Jean-Paul SARTRE (1905-1980) L'Etre et le Néant,
Paris, Gallimard, 1976,
coll. Tel, pp. 95-96.
Considérons
ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu
trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il
s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un
intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin
le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur
inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une
sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre
perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit
perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main.
Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses
mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les
autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la
prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à
quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre
compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous
surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant
joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le
garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.
Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les
commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux
qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du
tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à
leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un
commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour
l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse
exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au
garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit
point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non
l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard
« fixé à dix pas »).
Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme
si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne
déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement,
du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au
sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point
qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa
condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obligation de se lever à
cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de
mettre le percolateur en train, etc.
Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits
syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au
transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs
conférés à un « sujet de droit ». Et c'est précisément ce sujet que j'ai à
être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni
qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son
être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour
moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.
Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis
séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de
lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire
m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau
accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode
neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes
typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à
travers ces gestes... Ce que je tente de réaliser c'est un être-en-soi du
garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer
leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de
mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit
quitte à me faire renvoyer.