Jean-Paul SARTRE (1905-1980) L'existentialisme est un humanisme
Lorsqu'on
considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier,
cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept; il
s'est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de
production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une
recette. Ainsi le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une
certaine manière et qui, d'autre part, a une utilité définie, et on ne peut
pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi
l'objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence -
cad l'ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et
de le définir- précède l'existence; et ainsi la présence, en face de moi, de
tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une
vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production
précède l'existence.
Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du
temps à un artisan supérieur. (…) Ainsi, le concept d'homme, dans l'esprit
de Dieu est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de
l'industriel; et Dieu produit l'homme suivant des techniques et une
conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe-papier suivant une
définition et une technique.
L'existentialisme athée que je représente, est plus cohérent. Il déclare que
si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède
l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept
et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine.
Qu'est-ce que signifie ici l'existence précède l'essence? Cela signifie que
l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se
définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas
définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il
sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine,
puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est seulement, non
seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se
conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence,
l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait.