Considérations morales

Œdipe, par Jean-Pierre Vernant

Catherine Unger : Freud en a fait le plus fameux personnage de la mythologie grecque, Œdipe. Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, spécialiste de la Grèce ancienne, règle son compte au fameux complexe. Il nous raconte la tragique histoire de ce héros qui, cherchant qui était le coupable, découvre que c’est lui-même.

Jean-Pierre Vernant, comment présenter Œdipe, le nom sans doute le plus connu de la mythologie grecque, peut-être à cause de Freud, pour des raisons qui ne vous paraissent pas nécessairement bonnes, on y reviendra peut-être. Œdipe dont Malraux disait : « C’est le premier polar de l’humanité », on pourrait dire aussi « Œdipe, un bébé qui naît sous X ». Comment est-ce que vous la racontez, vous, cette histoire de cet homme à la fois parricide et incestueux ?

Jean-Pierre Vernant : Écoutez, j’essaye de la raconter comme les Grecs la racontaient. L’histoire d’Œdipe, c’est une histoire, je crois, qui pour être comprise, exige qu’on remonte plus haut, jusque Cadmos, parce qu’il est un homme de Thèbes. Tout se passe à Thèbes. C’est la mythologie thébaine dans laquelle nous sommes. Alors, Dionysos est revenu à Thèbes et puis la vie continue. Après Cadmos, après Penthée, coupé en morceau, si je peux dire, et la tête plantée en haut d’un thyrse, il y a encore un fils de Cadmos et d’Harmonie, Pandoros ( ?), qui est roi, très peu de temps. Puis très rapidement, le trône de Thèbes qui devrait être occupé par un homme impeccable, comme était Cadmos, béni des Dieux, d’une certaine façon héroïque, ce trône est l’objet de disputes, d’intrigues où les semaient ces guerriers, ces gens de la terre, qui sont nés de Thèbes même, mais qui sont orgueilleux, violents, brutaux, joue un rôle très grand. Finalement, un des descendants de Cadmos, Labdacos, va devenir roi de Thèbes, tardivement et peu de temps. Labdacos, le nom, signifie le boiteux et peut-être que là déjà, y a t-il une indication : la lignée royale, la lignée de Cadmos, qui s’est unie nécessairement à ces guerriers issus du sol, au lieu de se poursuivre droitement est perpétuellement rejetée en oblique.

Catherine Unger : Elle est gauchie.

Jean-Pierre Vernant : Elle est gauchie, Labdacos a attendu très longtemps avant de pouvoir prendre le trône. Il prend le trône et quand il meurt, son fils, Laïos, est tout petit et par conséquent ne peut pas assumer la fonction royale. Non seulement il ne peut pas assumer la fonction royale de son père, Monsieur le boiteux, mais par-dessus le marché il est obligé de quitter Thèbes. Il s’en va finalement et se trouve, quand il est jeune homme, à 18 ans, à Corinthe, chez Pélops, et là, il tombe amoureux, très fort, une espèce de démence érotique, je dirais volontiers, que nous avons déjà vu à l’œuvre, d’un jeune garçon, Chrysippe, le fils de Pélops. Chrysippe le repousse et alors, il se livre là, à une faute très grave : il est l’hôte de Pélops et il violente Chrysippe.

Catherine Unger : Il viole totalement les lois de l’hospitalité…

Jean-Pierre Vernant : Il viole totalement les lois de l’hospitalité en violant l’intégrité de ce jeune garçon. Et Chrysippe, je crois, se suicide à la suite de cet outrage qu’il a reçu. Bien entendu Pélops maudit Laïos. On peut dire, que là aussi, lui, il boite. Il boite sexuellement. Pour les Grecs ce n’est pas une vraie boiterie s’il avait eu un amour régulier, codifié avec ce jeune garçon pour essayer la paideia, l’enseignement, en faire un vrai homme, mais non, l’autre refuse. Il n’y a d’amour que s’il y a réciprocité, comme pour Dionysos et son adepte, « tu me regardes, je te regarde », là, c’est la violence. On ne peut pas confondre la violence d’Arès avec l’amour d’Aphrodite. Il a fait cette faute. Finalement, le trône lui revient comme descendant légitime.

Catherine Unger : Alors, Labdacos, Laïos ce sont : le grand-père et le père d’Œdipe.

Jean-Pierre Vernant : Exactement. Laïos revient à Thèbes et là, il épouse, dans la tragédie, Jocaste, dans d’autres mythes plus anciens elle a un autre nom, peu importe. Il épouse Jocaste et ils n’ont pas d’enfants.

Catherine Unger : Ils ne peuvent pas avoir d’enfants en raison de la malédiction.

Jean-Pierre Vernant : Elle est stérile. La malédiction de Pélops était déjà là, elle ne suffit pas. Ils se demandent ce qu’il faut faire. Il va à Delphes et l’oracle d’Apollon lui annonce : si tu as un fils, il te tuera et il couchera avec sa mère. Il revient un peu révulsé, un peu inquiet. Certains détails, que nous n’avons pas dans la tragédie mais que nous avons dans des commentaires ailleurs, disent que dans ses rapports avec Jocaste, il s’arrange pour qu’il ne risque pas de la mettre enceinte, comme on dit aujourd’hui, et que le jour où ayant bu un coup de trop, il ne se rend pas compte exactement de ce qu’il fait et…

Catherine Unger : Il plante dans le champ de sa femme une semence, comme disent les Grecs.

Jean-Pierre Vernant : Il plante, pour prendre des images grecques, puisque quand on marie sa fille, on dit : je te donne cette fille pour que tu fasses avec elle un labourage en vue d’enfants légitimes.

Catherine Unger : Bref, ils ont un enfant.

 

Jean-Pierre Vernant : Bref, il y a cet enfant. C’est Œdipe, un jeune garçon. Qu’en faire ? Ils sont terrorisés. Ils décident de l’exposer, c’est-à-dire qu’ils le confient à un berger qui lui passe dans un des talons une espèce de cordelette pour le porter sur le dos et qui va le déposer sur le Cithéron pour qu’il y meurt dévoré par les bêtes sauvages, c’est l’exposition classique des enfants que l’on ne veut pas, que l’on rejette.

Catherine Unger : Là aussi, il y a une histoire de pied : Oedipe, au pied enflé.

Jean-Pierre Vernant : Bien entendu, il y a une histoire de pied parce qu’il a la cheville, le pied enflé. Il est l’homme qui a le pied enflé.

Catherine Unger : Donc, le boiteux, le gaucher, le pied enflé.

Jean-Pierre Vernant : Oui, il y a une histoire de pied. La démarche, le cheminement n’est pas droit, disons. Il n’est d’autant pas droit pour Œdipe qu’Œdipe est à la fois l’enfant légitime, celui qui a sa place sur le trône, et l’enfant interdit. C’est-à-dire qu’Œdipe ne devait pas naître. La malédiction qui porte sur la lignée de…

Catherine Unger : Des Labdacides en fait.

Jean-Pierre Vernant : Des Labdacides, de Labdacos, c’est qu’elle doit s’arrêter, il ne doit pas y avoir une nouvelle génération. Le flux de cette génération est interrompu. Il devrait l’être et pourtant Œdipe est là. Donc, il y a un surgeon, qui est en surplus, qui ne devait pas y être. Cet enfant est donc à la fois légitime et, d’une certaine façon, monstrueux puisqu’il ne devait pas rester, il ne devait pas apparaître. Cet enfant ne meure pas parce que le serviteur de Laïos, au dernier moment hésite, rencontre le berger, de l’autre côté de la montagne, qui vient de Corinthe et il sait que ça, ce n’est pas de trop. Lui, ce sont les troupeaux du roi de Corinthe qu’il fait paître de ce côté-là du Cithéron, il sait qu’ils voudraient avoir un enfant, ils n’en ont pas, il amène ce nouveau-né qu’il prend des mains du berger de Laïos et l’apporte au roi et à la reine de Corinthe. Le roi de Corinthe s’appelle Polybe. Ils élèvent cet enfant comme si c’était le leur, totalement.

Catherine Unger : Un enfant adopté en quelque sorte, une histoire d’adoption, là.

Jean-Pierre Vernant : Ils ne disent pas qu’il est adopté. Ils considèrent que c’est leur enfant. Il est même le futur roi de Corinthe, aux yeux de tout le monde. Mais, comme le monde est malin, un bruit se répand que peut-être ce n’est pas Périboéa, le nom de la femme, qui a enfanté de cet enfant et qu’il y a quelque chose d’un peu bizarre. Et un jour en jouant, un des amis, du même âge qu’Œdipe, lui dit : ah, toi d’abord tu es qu’un enfant supposé. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne suis pas un enfant légitime, gnêsios ? Je ne suis pas l’enfant de mes parents ? Il va trouver Polybe et lui dit : père, Amnesc Macmaham ( ?) m’a dit que j’étais un enfant supposé.

Catherine Unger : Blessure terrible !

Jean-Pierre Vernant : Et Polybe lui dit : mais non, qu’est-ce que tu racontes ? Ces types disent n’importe quoi. Tu es notre fils, ne t’inquiète pas. Mais ça travaille Œdipe et pour en avoir le cœur net, il va jusqu’à Delphes consulter. Il part de nouveau, il chemine. Et il pose, à Delphes, la question : suis-je vraiment l’enfant de Polybe et de Périboéa ? Réponse de l’oracle : tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère. Catastrophe ! Il prend ses jambes à cou, il s’en va. Il fuit Corinthe. Il n’a plus qu’une idée, c’est de mettre toute la distance possible entre lui, son père et sa mère. A ce moment-là, sortant de Delphes, il arrive à un croisement à trois branches, et sur une de ces branches, dans un chemin où on ne peut pas passer à deux, il voit arriver un char avec un cocher et un homme, à côté du cocher, c’est Laïos qui de nouveau vient consulter à Delphes pour savoir si une maladie qu’il a et en particulier il y a une Sphinge qui est là, ça n’est pas dangereux, qu’est-ce qu’on peut faire ? Le père va dans un sens, le fils va dans l’autre et ils se croisent à ces trois chemins, à un endroit où l’on ne peu pas passer de front. Il faut passer l’un après l’autre. Comme le char refuse de s’écarter et qu’Œdipe n’est pas un type à céder sa place proteste, ils se battent. Il tue le cocher, le roi et s’enfuit un esclave qui était là. Il s’enfuit sans demander son reste.

Catherine Unger : Et le voilà parricide.

Jean-Pierre Vernant : Le voilà parricide sans qu’il ait commis un délit du point de vue grec, parce que c’est le cocher qui l’a frappé le premier. Il est donc en état de légitime défense. Il serait acquitté. C’est ce qu’on appelle un phonos dikaïos ( ?), un meurtre justifié. Mais il ne se pose pas ces problèmes, il se promène et arrive au bout d’un certain temps, assez longtemps, à Thèbes. A Thèbes, c’est le deuil, parce que s’est planté à une des portes de Thèbes un monstre…

Catherine Unger : Un Sphinx.

 

Jean-Pierre Vernant : Une Sphinge, c’est une femme avec une poitrine et une tête de femme et des pattes et une bouche de lion. Tous les ans, plus d’une fois, elle demande que la fleur de la jeunesse thébaine vienne devant elle et elle leur pose des questions et comme ils ne peuvent pas répondre, elle les dévore ou elle s’unit à eux et les tue. Donc, il arrive dans Thèbes et Créon va au devant lui et lui expose la situation tragique où se trouve Thèbes et lui dit : Tu devrais essayer. Pourquoi ? Parce que si tu réussis, si tu n’es pas une nouvelle victime, tu auras la reine comme épouse et tu seras notre roi. La royauté est l’enjeu de cette épreuve que tu va avoir avec la Sphinge. Il va là-bas. Il aborde la Sphinge, qui le voit venir, et se dit : Ah ! Ça va, ça c’est un bel objet pour moi, on va pouvoir discuter et elle lui pose…

Catherine Unger : La fameuse énigme.

Jean-Pierre Vernant : La fameuse énigme : quel est l’être qui, tout en restant le même, marche à quatre pieds, à deux pieds et à trois pieds ? Alors, l’homme qu’est Œdipe réfléchit : qu’est-ce que c’est cette histoire ? Mais il s’appelle lui oi dípous, deux pieds. Et il se dit, mais c’est vrai peut-être que, et il répond : c’est l’homme. Vaincue, elle se jette de la hauteur où elle était et elle disparaît. Lui, rentre et on lui offre Jocaste. Comme il le dira lui-même : on me contraint à épouser Jocaste, parce que pour être roi il faut être époux de la reine. Tout semble aller pour le mieux du monde. A ce moment-là Œdipe représente pour la cité de Thèbes le sauveur, celui qui par son savoir, sa réflexion, sa jugeote, est arrivé à comprendre ce que par exemple le devin Tirésias était incapable de faire, parce que Tirésias ne trouvait pas de solution à l’énigme de la Sphinge. Donc, un roi, comme il en faut un, merveilleux. Ils le traitent un peu comme une sorte de Dieu. Il est un roi quasi divin, plus haut que les autres, plus grands que les autres, plus savants que les autres. Parce que dans son nom il y a dipous et puis il y a oïda, je sais. Il est celui qui sait et qui veut savoir. Il est en même temps un esprit curieux. Il est là, il règne, tout va bien jusqu’au moment où arrive une effroyable pestilence. Les hommes meurent et surtout, c’est le cours même du temps qui est déréglé. Il n’y a plus de saisons. Quand le printemps vient, les choses ne fleurissent plus. Quand est venue la saison des amours, la saison pour les bêtes, pour les vaches, pour les brebis, les truies, de mettre bas, rien ! Elles ne sont plus fécondes. Et les femmes elles-mêmes, au lieu d’accoucher d’enfants qui sont beaux et superbes ou bien elles font de fausses-couches ou elles accouchent de monstres et de mort-nés. C’est tout le pouvoir saisonnier de revigoration qui est déréglé. Thèbes en quelque sorte est déréglée, elle n’obéit plus à un cycle temporel correspondant à l’ordre du monde. Que faire ? Œdipe envoie Créon à Delphes pour interroger l’oracle. Il revient en disant : l’oracle a dit que cela ne cesserait pas tant que celui qui est la souillure de la ville, qui est sa maladie en quelque sorte, comme une souillure qui se répand dans tout le corps social, ne serait pas vu, dénoncé et expulsé.

Catherine Unger : Et là, c’est extraordinaire, parce qu’Œdipe met en place l’enquête ?

Jean-Pierre Vernant : T’en fais pas, dit Œdipe, je vais trouver, moi, qui est le coupable. Il va donc se livrer à une enquête véritable, judiciaire en interrogeant les témoins, en essayant de comprendre ce qui s’est passé, comment est mort Laïos. Il était en char, sur ce chemin, tient se dit-il, c’est le même où je me suis trouvé. Heureusement, l’esclave qui est revenu a raconté, et on comprend bien pourquoi, que c’était une troupe de brigands, beaucoup de brigands, plusieurs brigands qui avaient attaqué le char. Œdipe se dit : De toute façon, ce n’est pas moi, j’étais tout seul. Mais il continue à faire ses interrogations, essayer de comprendre. Je passe sur les détails de cette enquête. Tirésias, le devin, qui lui est au courant de tout, est interrogé. Œdipe veut qu’il dise ce qu’il a à dire et lui refuse de répondre : Non, non, je n’a rien à dire. L’autre croit que Tirésias et Créon se sont mis d’accord pour essayer de le rendre coupable. Il chasse Créon, renvoi Tirésias dans sa campagne et à ce moment-là peu à peu l’énigme policière, que le juge d’instruction Œdipe avait mise en place, va révéler que c’est précisément le policier qui est le coupable, que c’est le roi qui est la souillure de la Cité.

Catherine Unger : Et voilà, le premier polar.

Jean-Pierre Vernant : Tout à fait. C’est le premier récit policier. Comment ? Parce qu’arrive tout d’un coup un émissaire de Corinthe, qui a fait tout le chemin à pied, au moment où tout le peuple est rassemblé pour essayer de comprendre ce que signifie tout cela et où Œdipe interroge le serviteur, qui s’était retiré à la campagne et qui était celui qui avait fui au moment où il avait vu cette agression et qui naturellement quand il voit Œdipe le reconnaît mais il préfère ne rien dire. Œdipe lui dit : je vais te faire bastonner si tu ne parles pas, mais il essaye de s’en tirer. Là-dessus arrive le représentant des rois de Corinthe et qui dit : est-ce qu’il y a ici Œdipe ? Oui, c’est moi. Ah ! J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer. Et il annonce la mort…

Catherine Unger : De ses parents supposés.

Jean-Pierre Vernant : De ses parents supposés. Œdipe est à la fois très malheureux parce que c’était la mère qu’il chérissait, il n’est pas facile de vivre loin de sa mère. Et il dit, Jocaste écoute cela : Je suis quand même heureux parce que maintenant je vois que l’oracle est faux puisque de toute façon je ne peux pas tuer mon père, il est déjà mort et ma mère aussi puisqu’elle est morte de chagrin, je ne risque plus rien. A ce moment-là, l’émissaire lui dit : Mais écoute, de toute façon tu avais bien tort de t’en faire parce que ce ne sont pas tes géniteurs. Comment ? Il dit : Celui qui est là-bas, c’est lui qui m’a donné ce petit enfant, qui était toi, et que j’ai donné au roi et à la reine de Corinthe. A ce moment-là tout s’éclaire. Jocaste qui avait déjà tout compris par avance est allée dans son palais et là…

Catherine Unger : Elle s’est pendue.

Jean-Pierre Vernant : Elle s’est pendue. Jocaste comprend, et lui comprend.

Catherine Unger : Et Œdipe, celui qui sait, est complètement aveugle pendant toute cette enquête.

Jean-Pierre Vernant : Non seulement il est aveugle mais il va, avec les crochets, les agrafes que porte Jocaste se crever les yeux. Pourquoi ? Parce qu’il est devenu tout d’un coup celui qui était au-dessus de tous la souillure de la ville, il ne pourra plus rester là. Celui qui savait tout, s’aperçoit qu’il ne sait rien. Et celui qui a deviné l’énigme comprend qu’il est lui-même cette énigme. Pourquoi ? Parce qu’Œdipe qui est venu à un moment où il n’aurait pas du venir, qui est a quelque sorte gauchi l’ordre du temps puisque le temps devait s’arrêter pour la génération des Labdacides, il est venu quand même, voilà le monstre. Pourquoi ? Parce qu’en couchant avec sa mère et en tuant son père, il s’est identifié à son père. Il est devenu…

Catherine Unger : Le gaucher.

Jean-Pierre Vernant : Il est devenu, lui qui est à deux pieds, parce qu’il est…

Catherine Unger : L’homme.

Jean-Pierre Vernant : Parce qu’il est l’homme adulte, il est devenu celui qui est à trois pied, c’est-à-dire le vieillard qui s’appuie sur un bâton. Il s’est identifié, il a identifié l’âge adulte à l’âge de son père. Au lieu de remplacer son père, en le suivant avec les années correctement, il l’a heurté de front et il a pris sa place jusque dans le giron de sa mère. Donc, le deux pieds s’identifie au trois pieds. Et même, il s’identifie aux quatre pieds. Pourquoi ? Parce que ces enfants qu’il a créé, ce sont en même temps ses frères puisqu’ils sortaient du même giron. Autrement dit, le deux pieds devient identique au trois et quatre pieds. On brouille toutes les générations humaines et on comprend alors que sa présence à Thèbes fasse qu’il n’y a plus de saisons, qu’il n’y a plus de rythme temporel où après l’hiver c’est le printemps, c’est l’été, c’est l’automne. L’été de l’homme, c’est le moment où il est à deux pieds. L’automne et l’hiver c’est le moment où il est à trois pieds et le printemps, c’est quand il est à quatre pieds. Il a tout brouillé. Maintenant, il n’y a plus de saisons Thèbes, c’est la pagaille, c’est le chaos temporel. Il a été cela. Et on voit que cet homme qui savait tout est aussi énigmatique que l’homme que représente Œdipe. Il est énigmatique, on ne sait pas ce que nous sommes. Sa faute, il est coupable du crime le plus grand, de la souillure la plus grande : coucher avec sa mère, tuer son père.

Catherine Unger : En même temps, il est non coupable.

Jean-Pierre Vernant : En même temps, il est parfaitement innocent puisqu’il a tué son père sans savoir qu’il était son père, qu’il était en état de légitime défense, et il a dormi avec sa mère parce qu’on lui a imposé, comme la récompense à laquelle il ne pouvait se soustraire après la victoire qui a sauvé la ville. Tout est brouillé et il semble qu’il n’y ait pas de solution. Et ses propres enfants, Étéocle et Polynice, vont à leur tour se déchirer, comme si la malédiction qui est peut-être déjà dans le mariage de Cadmos avec Harmonie était présente dans la mesure où Harmonie, oui c’est Aphrodite mais c’est aussi Arès, renaissait. Les deux frères vont s’entretuer et Œdipe va être chassé de la maison. Il est un proscrit. Il va errer. Il est devenu ce que les Grecs appellent un pharmacos, un bouc-émissaire. On le chasse de la ville. Il est la souillure de la ville. Il est le malheur. Dans la cité humaine il est comme une maladie contagieuse qui fait que rien ne marche plus. Il est né à contretemps. Il a faussé le temps cosmique.

Catherine Unger : Pour vous, Œdipe, c’est le drame de la condition humaine, d’une certaine façon.

Jean-Pierre Vernant : Oui, pour moi en partie. C’est une expression du drame de la condition humaine. Comme vous le savez, finalement il part. Il erre. Avec Antigone, il arrive jusqu’à Athènes. Il est là, un proscrit, il est répugnant à voir, aveugle avec son bâton. Il va se mettre à Colonne, dans un petit bourg, un dème d’Athènes, de la banlieue athénienne, pas loin de la ville. Et là, il se met dans un endroit où d’ailleurs c’est endroit sacré il n’aurait pas le droit d’être. Et le roi d’Athènes, Thésée, qui est appelé, parce que comme il est dans un endroit interdit, on ne peut pas y aller, on ne peut pas le chasser. Que faire ? Thésée arrive et parle avec lui. Œdipe lui raconte ses malheurs. Thésée accepte de prendre cet homme, qui en quelque sorte est venu à contretemps. Il n’est pas seulement comme Dionysos l’étrange étranger, mais qui est d’une certaine façon le mal humain, le malheur humain, la malédiction qui peut peser sur une lignée. Œdipe, lui dit : si tu m’accueilles, si tu fais de moi un métèque, c’est-à-dire quelqu’un qui va habiter avec vous, qui aura le statut de métèque, qui sera d’une certaine façon chez lui, chez vous, alors, vous n’en aura que des bénéfices, vous ne pourrez pas être vaincus à la guerre en particulier par les Thébains. Ils partent tous les deux en un lieu secret, Thésée et cet Œdipe royal et monstrueux, et à un endroit, il est comme foudroyé, il part sous terre et c’est la tombe secrète d’Œdipe. C’est une tombe qui est le talisman de victoire et de salut pour Athènes. De sorte que là encore, c’est ce qui est étranger, ce qui est extérieur, ce qui est le signe d’une condition humaine, où le merveilleux et le monstrueux se mêlent qui va servir en tant que métèque domicilié à Athènes, lorsqu’il est intégré à Athènes, lorsqu’il est enterré à Athènes, de talisman est de salut.

Catherine Unger : Alors, Jean-Pierre Vernant, Sophocle, Sénèque, Corneille, Voltaire, Gide, Robbe-Grillet, Cocteau, enfin tout le monde, pour ne pas citer Freud, comment ça se fait qu’Œdipe ait une pareille postérité ?

Jean-Pierre Vernant : Parce que c’est une histoire qui, indépendamment de l’histoire elle-même, la façon dont elle se présente dans la tragédie sous forme de Œdipe roi, Œdipe à Colonne, c’est quand même quelque chose qui ne peut pas ne pas marquer, par tout ce que ça implique. Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a le problème de l’identité, il y a le problème de la faute, il y a le problème de la culpabilité, comment quelqu’un qui est en même temps, aux yeux des Grecs, ne peut plus aller dans un temple, qu’on ne peut plus toucher, qui est une souillure, une espèce d’impureté dans le corps social, et en même temps il est parfaitement innocent. Alors, qu’est-ce que c’est que l’action humaine ? Qu’est-ce que c’est qu’être coupable ? Qu’est-ce que c’est qu’être responsable ? Tous ces problèmes sont derrière. Moi, j’ai vu ça en même temps comme une façon de montrer comment celui qui est au plus haut, le roi presque divin, être tout d’un coup simplement l’autre face de celui qui est tout à fait en bas, une souillure épouvantable, un bouc-émissaire, un chassé. L’homme là-dedans, point d’interrogation. Il donne lieu à toute sorte d’enquête. C’est une enquête policière qui n’est pas terminée.

Catherine Unger : Est-ce qu’à votre sens, un mythe c’est la totalité de ses versions ?

Jean-Pierre Vernant : Oui. Pour moi, un mythe, pour le mythographe, c’est la totalité de ses versions. Bien entendu, la version qui est celle de Sophocle n’est pas la même que celle que nous avons chez Homère par exemple où Œdipe ne se crève pas les yeux et il reste roi à Thèbes jusqu’à ses funérailles. Disons que Sophocle a choisi une vision tragique de cette affaire.

Catherine Unger : Et la lecture de Freud ?

Jean-Pierre Vernant : Je pense que la psychanalyse freudienne peut permettre d’explorer certaines dimensions du texte à condition de les retrouver dans le texte. La vision de Freud est une vision erronée parce que c’est une vision psychologisante. Il fait comme si c’est Œdipe qui avait un complexe d’Œdipe. Or, Œdipe, à plusieurs reprises, parle de sa passion pour sa mère mais cela n’est jamais celle avec laquelle il va dormir, c’est celle qu’il a abandonnée. D’autre part la psychologie, ce n’est pas l’affaire des tragédiens. Une pièce tragique ne s’intéresse pas à la psychologie du personnage, ce n’est pas ça l’essentiel. Ça n’est ni la psychologie de l’auteur, ni la psychologie des personnages. On peut dire sans doute que c’est la pièce elle-même, le déroulement de la tragédie depuis le départ, de cet enfant, qui ne sait pas qu’il est, qui ne connaît pas ses origines, qui va découvrir ses origines et ses liens avec son père et avec sa mère à travers le déroulement de la tragédie, que c’est cela qui est un peu comme une cure psychanalytique de connaissance de soi à travers toutes sortes d’épreuves. C’est le mouvement de la tragédie, le mouvement de la pièce mais pas la psychologie des personnages. D’autre part, dire, comme Freud, que si cette pièce nous émeut, nous bouleverse c’est parce que nous-mêmes au fond nous avons rêvé de nous unir à notre mère et de tuer notre père, ça me paraît de la rigolade extraordinaire. D’abord parce qu’il y a beaucoup de tragédies grecques où ce n’est pas ça du tout et qu’elles nous émeuvent aussi et que d’autre part je ne suis pas sûr du tout d’avoir jamais rêvé que je tuais mon père et que je dormais avec ma mère, même dans ma toute petite enfance et dans mon inconscient et pas seulement parce que mon père était mort quand j’avais 3 mois et que ma mère est morte quand j’étais tout petit. Je me suis fabriqué un père fictif, oui sans doute héroïque puisqu’il s’engage et qu’il meurt à la guerre alors qu’il était socialiste et antimilitariste. C’est comme ça que je l’ai vu, je ne l’ai pas vu comme un être qui subit un joug, avec lequel j’avais un élément de rivalité. Il m’est arrivé sans doute de vouloir l’égaler mais par d’autres voies.