dans les principes qui régissent toute morale. Non pas tant parce que la chrétienté en eût fait la solution ultime qui mène au salut - avoir la foi et s'en remettre à la grâce divine - encore moins parce qu'elle rassemble de nos souches gréco-latines ce qui se jouait de socialité ; non, en réalité la grâce - avec son inévitable doublet la pesanteur - apparaît être le croisement, en réalité l'intégrale des deux autres lignes.

Pour le comprendre sans doute vaut-il mieux la prendre à rebours en envisageant tout ce qu'elle n'est pas. Les pages éclairantes que S Weil écrivit sur la question méritent d'être lues attentivement : elles disent l'essentiel d'autant plus révélateur que cette femme devait d'ailleurs. Intellectuelle de haut vol, philosophe de formation, enseignante, elle avait aussi l'engagement chevillé au corps. Venue des rives marxistes avec l'obsession de la question sociale, elle glissera progressivement vers une forme de spiritualité pas très éloignée du mysticisme qui la conduira à la conversion. S Weil est un parcours, à elle seule ; une transhumance humaine accomplie qui, paradoxalement lui fera maintenir l'essentiel de son engagement en abordant d'autres rives et pousser son amour de la vie jusqu'à l'épuisement.

Si l'on devine assez bien en quoi la grâce rejoint la solidarité en ce qu'elle est ouverture au prochain et engage un réseau de don qui assure la cohérence du tissu social mais sans doute aussi de notre propre humanité, en revanche la gratuité inscrite dans les principes même de la grâce, le fait qu'elle est sans retour ou qu'en tout cas elle n'en attende aucun semble contrevenir au principe de la réciprocité. C'est donc par ceci qu'il faut débuter.

La grâce : au delà de l'altruisme ... vers celui qui s'approche

Qui est généreux est supposé avoir de nobles sentiments mais, on l'a vu, cela désigne de manière finalement assez logique une disposition d'être : ce qu'il tient de sa race ou de son âme, il est capable de le reproduire, de l'engendrer, de le répandre autour de soi. Qui est généreux offre et ne calcule pas. Il faut partir de là !

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