Considérations morales

Le début de l’univers,
par Jean-Pierre Vernant

 

Catherine Unger : Vous aimez que l’on vous raconte des histoires ? Moi aussi. Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, spécialiste de la Grèce ancienne, nous a reçus, chez lui, à Sèvres, près de Paris. Il nous a raconté les fabuleuses histoires de la mythologie grecque. Aujourd’hui, La naissance de l’univers.

Jean Pierre Vernant, merci de nous accueillir chez vous. Vous avez 87 ans et vous avez consacré la majeure partie de votre très longue vie à la mythologie grecque. Alors, un peu brutalement, qu’est-ce que c’est que la mythologie et à quoi ça sert ?

Jean-Pierre Vernant : Ah ! Question difficile. Il faudrait que je vive encore très vieux, beaucoup plus vieux pour y répondre. Pour nous, la mythologie grecque, des grands débats, ce sont éventuellement des récits, des textes sur des personnages légendaires ou sur des divinités grecques anciennes que nous connaissons à travers des textes du genre l’épopée, les tragiques, les historiens, les commentaires de toutes sortes ou Hésiode, qui est un poète béotien du VIIe siècle avant Jésus-Christ, période très archaïque, qui a écrit en particulier un grand poème intitulé la Théogonie, c’est-à-dire la naissance des Dieux, où il nous raconte comment le monde s’est constitué à partir de ce qu’il était au départ, c’est-à-dire rien, d’une certaine façon. Qu’est-ce qu’il y avait quand il n’y avait encore rien du tout ? C’est ça qu’il apporte comme réponse.

Catherine Unger : C’était le néant en quelque sorte.

Jean-Pierre Vernant : C’était ce que les Grecs appellent, je donne le nom grec, Chaos. Chaos d’où est tiré notre nom le chaos. Mais qui est quoi ? Au départ, ce qu’il eut d’abord, raconte, chante Hésiode, c’est la Béance. Une espèce d’ouverture béante, immense, gigantesque où tout est englouti, un vide obscure, indistincte, où il n’y a pas de direction, pas de fond. Si on était happé par cette béance originelle, on tomberait indéfiniment, sans jamais trouver de fond, parce qu’il n’y a pas de fond, aucun rayon de soleil, rien de distinct. Vraiment l’illimité et l’indistinct.

Catherine Unger : Une sorte d’immense gueule aveugle, complètement aveugle ?

Jean-Pierre Vernant : Aveugle ? Il n’est pas question d’yeux, un gouffre béant.

Catherine Unger : Un abime ?

Jean-Pierre Vernant : Un abime. C’est ça qu’il y a d’abord. Ensuite, naît, apparaît, se produit Gaïa, c’est-à-dire la Terre, avec un grand « T », la déesse ou la puissance Terre. Elle apparaît, au fond, au milieu de Béance et d’une certaine façon, comme nous le verrons, encore rattachée à la Béance. La Terre, Gaïa, d’une certaine façon, c’est le contraire de la Béance. La Béance, c’est un trou, un vide obscur où rien n’a de forme. La terre, c’est un plancher déjà. C’est quelque chose de solide où on peut marcher, où les hommes marcheront, les animaux, les Dieux, les montagnes. C’est une espèce de chose très solide. Et à la surface de la terre, tout est dessiné, tout est distinct, bref. D’une certaine façon, ce qui tout d’un coup surgit au sein de la Béance, après la Béance, c’est le contraire mais pas tout à fait, parce que la béance sur quoi repose-telle ? Elle repose sur Chaos. Elle a des espèces de racines qui descendent en bas, dans un monde qui est obscure, complètement, et qui plongent dans cette Béance parce que ces racines sont d’une certaine façon illimitées. Au fond, Terre s’appuie sur béance et elle contredit béance en donnant une forme, un plancher une assise à tout ce qui va apparaître après. En même temps, un troisième élément apparaît, que les Grecs appellent Éros, amour, pulsion érotique. Mais cet amour, à ce stade, n’est pas encore ce que vous et moi appelons amour et qui implique qu’il ait deux sexes, qu’il y ait une bisexualité, du féminin et du masculin, opposés l’un à l’autre, s’attirant l’un à l’autre et s’unissant l’un à l’autre. Pourquoi ? Chaos, Béance, c’est un nom neutre. Gaïa, c’est un nom féminin. C’est une dame, une immense, géante qui occupe tout l’horizon.

Catherine Unger : Une mère ?

Jean-Pierre Vernant : Elle sera en même temps une mère universelle. Au fond, tout est sorti du sein de Gaïa. Mais, Gaïa n’a pas de partenaire masculin. Il n’y a pas encore de masculin, de mâle. Donc, quand elle va engendrer. Elle va engendrer en effet, deux êtres qui sont ses compléments : d’abord ce que les Grecs nomment Ouranos, ciel, et même ciel nocturne, « Ciel étoilé », une grande voûte, un grand dé sombre qu’elle crée, masculin. Elle crée en même temps un autre être masculin, qui est son complément et son contraire, que les Grecs appellent Pontos, « Flot marin », mais au fond toutes les eaux. Alors, « Flot marin », l’eau est fluide, on ne peut pas la retenir, tandis que la terre c’est ce qui est massif, ce qui a une forme et qu’on ne peut pas faire glisser entre ses doigts. Donc, ça s’oppose.

Catherine Unger : Mais alors, elle a perdu Éros en route, c’est une sorte de poussée de l’univers ?

Jean-Pierre Vernant : Alors, qu’est-ce qui se passe ? C’est que quand elle crée Ouranos et Pontos, elle les crée à partir de ce qu’elle possède déjà à l’intérieur d’elle-même. Il n’y a pas d’union sexuelle. Éros, c’est cette pulsion sexuelle qui fait que dans les monde les choses ne restent pas immobiles, stables, fixes, il y a une sorte de dynamique. Terre, elle, est faite pour engendrer. Et quand elle n’a pas de partenaire, elle engendre en portant au jour, en faisant apparaître à la lumière, ce que déjà dans ses profondeurs elle portait en elle-même. Alors, elle porte Ouranos. Ouranos le grand ciel. Imaginons Terre, comme une immense, géante, étendue à terre sur le dos, Chaos en-dessus d’elle, étendu sur elle. Elle a créé Ouranos exactement semblable et égal à elle-même. Il n’y a pas un morceau de Terre que le Ciel ne recouvre. Et Ouranos, n’a pas d’autres activités que sexuelles. Il est vautré sur Gaïa, sur Terre…

Catherine Unger : Il la couvre en permanence ?

Jean-Pierre Vernant : Il la couvre en permanence. De temps en temps il s’écarte mais entre les deux il n’y a pas d’espace et il n’y a pas de lumière, c’est la nuit. Et, il se livre à cette activité sexuelle incessante. Lorsque le féminin a engendré le masculin, on peut dire que ce masculin n’a pas d’autre horizon que de remplir son rôle de mâle.

Catherine Unger : C’est le coïtus interromptus, là ?

Jean-Pierre Vernant : Vous pouvez le dire. Il n’est pas interrompu du tout. Il est si peu interrompu que les progénitures que maintenant Gaïa va porter, des œuvres de Ciel, ne peuvent pas sortir parce qu’Ouranos, si je peux dire, bouche le passage en permanence. Donc, toute une série d’enfants d’Ouranos et de Gaïa, que l’on va ensuite appeler les Titans, plus d’autres êtres : les Cyclopes, Hékatonchires, c’est-à-dire les Cent-bras, des espèces de monstres primordiaux, sont dans le giron de Gaïa où ils se pressent sans pouvoir sortir.

Catherine Unger : Elle doit en avoir marre ?

Jean-Pierre Vernant : Elle en a plus que marre. D’abord, elle souffre. Ils sont à l’étroit dans son ventre par conséquent ils la dilatent, la font souffrir. Elle s’adresse donc à ses enfants, au sein de son ventre, en elle-même, pour leur dire : écoutez, mes enfants, à peu près, votre père, Ouranos, se conduit d’une façon scandaleuse, injurieuse, il nous fait du mal, il faut le châtier. Bien entendu, tous ses enfants sont pris de terreur devant cette espèce d’énorme monstre sombre qu’ils voient au-dessus de leur mère et qui bouche toutes les issues. Un seul, le dernier des Titans, Cronos, le plus malin, le plus faux, le plus ambitieux aussi, dit, à peu près à sa mère : je suis prêt à faire ce que tu me diras.

Catherine Unger : Alors, elle invente une ruse, c’est ça ?

Jean-Pierre Vernant : Oui. Elle invente une ruse, lui donne une forme. Elle invente ce que les Grecs appellent un harpé, une faucille courbe, en acier, parce que dans ses profondeurs de ventre elle peut en même temps construire de l’acier, et elle donne ça dans la main droite de Cronos. Elle le met en guetteur vigilant, à l’endroit où Ouranos va venir, pour pénétrer la mère. Cronos tient l’harpé ou la faucille dans la main droite et quand Ouranos s’avance, il attrape les parties sexuelles d’Ouranos…

Catherine Unger : Les bourses.

Jean-Pierre Vernant : Les bourses et il les tranche. Une fois qu’il les a tranchés, sans regarder en arrière, il les jette par-dessus son épaule et de cette bourse, les gouttes de sang tombent sur la terre et le sexe lui-même, jeté plus loin, tombe dans le flot marin, dans la mer. Cet acte a pour première conséquence qu’Ouranos pousse un hurlement de douleur et s’éloigne de Gaïa. Il s’éloigne et se fixe dans les hauteurs du monde d’où il ne bougera plus. Ainsi, entre la Ciel et la Terre un espace s’est crée, s’est creusé. Un espace, nous le verrons, où les êtres trouvent un moyen de naître, de voir la lumière, d’être visibles, de se développer.

Catherine Unger : Ce n’est pas seulement un espace qui est crée. Il y a aussi un nouveau temps.

Jean-Pierre Vernant : C’est un espace qui est crée, et c’est aussi un nouveau temps. Pourquoi ? Parce que tant qu’Ouranos restait vautré sur Gaïa, il n’y avait pas de générations successives. Les enfants, les fils de Gaïa et d’Ouranos, de Terre et Ciel, restaient cachés dans le ventre de leur mère. A partir du moment où ils viennent à la lumière, ils vont eux-mêmes se développer dans l’espace, ils vont s’unir les uns aux autres et créer une nouvelle génération. Et voilà que tout d’un coup que ce monde dont Gaïa est le plancher, dont maintenant il y a un plafond, lumineux ou nocturne, ce monde-là va être un monde qui va sans cesse connaître des vagues successives de générations. L’espace est ouvert, le temps est débloqué. Mais en même temps, ce qui se passe, c’est qu’Ouranos, furieux d’avoir été ainsi mutilé, d’avoir ainsi été cloué à sa place de ciel sans pouvoir rejoindre la terre maternelle, lance, contre ses enfants, une invective en leur disant : vous serez des Titans, vous êtes par conséquent des êtres d’une certaine façon sous le coup d’une malédiction parce que vous avez porté atteinte à ce que représentait votre père. Et cette malédiction va courir et prendre plusieurs formes. D’abord, les gouttes, de sang du sexe d’Ouranos, qui sont tombées sur la terre, avec le temps, avec le court des générations, vont donner naissance à une série d’êtres, en particulier à ces êtres qu’on appelle les Érinyes, qui ont pour fonction de faire payer aux enfants, aux parents les fautes commises contre le père ou consanguins.

Catherine Unger : Les Érinyes, c’est celles qui se souviennent des forfaits, en quelque sorte.

Jean-Pierre Vernant : Elles, dans ce monde qui est maintenant un monde livré au temps, aux générations successives, sont la mémoire des fautes. Elles ne pardonnent pas et feront payer ceux qui ont porté atteinte à l’intégrité de la génération antérieure. En même temps qu’elles, d’autres personnages arrivent : les Géants, qui sont essentiellement des combattants, des guerriers, et aussi des Nymphes, qu’on appelle des Meliai, ce sont des frênes, ce sont les arbres dont on fait les lances, les armes guerrières. C’est-à-dire un trio d’êtres qui représentent dans le monde la vengeance, le souvenir des injures qui vous ont été faites, la violence, le sang, le meurtre, la guerre, le combat, la désunion. Il y a un mot grec, pour dire cela, c’est le mot Éris, la discorde, le fait qu’au sein de ce qui devrait être uni, la violence tout d’’un coup se déchaîne.

Catherine Unger : Éris, c’est le contraire d’Éros ?

Jean-Pierre Vernant : D’une certaine façon, ces mots se répondent, mais ça sera le contraire d’Éros. Pourquoi ? Parce que des gouttes du sang d’Ouranos, voilà ce qui est né mais en même temps du sexe d’Ouranos, tombé dans la mer a flotté, du sperme qui sort de ce sexe mutilé, se mélange à l’écume des flots, de la mer, va naître une créature merveilleuse, qui s’appelle Aphrodite, celle qui est née justement de cela. Cette Aphrodite, qui est la Déesse de la beauté et de l’amour, va, portée par les vents, arriver jusqu’à l’ile Chypre où elle est née. Elle va sortir de l’eau, aborder sur le rivage et au fur et mesure, que sur le sable, elle s’avance, elle est suivie, encadrée, de deux divinités : Éros, que nous avons vu, et Himéros, amour et désir. Par conséquent, cet acte qui a en quelque sorte constitué les bases du cosmos, un plancher, un gouffre sous-terrain et un ciel, à partir de là, on a, par la malédiction en même temps, cet acte qui était nécessaire pour qu’il y ait de l’espace et du temps mais qui est en même temps une faute - tout commence par une faute, par une faute féconde mais faute -, une culpabilité. A cause de cela on va avoir en même temps des puissances : de discorde, Éris et une puissance d’amour, Aphrodite. Il va y avoir des mâles et des femelles qui vont tendre à se rapprocher mais en même temps il va y avoir des discordes. Le monde que nous allons avoir, sous le signe d’un acte nécessaire, celui de Cronos, qui écarte, qui fait que les choses peuvent venir, qui fait que maintenant il y a du temps, des générations successives, il y aura pour les hommes la vie et la mort après, en même temps cet acte rompt une espèce d’immobilité et par-là même il met les choses en mouvement et le mouvement implique à la fois le bien et le mal.

Catherine Unger : Il est à la fois libérateur et c’est un forfait.

Jean-Pierre Vernant : C’est un libérateur et c’est un forfait. Alors, les choses sont déjà assez claires. Ce n’est pas tout à fait fini parce que de Chaos, de cette béance, il y a des enfants qui ne vont s’unir avec personnes, eux. Une lignée qui dans le monde, Gaïa, Ouranos, Pontos vont s’unir de nouveau, auront des enfants qui s’uniront…

Catherine Unger : Tout ça est toujours incestueux au départ, par la force des choses.

Jean-Pierre Vernant : Bien sûr, il faut bien faire avec ce qu’on a et quand on n’est pas nombreux il faut s’entendre, bref. Cet inceste n’est pas scandaleux parce qu’il faut choisir entre l’absence de générations et l’inceste. Alors, Chaos engendre d’abord un double : un mâle et une femelle. Érébos et Nux. Érébos, les rêves, c’est le noir absolu. Il n’y a pas le moindre banc, pas le moindre rayon de lumière. Puis, il est masculin. Nux, c’est une dame, c’est la nuit. C’est la nuit mais si Érébos est avare de toute lumière, Nux va, elle, aussi avoir des enfants, comme Gaïa, sans s’unir à personne. Et les enfants de Nux, c’est Éther (ou Aïthêr), lumineux et le Jour, Hêmérê. C’est-à-dire que Nux engendre, comme fait Gaïa avec Ouranos, quelque chose qui la complète et qui est son contraire. Alors, on a d’une part, Érébos, le noir absolu, le monde d’en bas, on a Éther, qui est le lieu où les Dieux vont résider où il n’y a jamais une ombre, jamais un nuage, jamais la moindre noirceur, perpétuellement une lumière totale, puis il y a Hêmérê, le Jour, c’est-à-dire quelque chose qui joue avec Nux comme Éris et Éros vont jouer. La Nuit, elle crée le Jour et ensuite ils vont continuellement se suivre, se rencontrer dans ce qu’on appelle les portes de la nuit, se saluer comme ça sans jamais se parler, ni se toucher. Pourquoi ? Parce que là où il y a la Nuit, il n’y a pas le Jour. Là, où il y a le Jour, il n’y a pas la Nuit. Mais il n’y a pas de nuit sans jour et il n’y a pas de jour sans suit. Désormais, le ciel que nous allons voir, sera de temps en temps un ciel lumineux et tout à fait là-haut, un Aïthêr, un éther complet et d’autres fois, ce ciel qu’il était à l’origine, sombre, nocturne, où il n’y a pas de lumière et tout cela va se succéder dans ne sorte de mouvement ininterrompu de genèse. Alors, nous en sommes là, les fondements du cosmos sont placés. Ce qu’on doit comprendre au départ, dans cette vision, me semble-t-il, qu’on les Grecs, le problème qui était posé, c’était le problème de mettre en place une assise du monde qui permette de comprendre que les Dieux, Cronos et les Titans, qui sont maintenant là, à la lumière…

Catherine Unger : Les tous premiers Dieux.

Jean-Pierre Vernant : Les tous premiers Dieux. En quelque sorte la scène est dressée, les Dieux sont là, vont comprendre qu’ils vont se trouver dans un monde qui déjà, pour eux, est un monde compliqué, où il faut prendre des décisions, qui sont dangereuses et pourtant nécessaires, où il y a de la haine, de la rivalité, de la méfiance et en même temps de l’accord, de l’attrait, de l’attirance. Ces Deux voient le monde, ils vont se porter en haut des montagnes, le plus près de l’éther possible mais le monde qu’il y a juste la surface de la terre où la nuit et le jour se succèdent, où l’amour et la haine se mêlent, le masculin et le féminin sont présentés, ce monde ne leur est pas absolument étranger. La suite de l’histoire ça va être, maintenant que nous avons le monde de Chaos, le tartare brumeux, indistinct, nocturne, là, sous la terre, le plancher ferme où nous pouvons marcher, le flot qui vient entourer la terre et qui d’une certaine façon pénètre aussi à l’intérieur et fait pousser les choses, et le grand ciel, on a un monde qui est en quelque sorte déjà clos mais où l’on sent qu’il va se passer quelque chose qui ne sera pas facile et qui est quoi ? Il est le fait que maintenant il faut continuer le mouvement de départ qui a été donné qui est que les Dieux vont avoir un rôle à jouer. Le problème maintenant, ça va être : comment les Dieux vont, de cette espèce de décor, faire véritablement un monde où les hommes auront leur place, les animaux leur place et où auront une lace entièrement à part.

Catherine Unger : En fait, on est allé du désordre à l’ordre. Il va s’agir cette fois de maintenir l’ordre.

Jean-Pierre Vernant : On est allé de l’indistinct, de l’illimité, du confus, de la nuit quelque chose qui avait une forme précise, une assise stable, un décor qui est planté, qui est là. Maintenant, il faut le remplir. Le temps est débloqué. L’espace est ouvert. Si je puis dire, la scène du monde, les Dieux l’occupent et le grand problème ça va être : qui est le souverain de ces Dieux ? Quel ordre va-t-il instituer ? Comment, dans cet ordre, il va y avoir une stabilité qui fait qu’en dépit du mouvement des générations, ce n’est pas le retour au chaos ? Comment ce monde ne retourne pas à la confusion, à l’indistinction originelle d’où il est sorti ?

Catherine Unger : Ces histoires magnifiques que vous racontez admirablement et qui font vraiment rêver, elles posent la question suivante : Comment est-ce que ce mythes ce sont transmis ? Comment est-ce que ces mythes se sont établis ? Comment ils se sont constitués ? Comment ils se sont conservés ?

Jean-Pierre Vernant : Ce mythe-là, comme je vous l’ai dit, a été transmis tout simplement. C’est un texte d’Hésiode. Il y avait, il y a, nous le savons, nous avons d’autres textes, d’autres Théogonie que celle-là. Il y a des théogonies dites orphiques, marginales, un peu, où c’est Nux qui est l’élément primordial, la nuit. Il y a d’autres Théogonie, celle de Phérécyde de Syros aussi. Celle d’Hésiode, est en quelque sorte - il n’y a pas d’orthodoxie religieuse chez les Grecs, il n’y a pas de dogme, ce n’est pas une religion intellectuelle avec des dogmes - cette façon de voir, à travers ce texte qui a été reproduit indéfiniment puisqu’il nous est parvenu, ce n’es pas seulement à l’époque archaïque…

Catherine Unger : Mais avant d’être reproduit, c’était une tradition orale ?

Jean-Pierre Vernant : C’était une tradition orale mais nous ne pouvons pas l’atteindre.

Catherine Unger : Bien sûr.

Jean-Pierre Vernant : Cette tradition orale, nous ne la connaissons qu’à travers les textes qui l’ont fixée. Exactement pareil pour l’Iliade et l’Odyssée et pour d’autres chants épiques que l’Iliade et l’Odyssée, nous n’en avons que deux. Nous savons qu’au départ, c’étaient des poètes des aèdes, qui chantaient devant des publics divers. Ils chantaient des textes très longs, qu’ils savaient par cœur et en même temps, ils improvisaient. Tant qu’on n’a pas d’écriture, tant qu’on est dans une civilisation orale, la mémoire de cette culture est précisément incarnée dans des personnages qui sont ces chanteurs, qui font un véritable dressage de la mémoire, qui apprennent grâce au rythme à pouvoir reproduire ces chants. Ils ont entendu ces chants, ils les reproduisent, ils peuvent les modifier, on sait aujourd’hui très bien que cette tradition orale de grands chants épiques, qui va constituer un grand élément de ce que nous appelons un grand élément de la mythologie grecque, sont toujours en même temps récités par cœur, par conséquent reproduit par mémoire, et en même temps toujours variés. Tant qu’on est dans l’oralité, ça n’est pas fixé, ça n’est pas absolument mort. Au VIe siècle, sous les tyrans d’Athènes, nous savons qu’on convoque un certain nombre de représentants de ces chanteurs et qu’on leur donne comme tâche, d’écrire précisément, de coudre morceau par morceau, tous les chants pour en faire une sorte de texte un peu officiel. A ce moment-là, on a une tradition qui est beaucoup plus fixe mais aussi beaucoup plus figée qui va donner lieu à un autre type d’activité que celle des aèdes. Ils chantent et suivant que c’est une grande fête ou un petit public, suivant que c’est à Sparte ou Athènes, ils varient, ils ne choisissent pas les mêmes morceaux, ils choisissent en fonction du public, inventent des variantes, improvisation et création en même temps. Tandis que quand on a le texte, non, il y a le texte et il va y avoir des commentaires du texte. Il va y avoir des réflexions sur le texte pour penser que peut-être ce morceau-là n’est pas authentique, des gloses. Donc, on est dans deux systèmes différents. Et ce que nous appelons les mythes grecs, c’est à l’origine ce que les uns ont chantés, ce qui a été à un moment donné fixé par écrit et ce qui à l’époque plus tardive, hellénistique ou gréco-romaine, va faire l’objet de commentaires et de reprises d’un certain nombre de gens qui veulent en quelque sorte renouer avec la tradition classique, la plus connue, celle du VIIe et IVe siècle.

Catherine Unger : Pour le Grecs, c’est une histoire juste ou c’est juste une histoire ?

Jean-Pierre Vernant : Peut-être que c’est une histoire juste mais ce n’est pas une histoire au sens de l’historien. On peut dire que c’est au Ve siècle. Au départ le mot mythos est synonyme du mot logos, mythe et raisonnement ce n’est pas rien, ce sont deux récits et c’est au Ve siècle que comme il y a un certain nombre de gens…

Catherine Unger : Ve siècle avant Jésus-Christ, bien sûr.

Jean-Pierre Vernant : Avant Jésus-Christ, bien sûr. Un certain nombre d’historien, Hérodote, avant lui Hécatée et puis surtout Thucydide vont prendre leurs distances avec ces récits que tout le monde connaissaient, que tous les enfants apprenaient par cœur, pour écrire des histoires d’un autre genre. Comme Thucydide, qui va écrire l’histoire de la guerre du Péloponnèse à laquelle il a assistée. Et il va expliquer que cette enquête – le mot historia veut dire enquête – qu’il mène et qu’il rédige a ceci de particulier c’est que tout ce qu’il raconte, il l’a vu lui-même. Il a assisté ou il rapporte des propos qui ont été tenus par des gens qui ont été les témoins. Par conséquent, lui, ce qu’il fait dans son historia, dans son enquête, c’est quelque chose de très différente de ce que font les poètes ou les tragédiens qui font des choses très belles à entendre mais dont il n’y a aucune espèce de garant, ce n’est pas vrai, ça n’a pas de valeur de témoignage. Par conséquent on va appeler mythes tous ces récits qui se rapportent à un temps qui n’est pas le vrai temps historique des cités auquel l’historien a assisté, on va dire ça c’est du vrai mythe.

Catherine Unger : Et pourtant quand on vous entend raconter la cosmogonie, on a l’impression que sans ces histoires fabuleuses, il n’y aurait d’une certaine façon ni de savoir, ni de sagesse.

Jean-Pierre Vernant : Je suis tout à fait de votre avis. Même la science grecque, d’une certaine façon reste, comme dirais-je, branchée sur ces récits. Mais, en même temps, elle rompt avec ces récits. De même que l’historien va considérer que peut être admis comme vrai que ce à quoi on a assisté soi-même et que les histoires d’Achille, d’Hector, ou de Dionysos ou de Persée, va savoir, il n’y avait pas de témoins pour les raconter. Les gens qui racontent ça, c’est de la tradition orale. De la même façon, pour la science, il va y avoir un moment où les Grecs vont abandonner les explications du monde à partir de puissances : le Ciel, la béance, Gaïa… pour avoir des notions beaucoup plus précises, essayer de écrire la naissance du monde à l’origine à partir d’expériences auxquelles ils assistent eux-mêmes, utiliser la clepsydre, des choses que l’on fait tourner où les parties lourdes vont rester à un endroit et les parties légères vont au contraire se dégager. Ils vont essayer d’avoir des schémas explicatifs beaucoup plus proche de l’expérience quotidienne. Et surtout, ils vont considérer, c’est tout à fait autre chose, qu’est vrai du point de vue de l’épistémè, de la connaissance, ce qui obéit à un raisonnement rigoureux, les mathématiques. C’est-à-dire que pour eux, la vérité, c’est celle d’un discours qui est absolument cohérent d’un bout à l’autre. On parle de définition, de postulat et on montre comment le raisonnement abouti nécessairement à un résultat. Le résultat c’est quoi ? C’est que le vrai en mathématique, d’une démonstration, n’est pas vrai en démonstration parce qu’elle est conforme au réel, ce que je dis sur le triangle ça ne vient pas de ce que c’est conforme au petit triangle réel, pourquoi ? Parce que la ligne sur laquelle je raisonne, l’espace triangulaire sur lequel je raisonne, le point sur lequel je raisonne ce n’est pas celui que je dessine, c’est un point idéel, c’est-à-dire un concept. Mon concept de point je ne peux pas le faire matériellement. Parce que si je le fait matériellement, il n’est plus vrai. Mon point ne doit avoir aucune épaisseur, ma ligne doit être absolument droite. Donc, c’est l’idée d’une vérité, qui n’est pas calquée sur les choses, ni relève e la poésie mais qui est inscrite dans la rectitude même du raisonnement.