Jean-Paul SARTRE (1905-1980)
L'Existentialisme est un humanisme, Nagel, pp. 66-69.
Par le je
pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la
philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l'autre, et
l'autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi l'homme qui
s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres et il les
découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne
peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel ou qu'on est méchant,
ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour
obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre.
L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la
connaissance que j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon
intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face
de moi, qui ne pense et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi,
découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons
l'intersubjectivité et c'est dans ce monde que l'homme décide ce qu'il est
et ce que sont les autres.
En outre, s'il est impossible de trouver en chaque homme une essence
universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une
universalité humaine de condition. Ce n'est pas par hasard que les personnes
d'aujourd'hui parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de sa
nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble
des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans
l'univers. Les situations historiques varient : l'homme peut naître esclave
dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie
pas, c'est la nécessité pour lui d'être dans le monde, d'y être au travail,
d'y être au milieu des autres et d'y être mortel. (...) En conséquence, tout
projet, quelque individuel qu'il soit a une valeur universelle.