Jean-Paul SARTRE (1905-1980) L’être et le néant, p. 538-539, Gallimard, TEL
L'argument
décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler
notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre
gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis
« libre » ni d'échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille,
ni même d'édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les
plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français,
hérédo-syphilitique ou tuberculeux. L'histoire d'une vie, quelle qu'elle
soit, est l'histoire d'un échec. Le coefficient d'adversité des choses est
tel qu'il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat.
Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c'est-à-dire insérer
mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu'il ne parait « se
faire », l'homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et
la classe, la langue, l'histoire de la collectivité dont il fait partie,
l'hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes
acquises, les grands et les petits événements de sa vie.
Cet argument n'a jamais profondément troublé les partisans de la liberté
humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est
infinie et qu'il faut « tâcher à nous vaincre plutôt que la fortune ». C'est
qu'il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faits énoncés
par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le
coefficient d'adversité des choses, en particulier, ne saurait être un
argument contre notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la
position préalable d'une fin, que surgit ce coefficient d'adversité. Tel
rocher, qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera,
au contraire, une aide précieuse si je veux l'escalader pour contempler le
paysage. En lui-même — s'il est même possible d'envisager ce qu'il peut être
en lui-même — il est neutre, c'est-à-dire qu'il attend d'être éclairé par
une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire.