Histoire

JP Vernant
Mythe et pensée chez les Grecs,
Éd. Maspéro, 1965, t.1, pp.179 180.

Au début du Chant II de l’Odyssée, Télémaque convoque ainsi l’agora, c’est à dire il rassemble l’aristocratie militaire d’Ithaque. Le cercle établi, Télémaque s’avance à l’intérieur et se tient en méso, au centre; il prend en main le sceptre et parle librement. Quand il a fini, il sort du cercle, un autre prend sa place et lui répond. Cette assemblée d’«égaux», que constitue la réunion des guerriers, dessine un espace circulaire et centré où chacun peut librement dire ce qui lui convient. Ce rassemblement militaire deviendra, à la suite d’une série de transformations économiques et sociales, l’agora de cité où tous les citoyens (d’abord une minorité d’aristocrates, puis l’ensemble du démos) pourront débattre et décider en commun des affaires, qui les concernent collectivement. Il s’agit donc d’un espace fait pour la discussion, d’un espace public s’opposant aux maisons privées, d’un espace politique où l’on discute et où l’on argumente librement. [...] Le groupe humain se fait donc de lui même l’image suivante : à côté des maisons privées, particulières, il y a un centre où les affaires publiques sont débattues, et ce centre représente tout ce qui est « commun », la collectivité comme telle. Dans ce centre chacun se trouve l’égal de l’autre, personne n’est soumis à personne. Dans ce libre débat qui s’institue au centre de l’agora, tous les citoyens se définissent comme des isoï; des égaux, des omoïoï des semblables. Nous voyons naître une société où le rapport de l’homme avec l’homme est pensé sous la forme d’une relation d’identité, de symétrie, de réversibilité. Au lieu que la société humaine forme, comme l’espace mythique, un monde à étages avec le roi au sommet et au dessous de lui toute une hiérarchie de statuts sociaux définis en termes de domination et de soumission, l’univers de la cité apparaît constitué par des rapports égalitaires et réversibles où tous les citoyens se définissent les uns par rapport aux autres comme identiques sur le plan politique. On peut dire qu’en ayant accès à cet espace circulaire et centré de l’agora, les citoyens entrent dans le cadre d’un système politique dont la loi est l’équilibre, la symétrie, la réciprocité.

 

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Parce que son lot est de trôner, à jamais immobile, au centre de l’espace domestique, Hestia implique, en solidarité et contraste avec elle, le dieu véloce qui règne sur l’étendue du voyageur. A Hestia le dedans, le clos, le fixe, le repli du groupe  humain sur lui-même ; à Hermès, le dehors, l’ouverture, la mobilité, le contact avec l’autre que soi. On peut dire que le couple Hermès-Hestia exprime, dans sa polarité, la tension qui se marque dans la représentation archaïque de l’espace : l’espace exige un centre, un point fixe, à valeur privilégiée, à partir duquel on puisse orienter et définir des directions, toutes différentes qualitativement ; mais l’espace se présente en même temps comme lieu du mouvement, ce qui implique une possibilité de transition et de passage, de n’importe quel point à un autre.

 


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