Considérations morales

Dionysos par Jean-Pierre Vernant

Introduction par Catherine Unger : Il est né de la cuisse de Jupiter, de Zeus chez les Grecs. Lui, c’est Dionysos, le dieu de la fête, du vent, du théâtre. Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, spécialiste de la mythologie grecque nous raconte l’arrivée à Thèbes de Dionysos flanqué de son cortège de femmes en folie.

Le Panthéon grec, Jean-Pierre Vernant, c’est une manière de penser le monde et de penser les grandes forces qui s’y manifestent. Or, l’une de ces grandes forces, c’est la folie, l’occasion pour nous de parler d’un dieu très à part, Dionysos. De quoi est-il le dieu ?

Jean-Pierre Vernant : Vous avez raison parce que Dionysos, on ne peut pas dire qu’il est le dieu de quelque chose. Il est un dieu à part, vous l’avez dit, pas comme les autres du tout. Ce n’est pas par hasard que Louis Gernet, dit que Dionysos, dans le Panthéon grec, c’est la figure de l’autre.

Catherine Unger : Louis Gernet, votre maître.

Jean-Pierre Vernant : Louis Gernet, mon maître et pas seulement mon maître, très grand helléniste, très grand historien de la religion, du droit, de l’économie et de tout.

Catherine Unger : Dionysos, c’est l’autre.

Jean-Pierre Vernant : Dionysos, c’est la figure de l’autre. Cela veut dire que dans un monde grec où les divinités elles-mêmes s’insèrent dans un certain ordre, lui n’incarne pas le désordre comme les bêtes monstrueuses dont nous avons parlées, il incarne toujours l’ailleurs. C’est un dieu que l’on ne peut pas localiser, il n’est nulle part. Il est né à Thèbes, nous le verrons, mais c’est un dieu en même temps de l’errance. C’est un dieu vagabond. Il arrive dans les villes comme une maladie, une épidémie. Détienne dit que le Dionysos est un dieu épidémique. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que quand il arrive dans une région, dans une cité, comme une maladie qui se répand, les femmes vont être prises d’un délire dionysiaque. L’idéal grec, c’est la sophrotuné, le bon sens, le contrôle de soi, la raison, le juste-milieu

Catherine Unger : La maîtrise.

Jean-Pierre Vernant : Lui, sa religion va être une culture, d’une certaine façon, de la folie, de la mania. Il y a des formes différentes de délires. Il y a ce délire du guerrier, il y a le délire, peut-être, de lorsqu’on est posséder par une passion sexuelle et puis il y a ce délire qui est religieux, encadré, en groupe où le dieu au lieu d’être simplement celui vers lequel on va en grandes caravanes apporter des dons, faire des sacrifices, c’est un dieu beaucoup plus proche de vous, qui, en quelque sorte, vous chevauche. C’est un dieu qui prend possession de vous. Et une fois qu’il est sur vous, comme un cheval sur vous, il vous fait danser une danse de folie. Ça, c’est un trait plus particulièrement féminin. C’est pourquoi ce dieu, masculin, est en même temps un dieu habillé en femme, avec des cheveux longs. Il a une allure féminine et il est spécialement respecté et fait l’objet d’un culte dans les groupes féminins que l’on appelle des Thiases. Jusqu’à l’époque même hellénistique, Plutarque raconte qu’allant à Delphes, il a rencontré, sur le chemin qui va d’Athènes à Delphes, un Thiase, officiel...

Catherine Unger : Cortège.

Jean-Pierre Vernant : Délégation d’Athènes, de femmes athéniennes, de matrones, de mères de famille qui s’en vont à pied dans la campagne, c’est un dieu hivernal, donc il neige. Elles vont sur le chemin dans une espèce de délire extatique, et arrivent dans un village où elles s’endorment à même le sol dans la neige et se réveillent le matin dans le froid, les matrones athéniennes, les matrones pleines de dignité. Il y a ça. Il est le dieu aussi, le seul dieu grec peut-être, à la fois masculin et féminin, errant mais voulant être reconnu, avoir son culte officiel dans chaque grande ville, dont on peut dire qu’il fait penser à un dieu indien, pas de la magie, de la mania. Pourquoi ?

Catherine Unger : Qu’est-ce que c’est que la mania ?

Jean-Pierre Vernant : La mania, c’est les apparences multiples, le fait que Dionysos, dans ses aventures, par exemple les Ménades, elles vivent dans un monde qui est autre que le monde réel dans lequel elles se trouvent. Elles vivent dans un monde où si elles ont vraiment le culte Dionysos, c’est le bonheur, l’âge d’or retrouvé, elles sont réconciliées avec les bêtes sauvages, le miel jaillit du sol avec le lait et le vin. C’est un monde enchanté mais apparence. Il est tellement, ce monde, des apparences que l’on ne sait plus où est le réel, l’illusion, le délire, l’hallucination. Il est hallucinatoire d’une certaine façon.

Catherine Unger : Les Ménades, ce sont les bacchantes, ce sont ces femmes qui le suivent ?

Jean-Pierre Vernant : Les Ménades, ce sont ces femmes qui justement sont prises par la mania…

Catherine Unger : Sont possédées ?

Jean-Pierre Vernant : Sont possédées par le dieu. C’est un dieu non seulement de tout cela, de l’illusion, mais c’est le dieu qui préside au théâtre,…

Catherine Unger : C’est le dieu de la vigne aussi ?

Jean-Pierre Vernant : C’est le dieu de la vigne. Cela veut dire quoi ? Ça veut dire que tout ce qui dans la vie humaine quotidienne apparaît d’une certaine façon comme excentrique, une façon de se démarquer de l’ennui, de la régularité, de la juste mesure, que cela soit après le banquet, après qu’on a bu, ce qu’on appelle le comos. les participants au banquet, souvent en s’habillant d’une façon un peu particulière, un peu féminine, ou un peu asiatique, titubant, sortent en chantant en faisant un peu le contraire de ce qu’il est bienséant de faire, le comos après boire, le vin non pas du n’importe comment, il ne s’agit pas d’être des ivrognes, mais d’obtenir cette espèce d’état un peu exalté où justement le réel est tout prêt à basculer vers l’illusoire, où quand on regarde les choses et les gens on ne les voit pas dans leur aspect ordinaire. Il y a quelque chose par derrière ou à côté qui fait qu’on les voit autrement. Alors, il est ça. Il est le banquet. Il est aussi le théâtre, l’illusion théâtrale. Il n’y a pas un théâtre antique, en Grèce, et même ensuite dans le monde gréco-romain, sans qu’a centre de l’hémisphère il n’y ait un fauteuil qui est le fauteuil du prêtre de Dionysos. À Athènes, lorsqu’on construit le grand théâtre, pour les grandes dionysies urbaines, fêtes d’hiver, il y a aussi le temple et une statue Dionysos. Il est le Dieu de l’illusion théâtrale, il est le dieu du plaisir du vin. Il est toujours présenté avec des Ménades en état de possession, elles dansent, ont la tête en arrière, crient, sont hors d’elles-mêmes…

Catherine Unger : C’est le dieu de la transe ?

Jean-Pierre Vernant : C’est le dieu de la transe en même temps, dans cette transe qui a lieu souvent non pas en plein ville mais dans le monde sauvage, il y a des satyres qui sont là. Les satyres qui sont en état d’érection. Le problème de la sexualité est présent mais jamais Dionysos n’est présenté, lui, dans cet état. Hermès et certains dieux masculins sont représentés en état d’érection, jamais Dionysos. Mais il a tout de même rapport un peu avec la sexualité, pourquoi ? Parce qu’à certaines fêtes de Dionysos, à Athènes par exemple, il y a de grands chars avec des gens déguisés en satyres, qui tirent le char. Dans ce char, il y a une espèce de sexe masculin, immense, beaucoup plus grand qu’un homme, avec des ficelles qui permettent de le faire lever et monter. On a des représentations de cela sur les vases. Il y a un rapport entre Dionysos et le phallus. Il n’est pas un dieu phallique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je crois, moi, qu’il n’est pas un dieu de la sexualité. Il est un Dieu de ce qui est autre et du délire. Il peut y avoir dans la sexualité, dans cette espèce de passion érotique qui saisi quelqu’un, dans la fureur qui est un des aspects de la sexualité, ce dont on n’est absolument pas maître, et où je dirais que votre sexe est comme une partie qui est étrangère à votre contrôle, vous n’y pouvez rien, c’est comme ça, il marche tout seul, si j’ose dire, d’une certaine façon, ça aussi il y a une certaine proximité avec Dionysos. Donc, c’est un dieu pas banal et son histoire n’est pas banale.

Catherine Unger : Il est né deux fois ?

Jean-Pierre Vernant : Il est né deux fois. Il est le fils de Zeus qui a eu une histoire amoureuse assez longue avec une des filles de Cadmos.

Catherine Unger : Sémélè ?

Jean-Pierre Vernant : Sémélè a une grande passion elle aussi. Elle est prise d’une sorte de folie amoureuse. Zeus s’unit avec elle déjà depuis de longues nuits mais ce n’est pas suffisant, elle veut plus, elle veut voir Zeus en personne.

Catherine Unger : Dans sa splendeur.

Jean-Pierre Vernant : Dans tout son éclat, sa splendeur. Insatisfaction simplement de l’amour ordinaire, on veut aller au-delà, on veut voir l’autre, le divin, ce qui dans le divin est complètement autre que nous. En effet, elle le voit parce qu’il cède. Elle est déjà enceinte, de 6 mois, dit-on, quand il vient. Cédant à sa prière, il se montre dans sa splendeur de Zeus, maître du tonnerre. Naturellement, elle ne supporte pas cette vue. Elle est embrasée par l’éclat divin. À ce moment-là, Zeus ouvre le ventre de Sémélè, sort le petit Dionysos, fœtus qui a 6 mois, et il se coud dans la cuisse. Donc, il est né d’une part de l’utérus de sa mère et dans la cuisse, le fémur de son père, d’où l’expression « être né de la cuisse de Jupiter », c’est la cuisse de Zeus, pour nous Grecs. Ce dieu pas comme les autres, est né à Thèbes. Cette Thèbes, dans une des pièces d’Euripide, qui s’appelle les Baccantes, montre le retour du dieu chez lui. Il est né à Thèbes pourquoi ? C’est lié à l’histoire de Cadmos. Cadmos, c’est le fils d’Agénor, qui est un roi asiatique, si je peux dire, de Tyr ou de Sidon. Il a une fille qui s’appelle Europe et beaucoup de frères et de sœur. Cette Europe est avec un groupe de jeunes filles sur un rivage, en train de se baigner, lorsque Zeus la voit, c’est toujours la même histoire. Il prend la forme d’un très beau taureau blanc, il vient s’accroupir devant la jeune fille, qui lui caresse un peu l’encolure, il tourne la tête, il la lèche peut-être, elle monte dessus, elle prend les cornes et hop ! Il s’enlève et traverse la mer. Il arrive en Crète et dépose là, Europe. Agénor, le roi de Tyr et Sidon dit : il faut retrouver ma fille, absolument. Tous les enfants, en particulier Cadmos sont envoyés à sa recherche. Tout d’un coup, ces gens vont devenir des errants, des voyageurs, des étrangers qui vont partout. Je passe sur les détails. Cadmos est avec sa mère. Sa mère meurt en Thrace, il va à l’Oracle de Delphes : qu’est-ce que je dois faire ? On lui dit : Tu dois suivre une vache, splendide avec des signes lunaires, et là où elle s’arrête, tu fonde une cité. Europe a été enlevée par un taureau et lui, le voyageur, le vagabond, l’homme de partout arrive et suit cette vache, elle s’arrête. Il est là avec une troupe de jeunes gens, il veut faire un sacrifice à Athéna et fonder la cité. Il faut de l’eau pour faire cela mais il y a une source et là il y a un dragon épouvantable, qui est le fils d’Arès. Évidemment, il est obligé de tuer ce dragon pour prendre de l’eau. Dans une plaine bien plate, il sème ces dents du dragon, comme on sème du blé, et de chaque dent surgit un guerrier en arme, déjà adulte, des brutes, disons, que la terre de Thèbes a produit d’elle-même. Ils ont à leurs pieds, à leurs sandales, le sol, la boue, la terre du pays. Ils sont nés du sol. Ce sont des guerriers purs, des brutes, des violents, des fils d’Arès d’une certaine façon.

Catherine Unger : Le dieu de la guerre.

Jean-Pierre Vernant : Le dieu de la guerre. Il voit cela, il s’inquiète. Il voit qu’ils sont prêts à se battre, ils se jettent des regards farouches entre eux, il jette une pierre au milieu d’eux. Cette pierre tape un, qui croit que c’est son voisin qui la lui a envoyée, ils commencent à se battre entre eux, la discorde, iris. Il en reste seulement quatre ou cinq que l’on va appeler - ils vont être les chefs de grandes familles aristocratiques de Thèbes - les Semés, les Spartoí. Les Semés parce qu’ils sont nés du sol. Cadmos après est puni par Arès mais finalement, en grandes pompes, les dieux décident de récompenser cet errant qui est venu là et qui s’est fixé. C’est les noces, à la citadelle de Thèbes. Les noces de Cadmos avec Hamonie, que les dieux offrent en épouse. Qui est cette Harmonie ? Elle est la fille d’Arès précisément, le délire de la violence guerrière et d’Aphrodite, l’amour mais aussi le délire de la passion amoureuse. Bien entendu, ils s’opposent, comme le noir et le blanc, comme la querelle à l’accord, ce que nous avons vu déjà dans nos premières réflexions. Je dirais même qu’en même temps il y a dans chacun une ambigüité. Arès, c’est la guerre qui a un aspect de démence et de violence que dans le dyonysisme lui-même on peut retrouver. Puis, chez Aphrodite, c’est l’Aphrodite d’or, elle est toute harmonie, toute beauté mais il y a une autre Aphrodite que l’on appelle Aphrodite Melaenis, l’Aphrodite noire. C’est cette Aphrodite de la passion amoureuse qui, quand elle est contrariée, abouti à un délire de l’esprit, par des machinations, des poisons, essaye de s’en tirer. Médée, c’est aussi une Aphrodite noire. C’est compliqué. Il y a une série d’enfants. Cadmos va avoir plusieurs enfants, plusieurs filles, en particulier Sémélè, qui est par conséquent la fille de Cadmos et d’Harmonie et qui eu aussi ce délire de vouloir, dans la passion amoureuse, que Zeus soit tout à elle. C’est elle qui devient tout entier feu et cendre. Dionysos va naître, il est poursuivi par l’hostilité d’Héra, qui n’est jamais très contente de voir les produits des amours fautives de son mari. Il lui arrive beaucoup de mésaventures. C’est un dieu qui est menacé. Quand il est jeune, imberbe, il est en Thrace avec quelques Baccantes ou quelques Ménades. Le roi met les Ménades en prison et poursuit Dionysos avec un poignard, il a une frousse épouvantable. Il se sauve et n’échappe à Lycurgue qu’en sautant dans l’eau. Et là, dans l’eau, c’est Thétis, la mère d’Achille…

Catherine Unger : Qui le recueille.

Jean-Pierre Vernant : Qui le recueille, le cache, le camoufle. Il est donc un dieu à la fois très puissant, très dangereux mais qui peut être aussi très froussard devant une certaine forme de violence. Il part en Asie, puis finalement décide de revenir chez lui, à Thèbes.

Catherine Unger : En fait, c’est un grand mélange entre l’étranger et l’autochtone ?

Jean-Pierre Vernant : Oui, il y a de cela. Toute l’histoire de Thèbes, d’une certaine façon, disons, est un drame où il y a à la fois l’étranger et l’autochtone, le proche et le lointain, le même et l’autre. Quand il arrive à Thèbes, l’histoire que raconte Euripide dans les Baccantes, elle est, je crois, pour nous pleine de sens, Pourquoi ? Il arrive, Dionysos en personne, mais il fait comme s’il était le prêtre de Dionysos.

Catherine Unger : Il se déguise.

Jean-Pierre Vernant : Il se déguise en prêtre de ce qu’il est. Il est entouré d’une bande de femmes, des femmes Lydiennes, des asiatiques. Il faut voir comment elles sont vêtues. Lui-même est vêtu pas du tout comme un Grec, ses cheveux pas ramassés…

Catherine Unger : C’est à la fois le métèque, le gourou...

Jean-Pierre Vernant : Il est le métèque, le gourou, le type efféminé, tout ce qu’un Grec bon teint, bon chic, bon genre…

Catherine Unger : Déteste...

Jean-Pierre Vernant : Doit détester. Puis il y a ces femmes Lydiennes. Elles envieillissent les rues de Thèbes. Elles font un bruit épouvantable. Elles chantent, ont des cymbales, font du bruit, de la flûte, dorment à même les rues. Le cousin, le fils d’une des fils de Cadmos, qui est le Roi, Penthée, qui lui va représenter, disons…

Catherine Unger : La norme.

Jean-Pierre Vernant : La norme et la morgue de la norme. Il est le Grec. Il est l’homme de Thèbes. Agavé a épousé un de ces nés de la terre, un de ces Semés, un de ses individus violents, cette race de guerrier, Échion, il a une double naissance. Il a un côté vers Cadmos, le Penthée, mais il a un côté aussi vers Échion. Cela donne quoi ? Ça donne un type sûr de lui, ou qui fait semblant de l’être, qui considère que les femmes ce n’est rien du tout, c’est de la crotte de bic, elles sont faites pour être à la maison, élever leurs enfants, faire la cuisine et ne pas s’occuper du reste.

Catherine Unger : Tout ce qui n’est pas Grec est barbare pour Penthée.

Jean-Pierre Vernant : Tout ce qui n’est pas Grec est barbare, d’autres part ces femmes qui se promènent dans les rues alors que les rues, c’est le domaine masculin, les femmes sont dans la maison, à l’intérieur, leur habits, leur façon de mange, leur façon de chanter, ce délire, puis cet être qu’elles révèrent et qu’il doit voir comme une espèce d’averti, de gourou mais d’escroc mais qui en même temps l’inquiète. Alors, il décide que cela va cesser.

Catherine Unger : Face à face Penthée Dionysos donc ?

Jean-Pierre Vernant : Face à face le même et l’autre, l’homme du coin, qui à la terre à ses souliers et à ses pieds et l’homme qui a vagabondé, l’homme de l’ailleurs et de partout d’une certaine façon, de cet endroit et de partout en même temps. Cela va être d’une certaine façon le conflit de cela qui est mis en scène dans « Les baccantes ». Qu’est-ce qui se passe ? Comme il est arrivé avec sa troupe de Ménades qui, elles, vivent dans une espèce d’état extatique de bonheur, d’âge d’or retrouvé, les dieux, les hommes, les bêtes tout cela est mélangé dans une sorte d’idylle merveilleuse. Mais les femmes de Thèbes, surtout Agavé, la sœur de Sémélè, et les autres sœurs déclarent que…

Catherine Unger : Et la mère de Penthée ?

Jean-Pierre Vernant : La mère de Penthée. Déclarent que toute l’histoire de Sémélè est une blague, jamais Sémélè n’a été fécondée par Zeus, c’est impossible ! Elle a brûlé mais elle a brûlé sans doute dans un incendie, elle a laissé le gaz allumé ou n’importe quoi. Le bon sens rationnel, refus de ce niveau du divin et une piété qui est la piété ordinaire et commune. Ces femmes deviennent folles. Elles quittent tout, s’en vont des maisons, laissent leurs enfants ou les prennent dans les bras et partent dans les montagnes sur Cithéron, près de Thèbes. Là, elles se livrent à des activités de type ménadique. Elles ont des thyrses, de grandes branches avec une boule de pin au bout, elles frappent la terre, le vin jaillit. Les paysans qui voient ça n’en reviennent pas. Ils sont à la fois effrayés et admiratifs parce qu’elles ont l’air heureuses. Elles ont des tas d’animaux sauvages, des petits léopards, etc. et elles les nourrissent au sein, les bêtes ne leur font aucun mal. Pendant un certain temps, ce monde fantasmatique est celui dans lequel elles vivent, ce monde peut-être illusoire mais pour elles c’est la réalité. Naturellement se demande où sont Penthée, on lui dit : ça ne va pas du tout… Il prend d’abord les femmes Lydiennes et les met en prison et ils envoient ses troupes, son armée d’hommes…

Catherine Unger : Contre les femmes qui sont sur le Cithéron ?

Jean-Pierre Vernant : Rattraper toutes les femmes qui sont sur le Cithéron et les ramener. Les femmes sont libérées. Du Cithéron son armée revient, il y a des morts ou ils sont tous mutilés. Ils sont là comme des invalides de guerre, ils ne reviennent pas très brillants. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ils racontent : on les a vues, elles étaient en train de vaquer, on les a cernées et on a essayé de les attraper et à ce moment-là, délire. Délire furieux, un délire au fond dionysiaque, qui a un aspect guerrier d’Arès. Elles ont exterminé tout ce qu’elles trouvaient devant elles, les vaches et les hommes. Ils reviennent tout sanguinolents. La victoire des femmes sur les hommes, la victoire de celles qui étaient dans le monde de la nature sur les hommes, sur les urbains. Penthée est épouvanté, il fait arrêter le prêtre de Dionysos, le met en prison. Les murs de la prison s’écroulent, le palais flambe et Penthée ne sait plus à quel saint se vouer. Ils ont là tous les deux l’un en face de l’autre…

Catherine Unger : Penthée et Dionysos ?

Jean-Pierre Vernant : Penthée et Dionysos, le roi grec et le dieu.

Catherine Unger : Le métèque ?

Jean-Pierre Vernant : De partout, d’ailleurs, de l’au-delà. Avec un art de sophiste, Dionysos commence à parler avec Penthée. Peu à peu, sa carapace va se fendiller et il lui demande : ce dieu dont tu parles, tu l’as vu ? Tu l’as vu, c’était la nuit, c’était un rêve. Non, je l’ai vu le jour. Comment ? Je l’ai vu me voyant. Je l’ai regardé me regardant. L’idée que ce dieu là est un dieu pas comme les autres, c’est un dieu de la réciprocité où l’homme et lui entrent en relation. Là, tout d’un coup, il y a un aspect de Penthée qui se révèle. Lui aussi veut voir, il craque, ce monde féminin qu’il imagine plein de luxure, ce qu’il n’est pas, il ne se livre pas à des ébats sexuel du tout. Mais lui le pense. Derrière sa carapace d’homme comme il faut, d’un rigoriste, il a envie de voir. Il s’habille comme Dionysos, devient en quelque sorte le double de Dionysos. Dionysos l’amène dans le bois, le fait monter dans un arbre pour guetter, être un voyeur. Comme si le voyeur, celui qui se contente de voir de l’extérieur, qui épie, pouvait être comparé à cette intimité visuelle qui unit le dieu et son adepte, lorsqu’il y a la transe et qu’ils sont en quelque sorte face-à-face. Le résultat est affreux. Les Bacchantes le voient, elles font ployer l’arbre, s’emparent de lui et elles le déchirent en morceaux.

Catherine Unger : Sa mère en particulier ?

Jean-Pierre Vernant : En particulier sa mère. Elle coupe la tête, elle s’imagine - voilà le dieu de l’illusion, de la folie – que la tête de son enfant qu’elle va piquer sur le haut de son thyrse, est une tête de petit lionceau ou de petit bœuf. Elle est là triomphante, se promène avec ça au bout de son thyrse.

Catherine Unger : Elle est tellement folle, qu’elle ne reconnaît pas même la chair de sa chair ?

Jean-Pierre Vernant : Elle ne reconnaît rien. Elle est dans un état de délire, d’un délire dionysiaque, qui cette fois n’est pas le vrai délire dionysiaque. Jamais ses Ménades n’auraient fait cela, elles vivaient elles dans un âge d’or, dans un paradis. Là, c’est l’enfer, c’est l’autre face du délire.

Catherine Unger : De la folie.

Jean-Pierre Vernant : Elle se promène avec ça, retrouve le vieux Cadmos, son grand-père, Tirésias…

Catherine Unger : Le devin.

Jean-Pierre Vernant : Deux vieux qui ont voulu essayer de danser avec les femmes. Cadmos, peut à peu lui fait reprendre ses esprits, la fait sortir de son délire. Elle arrive en disant : regarde, je suis la meilleure chasseresse. Je suis plus forte que les hommes. Regarde le résultat de ma chasse, aucun homme de Thèbes n’aurait fait si bien que moi. Il lui dit : caresse cet oiseau. Elle le caresse et peu à peu elle s’en aperçoit.

Quelle est au fond la morale de cette histoire ? C’est que ce dieu qui n’est pas comme les autres, qui a des facettes, qui est le dieu du délire, un délire qui peut plonger dans l’horreur, qui peut aussi vous révéler, dans un état mystique, le divin, par un contact personnel. Il est tout cela, est le dieu de l’ailleurs et veut être reconnu ici. Ce dieu qui est l’autre, on voit que lorsque dans une cité on croit pouvoir se passer de l’autre sous toutes ses formes, qu’on le repousse, que le féminin, l’étranger, l’Asiatique, le barbare, l’illusion d’une certaine façon, c’est le mal. À ce moment-là, celui qui représente l’identité, la sureté devient l’autre, devient un monstre. Chasser l’autre complètement de soi et de la cité, c’est devenir soi-même la tête de la Gorgone. Ces femmes de Thèbes, ces braves bourgeoises, qui disaient : Dionysos et ces Lydiennes, qu’est-ce que c’est cela ? Elles sont devenues le masque même de l’autre, des Gorgones.

Catherine Unger : Au fond, si l’on ne fait pas de place à la folie en soi, c’est la folie qui prend la place, c’est cela que cela veut dire ?

Jean-Pierre Vernant : La folie, pas toutes les folies, un aspect si l’on n’accepte pas l’autre. Les Grecs ont accepté l’autre. Dionysos et ce qu’il représente, il l’installe au cœur de la cité, le théâtre. Les temples de Dionysos, et les Thiases féminins qu’ils acceptent, qui peuvent même représenter la ville. Si l’on ne fait pas une place dans la cité même, dans la vie politique à ce qui est différent de ce qu’est la norme, si l’on n’accepte pas de temps de temps en temps, qu’il y ait le Comus…

Catherine Unger : Comus ?

Jean-Pierre Vernant : Qu’il y ait le banquet, la représentation théâtrale, l’illusion. Si l’on ne fait pas une place à ça, si l’on ne ménage pas un espace pour l’autre, alors l’autre vous envahi et soi-même on devient un monstre.

Catherine Unger : À votre sens, Jean-Pierre Vernant, notre société d’aujourd’hui, sait-elle faire assez de place à l’autre, à ceux qui brouillent les catégories sociales et politiques qu’elles mettent, elles-mêmes, en place ?

Jean-Pierre Vernant : La réponse est non, bien sûr. Quand je dis des choses sur Dionysos, je pense par exemple à l’Allemagne, ce pays si cultivé, si civilisé qui tout d’un coup sombre dans quelque chose que d’une certaine façon la tragédie évoque, la monstruosité par refus de l’autre, par l’affirmation qu’il ne peut pas y avoir d’autres hommes qui soient vraiment des hommes que ceux qui appartiennent à telle lignée indo-européenne, ou germanique ou n’importe quoi.

Catherine Unger : Vous parlez de l’Allemagne nazie ?

Jean-Pierre Vernant : Bien sûr que je parle de l’Allemagne nazie. Même chez nous, je sais bien à quel point il y a cette difficulté d’admettre qu’il peut y avoir des gens différentes. Pour savoir qui on est, et mesurer également de façon correct sa propre identité, il faut être capable de regarder l’autre non pas avec un œil de rejet et d’hostilité mais avec un œil de sympathie et de compréhension.