Considérations morales

La tragédie:
entretien avec l'hélleniste Jean-Pierre Vernant

Le Monde du 14.03.05, propos recueillis par Fabienne Darge

La Tragédie grecque exprime un moment clé de la démocratie qui marque le passage du droit archaïque et religieux des mythes au droit de la cité. L'affrontement de l'héroïsme et du juridique.

[A l'intérieur d'une démarche essentiellement structuraliste qui se penche sur la pensée grecque dans sa totalité, Jean‑Pierre Vernant et Pierre Vidal­ Naquet, auteurs de Mythe et tragédie en Grèce ancienne, voient dans la fortune, fulgurante et historiquement close de la tragédie grecque un moment unique et fondateur : celui où une société s'affranchit du fonctionnement des archétypes propres à l'univers mythique pour entrer dans une culture politique.]

« La présence d'un vocabulaire technique de droit chez les Tragiques souligne les affinités entre les thèmes de prédilection de la tragédie et certains cas relevant de la compétence des tribunaux, ces tribunaux dont l'institution est assez récente pour que soit encore pleinement sentie la nouveauté des valeurs qui en ont commandé la fondation et qui en règlent le fonctionnement. Les poètes tragiques utilisent ce vocabulaire de droit en jouant délibérément de ses incertitudes, de ses flottements, de son inachèvement : imprécision des termes, glissements de sens, incohérences et oppositions qui révèlent des discordances au sein de la pensée juridique elle-même, qui traduisent également ses conflits avec une tradition religieuse, une réflexion morale dont le droit est déjà distinct mais dont les domaines ne sont pas clairement délimités par rapport au sien.

[ ...] Ce que montre la tragédie, c'est une dikè en lutte contre une autre dikè, un droit qui n'est pas fixé, qui se déplace et se transforme en son contraire. Bien entendu la tragédie est tout autre chose qu'un débat juridique. Elle prend pour objet l'homme vivant lui-même ce débat, contraint de faire un choix décisif, d'orienter son action dans un univers de valeurs ambiguës, où rien jamais n'est stable ni univoque.

Tel est, dans la matière tragique, le premier aspect du conflit. Il y en a un second étroitement associé au précédent. Nous avons vu que la tragédie, tant qu'elle demeure vivante, puise ses thèmes dans les légendes de héros. Cet enracinement dans une tradition de récits mythiques explique qu'on trouve, à bien des égards, plus d'archaïsme religieux chez les grands Tragiques que dans Homère. Cependant la tragédie prend ses distances par rapport aux mythes de héros dont elle s'inspire et qu'elle transpose très librement. Elle les met en question. Elle confronte les valeurs héroïques, les représentations religieuses anciennes, avec les modes de pensée nouveaux qui marquent l'avènement du droit dans le cadre de la cité. Les légendes de héros se rattachent en effet à des lignées royales, des génè nobles qui, sur le plan des valeurs, des pratiques sociales, des formes de religiosité, des comportements humains, représentent pour la cité cela même qu'elle a dû condamner et rejeter, ce contre quoi il lui a fallu lutter pour s'établir, mais aussi ce à partir de quoi elle s'est constituée et dont elle reste très profondément solidaire.

Le moment tragique est donc celui où une distance s'est creusée au cœur de l'expérience sociale, assez grande pour qu'entre la pensée juridique et politique d'une part, les traditions mythiques et héroïques de l'autre, les oppositions se dessinent clairement, assez courte cependant pour que les conflits de valeur soient encore douloureusement ressentis et que la confrontation ne cesse pas de s'effectuer. La situation est la même en ce qui concerne les problèmes de la responsabilité humaine tels qu'ils se posent à travers les progrès tâtonnants du droit. Il y a une conscience tragique de la responsabilité quand les plans humain et divin sont assez distincts pour s'opposer sans cesser pourtant d'apparaître inséparables. Le sens tragique de la responsabilité surgit lorsque l'action humaine fait l'objet d'une réflexion, d'un débat, mais qu'elle n'a pas acquis un statut assez autonome pour se suffire pleinement à elle­-même. Le domaine propre de la tragédie se situe à cette zone frontière où les actes humains viennent s'articuler avec les puissances divines, où ils révèlent leur sens véritable, ignoré de ceux‑là mêmes qui en ont pris l'initiative et en portent la responsabilité, en s'insérant dans un ordre qui dépasse l'homme et lui échappe. »

J.‑PVernant. Vidal‑Naquet, P., Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris 1972, Maspéro, Coll. La Découverte, pp. 15‑16.

 

Comment la tragédie grecque apparaît-elle ?

Au Ve siècle avant Jésus-Christ, avec la démocratie athénienne. La tragédie court sur un siècle, puis s'arrête. Le premier grand poète tragique est Phrynichos, dont aucune œuvre n'a été conservée. On sait que ses pièces sont écrites pour deux acteurs et un chœur. Après lui arrivent les trois grands poètes tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide, qui écrivent pour trois acteurs et un chœur. On s'est beaucoup interrogé sur les origines de la tragédie, religieuses notamment. Mais j'y vois surtout une invention, une novation.

Une novation qui est d'abord institutionnelle ?

Oui, parce que la naissance de la tragédie est inséparable de l'organisation civique, de l'élaboration de la démocratie athénienne. C'est la période où, dans les cités grecques, s'institue le droit. Où sont fondés des tribunaux, composés de citoyens, chargés de porter des jugements. Le développement intellectuel est en cours, avec la médecine, la géométrie, la philosophie... On assiste à une rupture avec une façon de penser archaïque. Nous sommes dans une période intermédiaire : les héros mythologiques, célébrés comme des valeurs, sont désormais mis en question. La tragédie arrive à ce moment-là. Elle prend la forme d'un concours, qui met en concurrence trois poètes tragiques pendant trois jours, au terme desquels l'un d'eux reçoit un prix. Pour cela, on désigne trois citoyens, chacun chargé de piloter une "écurie" de poètes et d'interprètes. Ces citoyens doivent s'occuper de la "mise en scène" de la tragédie écrite par le poète qu'ils ont retenu. En même temps, un chef de chœur est désigné. Ce dernier est également un citoyen, comme les acteurs - qui vont très vite devenir des professionnels - et les membres du chœur, composé uniquement de jeunes garçons de la cité.

Pour le concours, chaque équipe doit présenter trois tragédies et un drame satirique. Au terme de ces trois jours, un tribunal désigne le lauréat. Comme pour les tribunaux chargés de juger les affaires de droit, il est composé d'un certain nombre de citoyens tirés au sort. Le fait que ce soit un tribunal qui décide de l'attribution du prix, au nom de la cité, est une innovation institutionnelle en total accord avec les règles de fonctionnement de la cité.

On peut dire ainsi qu'avec la tragédie, c'est la cité qui se joue elle-même devant le public. Car tous les citoyens peuvent assister au spectacle - on discute depuis toujours pour savoir si les femmes pouvaient y assister ou non, moi je pense que oui. A la fin de la période classique, on va même attribuer une somme d'argent à ceux qui sont trop pauvres, pour qu'ils puissent eux aussi assister au spectacle. C'est donc bien l'ensemble du corps social qui est rassemblé en un lieu institué et construit à cet effet.

La tragédie n'est-elle pas aussi une innovation esthétique ?

Elle marque effectivement la création d'un genre littéraire nouveau. Avant elle, on a la poésie épique - Homère, Hésiode - et la poésie lyrique. Mais cette poésie est une œuvre de pure audition : le poète n'est pas fait pour être lu, mais entendu, dans des réceptions privées ou dans les grandes fêtes de Delphes ou d'Olympie. Il chante les hauts faits des héros légendaires.

Avec la tragédie, nous avons affaire à quelque chose de complètement différent : un spectacle. Ce sont les mêmes personnages, les mêmes récits, les mêmes mythes ; mais, alors que le poète épique chantait les exploits des héros, avec la tragédie le public voit les héros sur scène, en train d'accomplir leurs exploits. Et ça change tout. Les héros sont là, devant la foule, en chair et en os, comme s'ils étaient vivants. Quand l'Athénien du Ve siècle voit Agamemnon, Clytemnestre ou Oreste se promener sur la scène, il sait bien qu'il a affaire à ce que nous appellerons plus tard l'"illusion théâtrale". Il comprend évidemment que c'est un spectacle qui est monté, organisé, avec des problèmes de perspective et de décor qui se posent dès le départ. La tragédie suppose et fabrique à la fois la conscience du fictif.

Comment fabrique-t-on cette "conscience du fictif"?

Un art branché sur l'imaginaire, qui fabrique des "fantômes", irréels ou qui relèvent d'un autre type de réalité, ne va pas de soi d'emblée. Cet art a besoin d'être longuement élaboré. A Athènes, il se fabrique sur les scènes du théâtre. Et l'émergence de l'art théâtral est lié à l'apparition d'une catégorie de mots, "mimemis", "mimema", "mimeistai" : mimer, imiter, imitation. La tragédie va imiter ce qui s'est passé. Le fait qu'il y ait un espace scénique limité, que le public doive voir des actions enchaînées par des liens forts sur le plan logique et esthétique, tout cela fait qu'il y a une condensation de l'action.

De ce fait, l'organisation de l'espace tragique est assez stricte. Aussi toute tragédie est-elle une sorte de totalité, comme un œuf, plein, fermé sur lui-même : un monde enclos dans l'espace et dans une temporalité définie. Et ce monde, c'est justement celui d'une fiction, d'une imitation de quelque chose. Aristote affirme que la tragédie est une imitation des actions humaines

Voyez-vous aussi dans la tragédie un bouleversement psychologique ?

C'est certain. Dans l'épopée, les héros - Achille, Ulysse - sont présentés comme des modèles, tandis que, sur la scène de la tragédie, on représente surtout la façon dont le héros va être confronté à d'autres personnages et à ses propres actions. Il y a un moment où le héros se pose la question : "Que faire ?" Agamemnon s'interroge : est-ce que j'ordonne le sacrifice d'Iphigénie pour débloquer les vents et, du coup, partir venger l'honneur des Grecs ? Ou est-ce que j'épargne ma fille aimée ? Dans ce cas je ne me couvre pas les mains du sang de ma propre existence, de mon propre sang. Mais alors l'expédition de Troie n'a pas lieu, et l'armée dont je suis le chef peut m'accuser d'avoir trahi ses espoirs.

Le dilemme où se trouve un personnage est le moteur de l'action tragique. La tragédie présente l'homme en situation d'agir, face à une décision qui engage tout ; et il va choisir ce qui lui semble le meilleur. Or, en faisant ce choix, il va en quelque sorte se détruire lui-même. Car son acte - son petit acte - va prendre un sens tout différent de celui qu'il avait imaginé et il va revenir sur lui comme une sorte de boomerang. Cet homme, qui croyait bien faire, va apparaître comme un monstre ou un criminel. Il y a une illusion à croire que l'homme est maître de ses actes, nous dit la tragédie.

Le personnage tragique est-il un être problématique ?

C'est le point important. L'homme est d'autant plus problématique qu'il est non seulement en situation d'agir - il croit bien faire alors que le résultat est presque toujours une catastrophe - mais aussi qu'il est très difficile de décider s'il est coupable ou innocent. Derrière la tragédie, il y a une interrogation générale : quel est le rapport de l'homme à ses actes ? Dans quelle mesure en est-il réellement l'auteur ? Son acte n'est-il pas la résultante d'autres éléments, dont il ne percevra l'existence que trop tard ? De ce fait, est-il innocent, ou coupable ? Qu'est-ce que la culpabilité ? La faute et l'innocence ne sont-elles pas mêlées ? N'y a-t-il pas derrière les actions des hommes les drames, les crimes, les plaintes, les deuils, puisque c'est toujours du sang qui coule, à chaque moment, se manifestant dans le texte lui-même, la présence des dieux ?

La présence de ce que j'appelle le monde, l'univers, n'est pas un univers simple. Il est, lui aussi, ambigu et contradictoire, puisque les divinités qui interviennent sur la scène tragique sont elles-mêmes divisées. Il ne s'agit pas de condamner, il s'agit de montrer les difficultés à comprendre ce qu'est l'homme dans ses rapports avec un univers ambigu. La tragédie est une forme de cette interrogation sur l'homme et le monde, sur le juste et le vrai. Elle exprime une profonde ambiguïté.

Œdipe n'est-il pas l'exemple le plus frappant de cette ambiguïté ?

Œdipe est innocent et pis que coupable. Il a accompli une souillure effroyable, mais, quand il tue son père, il ne sait pas que c'est son père, et il est en état de légitime défense. Sa mère : il l'épouse, il dort avec elle et il lui fait des enfants. Il plante sa semence dans le sillon même d'où il est sorti, comme dit le texte de Sophocle. Il y a donc inceste. Mais Œdipe n'a pas voulu de ce mariage, et donc, là encore, il est innocent.

Autrement dit, le même homme, sage, lucide, plein de vertus, qui a redressé Thèbes, le sauveur de la ville, est en même temps un monstre... Et cette monstruosité à laquelle il ne peut rien est le fait d'une souillure ancestrale qui pèse sur lui. Pourquoi ? Parce qu'Œdipe est né alors qu'il ne devait pas naître. Sa faute, c'est d'exister. Sa lignée devait s'arrêter avec lui : l'oracle de Delphes en avait prévenu son père. Œdipe est donc, du point de vue de l'ordre cosmique et religieux, quelque chose qui n'a pas lieu d'être et c'est pour cela que tant de malheurs s'abattent sur lui. Œdipe est à la fois le limier diligent, le juge d'instruction et le coupable. C'est le plus vertueux et le plus monstrueux des hommes : ne pouvant plus supporter le regard d'autrui, il n'a plus qu'à se crever les yeux.

Comment définir l'homme tragique ?

L'homme tragique accumule sur lui toutes les souffrances et toutes les horreurs du monde. De sorte que le spectateur est à la fois saisi de terreur et de pitié, mais en même temps (c'est la théorie d'Aristote) ces sentiments de terreur et de pitié vont se trouver purifiés, comme des mauvaises humeurs que l'on expulse. Par le biais de la représentation, avec ses règles - unité de lieu et de temps, tension de l'intrigue tragique -, cette "infirmité" humaine est présentée sous un éclairage qui en fait des éléments porteurs de beauté. L'émotion que l'on éprouve- la terreur mêlée à la pitié - se trouve purifiée par la force du rythme et de la poésie. Car elle est transposée sur un autre plan que celui de la vie quotidienne ou de l'expérience personnelle.

Et comme le dit encore Aristote, elle devient spectacle tragique. Celui-ci montre à quel point la chaîne des événements était probable et nécessaire. Et le fait que cet enchaînement soit mis en scène pour en marquer à chaque moment les articulations revêt pour l'esprit quelque chose de très satisfaisant. Il y a une intelligibilité du destin et de la problématique tragique qui fait que l'on sort de là secoué mais heureux : purgé.

Pourquoi la tragédie nous touche-t-elle autant aujourd'hui ?

Il y a, effectivement, un paradoxe à vouloir situer la tragédie historiquement tout en voulant reconnaître sa validité actuelle. La tragédie grecque invente non seulement un spectacle et un type littéraire, mais elle porte en avant un homme tragique : elle invente l'homme déchiré, l'homme s'interrogeant sur ses actes, comprenant après coup qu'il a fait tout autre chose que ce qu'il croyait faire... C'est cela qui continue à résonner en nous. Si, depuis vingt-cinq ans, les metteurs en scène et les publics, y compris les plus jeunes, se sont précipités vers ce théâtre, alors que le monde de la culture grecque s'éloignait de nous - on n'étudie plus le grec à l'école -, c'est que le message de la tragédie est redevenu intelligible.

Il y a des moments historiques d'optimisme, comme au début du XXe siècle, où l'homme n'a pas besoin de la tragédie. Mais, depuis, le monde occidental s'est fracassé sur la guerre de 1914, puis sur celle de 39-45, sur le nazisme et les camps. L'Allemagne, un pays cultivé, raffiné, a sombré dans l'impensable. L'ahurissant progrès scientifique et technique qui nous rend "maîtres et possesseurs de la nature", comme le voulait Descartes, nous donne en même temps le sentiment qu'on frôle la catastrophe à tout moment. Dans ces conditions, les interrogations que la tragédie grecque met en œuvre dans le contexte qui est le sien prennent une résonance contemporaine formidable. Et les jeunes gens qui vont voir Œdipe roi ou Antigone ne peuvent pas ne pas se sentir concernés : ils sont eux-mêmes en train de se demander qui ils sont, et quel est le sens de leur existence [...]

Quelle est votre tragédie préférée ?

Œdipe roi, évidemment, c'est merveilleux, travaillé souterrainement par tellement de choses... Comme si Sophocle explicitait ce que doit être la tragédie avec sa célèbre énigme - quel est l'animal qui a quatre pieds le matin deux à midi et trois le soir ? - qui vient clore l'énigme elle-même. Tous les animaux sont quadrupèdes ou bipèdes : l'homme est le seul animal dont la nature change avec l'âge. L'enfant qui se traîne à quatre pattes est différent de l'adulte, debout sur ses deux jambes, lui-même un autre par rapport au vieillard appuyé sur son bâton, son troisième pied.

Œdipe, c'est celui qui veut conjuguer ces trois moments. Il a deux pieds parce qu'il est adulte, quatre parce qu'il est le frère de ses enfants, et trois puisqu'il est comme son père. C'est donc un monstre puisqu'il boucle sur lui-même les trois stades qui constituent la nature extraordinaire de l'homme. Il redevient humain à force de souffrance, et ce qu'il comprend, c'est qu'il est incompréhensible. Cela dit, j'ai un faible pour Les Bacchantes, d'Euripide...