Considérations morales
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Morale en miettes

C'est bien quelque chose comme un émiettement à quoi l'on assiste désormais. Au sens précis de ce qui justement ne tient plus ensemble comme si la cohérence de ce qui faisait tout tenir ensemble s'était irrémédiablement désagrégée. Et, effectivement, on l'a vu, la dénégation du monde a fini par entraîner celle de l'homme lui-même, aggravant à son tour la perte du monde.

E Morin décrit une situation qui ressemble à s'y méprendre à un gigantesque cercle vicieux où la conséquence se faisant elle-même cause ne ferait que surenchérir sur l'effritement général. Ce qui serait en jeu tient à l'affaissement des fondements, que les valeurs chercheraient à suppléer. Faute d'un référent ultime, les valeurs joueraient le rôle d'auto-référence.

Dieu, Loi et Sur-Moi social

Ces trois figures successives de la transcendance paraissent effectivement en crise dans ce sens étroit, en tout cas, où elles sont désormais incapables de fédérer le groupe et où l'individu, isolé et sans doute désolé, au sens de Arendt ne semble plus avoir de choix qu'entre ce que Nietzsche * nommait nihilisme actif ou passif c'est-à-dire entre une attitude de prostration où plus rien ne valant rien ne demeurerait qu'une passivité contrainte ou au contraire une révolte désespérée au risque d'une violence majeure.

Il est en tout cas assez clair que la demande actuelle de morale 2, telle qu'on a pu la voir surgir un peu partout et notamment dans le monde de l'entreprise, illustre parfaitement le désarroi actuel d'une démarche qui n'est fondée sur rien qui puisse faire consensus - voire référence absolue. Qui explique comment en à peine cinquante ans, on sera passé de la représentation de la morale comme surgeon petit bourgeois d'un

D'où trois attitudes alternatives qui croient pouvoir répondre à cette effervescence du vide :

- réactionnaire, au sens premier du terme, celle qui vise à restaurer, de gré ou de force, ces transcendances évanescentes qui n'est assurément pas pour rien dans la demande de religieux qui pointe ici et là, mais tout autant certains thèmes développés par les politiques - et pas seulement l'extrême-droite- comme, par exemple, la frontière et en général, toutes les démarches identitaires.

- réaliste ou plus exactement pragmatique, qui vise à trouver, dans la logique même du système économique et social à trouver les règles de l'action efficace érigeant ainsi la performance au rang de valeur explicite, fondée par soi seule. De là, toutes les morales conséquentialistes

- humaniste, pour ne pas écrire progressiste, qui verra l'occasion d'affirmer la place centrale de l'homme en tant qu'il serait celui qui donnerait du sens au monde. L'homme est la mesure de toute chose devenant alors non pas l'affirmation d'un relativisme destructeur conduisant inéluctablement au scepticisme mais au contraire celle de la liberté.

Tout ceci se met en place sur fond d'une atmosphère délétère où la crainte de la déchéance le dispute à l'ivresse de la modernité et revient à poser la légitimité de la question morale. Sauf à considérer, et c'est en tout point remarquable dans le registre politique - mais on le retrouve aussi dans le corpus des recherches en management tel que Boltanski a pu l'analyser, que les valeurs - qu'on se garde bien de définir et même de seulement nommer, viennent prendre la première place sans plus en considérer seulement les valeurs. E Morin a raison :

les valeurs essaient de fonder une éthique sans fondement.

Parce qu'effectivement toutes les certitudes se sont effritées, qu'il n'y a plus rien sur quoi pouvoir s'universellement accorder, ne reste plus que la possibilité de produire, champ par champ, sans qu'aucune généralisation soit possible, des éthiques spécifiques à chaque secteur d'activité, qui sont autant de manifestation de cette désolation de l'individu, déchiré entre des impératifs pas nécessairement conciliables mais tout aussi contraignants que possible.

Or, implicites ou explicites, ces fondements existent et le travail ici entrepris vise effectivement à les excaver. Il n'est pas de corps théorique sans axiome préalable ; il n'est pas de pratique sociale sans idéologie implicites. Quand, par exemple dans le champ politique, on se navre qu'ici ou là, il n'y ait plus de projet clair, on ne fait pas autre chose que souligner que ces principes, soit ont été abandonnés, soit, au moins, tus.

On ne se propose pas ici de souligner l'idéologie implicite de cette modernité en quête d'elle-même : le travail a été fait, déjà. Nous cherchons au contraire les conditions de possibilités de la morale - ses prolégomènes. Il n'est sans doute pas faux que le projet kantien ait échoué : ce n'est pourtant pas une raison pour ne pas le mener derechef ! de concevoir une métaphysique des moeurs.

Ce qui semble assez clair désormais, est combien la dialectique échoue à pouvoir la fonder qui de s'ériger en pouvoir du négatif ne réussit qu'à faire glisser la violence le long de la chaîne des raisons, le long de la chaîne des actes.

C'est donc bien d'abord à une approche de la question de la violence qu'il faut nous attacher ; à celle du négatif ainsi.

Le débat actuel, et le projet ministériel de réintroduire des cours de morale laïque à l'école, sont révélateurs de cet émiettement.

- fonder la morale sur la religion était une autre manière de proclamer combien toute morale avait besoin de valeurs universelles et donc, ici, transcendantes. L'origine divine des lois morales était une autre façon d'illustrer qu'elle s'imposait à tous et que sans elle l'homme dérapait invariablement - ce qu'illustrent de nombreux textes mais en premier lieu l'épisode du Veau d'or. Mais évidemment ceci ne vaut que pour le croyant et s'est d'ailleurs retourné contre la religion elle-même : sitôt perçue comme superstition - voire idéologie de la classe dominante - rejeter celle-ci revint à rejeter celle-là.

- force est par ailleurs de constater que les préceptes moraux issus de la sphère religieuse sont tous sauf universels et, pour ne prendre que les interdits alimentaires comme exemple, n'ont que peu de rapport avec les croyances proprement dites et forment un corpus où la spiritualité exigeante le dispute souvent à de simples considérations hygiénistes ou sociales. Les rares préceptes universels - et l'interdit de la violence en est un - pourraient fort bien ce déduire rationnellement - ce que Kant a parfaitement montré.

- il n'y a pas de continuité incontestable entre foi et morale : les sociétés où la foi occupait voire occupe encore une place prépondérante ne sont ni plus ni moins morales que les autres et la transcendance affirmée des principes ne saurait pas y signifier plus qu'une invite à s'y conformer à l'instar de n'importe quelle loi non plus qu'empêcher qu'on l'enfreigne demain.

- la grande crainte qui parcourt, plus ou moins tacite, le discours religieux - celle du si Dieu n’existe pas, tout est permis - peut aisément se retourner contre elle-même : après tout, les radicalismes et intégrismes de tout poil l'attestent jusqu'au dégoût, si Dieu existe, tout n'est-il pas alors permis à ceux qui le veulent servir fidèlement ?

Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire « vous » avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les « autres » et s'en estimer l'interprète - pour que je le considère comme mon ennemi. J'y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif, aussi haïssable que les tyrans, que les bourreaux de grande classe. C'est que toute foi exerce une tonne de terreur, d'autant plus effroyable que les « purs » en sont les agents. On se méfie des finauds, des fripons, des farceurs ; pourtant on ne saurait leur imputer aucune des grandes convulsions de l'histoire (...) . Le fanatique, lui, est incorruptible : si pour une idée il tue, il peut tout aussi bien se faire tuer pour elle ; dans les deux cas, tyran ou martyr, c'est un monstre. Point d'êtres plus dangereux que ceux qui ont souffert pour une croyance : les grands persécuteurs se recrutent parmi les martyrs auxquels on n'a pas coupé la tête. (...) Excédé du sublime et du carnage, il rêve d'un ennui de province à l'échelle de l'univers, d’une Histoire dont la stagnation serait telle que le doute s'y dessinerait comme un événement et l'espoir comme une calamité...

Par ailleurs on peut effectivement considérer que l'effort kantien de trouver un fondement rationnel à la morale se sera révélé un échec : on connaît la formule de Péguy selon quoi si l'homme kantien a les mains pures, en revanche il n'a pas de main, souligne cruellement combien le souci d'aller chercher le fondement de la moralité hors de toutes scories matérielles, le situe précisément là où, le domaine des intentions, elle est précisément insaisissable ; où surtout l'action deviendrait impossible si la condition préalable dût en être la moralité des intentions. Inutile de dire combien, de ce point de vue, entendre Eichmann en appeler à Kant, ne peut que nous inciter à revenir sur l'approche kantienne du problème ; à tenter de comprendre si et en quoi la raison peut être - ou non - le fondement de toute valeur.

 

Nihilisme ou refondation ?

Mais écrire que la morale est en miettes n'équivaut pas à dire le désastre - c'est, seulement, souligner que les morceaux, épars ne sont plus liés entre eux mais gisent dans un désordre sans doute plus apparent que réel. C'est écrire qu'en réalité c'est à un véritable travail de retricotage des fondations qu'il faut s'atteler.

La situation n'est pas inédite : elle est même la constante de toute fondation qui en réalité est toujours/déjà une redite. Les fondateurs, nous l'avons écrit déjà, sont tous des exilés, qui tentent de reproduire ici ce qu'ils ont perdu ou du abandonner là.

32.18 Moïse répondit: Ce n'est ni un cri de vainqueurs, ni un cri de vaincus; ce que j'entends, c'est la voix de gens qui chantent. 32.19 Et, comme il approchait du camp, il vit le veau et les danses. La colère de Moïse s'enflamma; il jeta de ses mains les tables, et les brisa au pied de la montagne. 32.20 Il prit le veau qu'ils avaient fait, et le brûla au feu; il le réduisit en poudre, répandit cette poudre à la surface de l'eau, et fit boire les enfants d'Israël. 32.21 Moïse dit à Aaron: Que t'a fait ce peuple, pour que tu l'aies laissé commettre un si grand péché? 32.22 Aaron répondit: Que la colère de mon seigneur ne s'enflamme point! Tu sais toi-même que ce peuple est porté au mal.

Miettes que ces tables jetées de colère et qui se brisent ; que ces tables que plus tard il faudra réécrire. Passage crucial pourtant que cet épisode où d'habitude l'on ne retient que la propension au mal de ce peuple à la nuque raide, parce qu'il dit plusieurs choses complémentaires et indissociables les unes des autres :

- d'abord que la morale est affaire de formation, pas de connaissance mais de pratique - où elle rejoint l'enseignement. Il ne suffit pas d'énoncer quelque précepte que ce soit ni pour qu'il soit immédiatement compris ni pour qu'il soit respecté. La moralité est affaire de processus pas d'état ; elle renvoie au temps, à la patience ; à l'échec.

- ensuite que les préceptes moraux doivent être effectifs c'est-à-dire susceptibles de produire un effet - et donc en acte. L'échec initial tient ici, c'est révélateur, de la trop longue absence de Moïse, tardant à redescendre de son dialogue d'avec Dieu. Effectifs, ceci signifie que ces préceptes ne peuvent se réduire à des interdits mais doivent pouvoir être des moyens pour l'homme de réaliser ses propres fins.

- enfin, que la morale est affaire non de logos mais de dialogue : pour qu'elle soit effective, il faut non seulement un principe fondateur qui dise les préceptes, mais qu'il y ait des oreilles pour les entendre. Tout à fait révélateur à ce titre est ce jeu, dans l'épisode en question, entre deux doublets : un dieu miséricordieux/un Moïse vengeur lié à un dieu en colère/ un Moïse intercesseur, tout ceci sur fond d'interdiction de la violence. Tout à l'air de se passer comme si les deux protagonistes, après un premier moment de rupture n'avaient d'autre issue que de rétablir le dialogue avec le destinataire final de la Révélation : l'homme.

Ces trois idées sont en réalités liées aux trois pôles qui constituent l'intention éthique selon Ricoeur :

- pour qu'il y ait morale, il faut préalablement que je prenne conscience à la fois de mon désir de liberté et que je prenne conscience, et ce sera toujours après coup, de l'écart incontournable entre le désir et la réalité, entre la puissance infinie de mon désir et les réalisations concrètes.

- pour qu'il y ait morale, il faut encore qu'elle passe par la reconnaissance de l'autre et donc à la fois que je reconnaisse la liberté de l'autre et qu'il reconnaisse la mienne. Mais si ce moment est totalement positif - qui est affirmation de l'autre comme un autre moi-même aspirant à la même liberté que moi, s'il est reconnaissance que l'autre est pour lui-même un je, il n'empêche qu'il passe aussi par la négation, la confrontation dans le champ du réel et de la pratique, de ma liberté à celle de l'autre. C'est ici que surgit l'expérience du mal, celle du meurtre primitif perçu dans ce processus dialectique comme un moment nécessaire. Un moment négatif perçu à la fois comme tragique mais comme incontournable : mais après tout s'il n'était pas de meurtre, cela aurait-il un sens de l'interdire. Autrement dit, s'il n'est de moralité possible que dans le rapport à l'autre, celle-ci ne prend son sens qu'avec la radicalité d'un mal qu'on tenterait d'éradiquer.

- pour qu'il y ait morale il faut enfin une médiation entre les deux exigences de liberté, un intermédiaire neutre : la règle. Cette règle est posée, instituée parce qu'il ne saurait y avoir de commencement absolu. Autant dire que la moralité ne saurait prendre place et vigueur que dans - et par - une institution politique, sociale.

Le moment de la loi via les valeurs, est bien celui, nécessairement terminal, où se révèlent conjointement les exigences d'universalité et de médiation : on ne saurait tout à fait entendre les valeurs comme des absolus sans oublier qu'elles ne pèsent qu'à condition d'une conscience qui ne les jugent positives, ne les reconnaissent pour telles ; à l'inverse un nihilisme radical, outre le scepticisme où il conduit inéluctablement, oublie combien les valeurs constituent précisément la médiation, l'intermédiaire, le dialogue entre les exigences contradictoires de liberté des uns et des autres.

Au fond, la morale débute avec le tragique de la conscience qui mesure son impuissance et s'achève avec la promesse - au moins - d'une double sortie : à la fois du solipsisme radical et de la guerre contre tous.

Poussée à son extravagance, l'affirmation de soi est le meurtre de tous ! mais la reconnaissance de l'autre demeure le risque sans cesse encouru de la négation de soi ! Comment être, avec l'autre, sans ruiner ni l'autre, ni soi-même ? Telle est finalement la seule question de la morale. La promesse morale est ici : que les deux soient possibles conjointement.

 

Refonder ?

On le voit, de quelque manière que l'on procède, de l'interdit au précepte ou à l'inverse du précepte à l'interdit, il n'est pas de morale qui ne dise le bien et donc le mal ; qui ne dise en même temps notre faillibilité et la promesse d'y échapper. Or, tout se joue dans ce re tant il reste vrai qu'il n'est pas de commencement absolu.

Ce que nous avons vu jusqu'à présent c'est combien la relation antagoniste entre le sujet et l'objet débouchait irrémédiablement sur la négation et de l'un et de l'autre ; combien cette double négation entrainait inévitablement une ligne de fracture qui minait toute fondation ; en faisant même de la fondation un problème en soi.

Il nous reste donc bien avant d'envisager quelque refondation que ce soit, de saisir ce qui l'entrave.

Or ceci se joue sur deux plans :

- la question de l'universalité des valeurs : sur quoi la fonder ? Et ceci en arrière-plan engage bien la question dialectique du statut du négatif et partant de la violence

- la question de la conscience morale : après tout il n'est pas de précepte moral qui puisse valoir s'il n'est pas d'oreille pour l'entendre ou de volonté pour s'y conformer.

Or justement l'exemple historique du procès Eichmann a l'intérêt de poser ensemble ces deux questions : derrière la question du génocide déjà évoquée, et donc de l'illustration aveuglante qu'il provoqua de la destruction conjointe du sujet et de l'objet, demeure en effet l'autre question, angoissante et désespérante, de l'incapacité à le reconnaître pour ce qu'il était. Preuve irréfragable de ce que nous énoncions plus haut - pas de continuité incontestable entre foi et morale * - mais signe en même temps que ni l'interrogation morale ni la culture (voir Heidegger) ne prémunissent en soi contre les pires dérives. La faillibilité est une chose ; l'aveuglement une autre. Ce pour quoi il faut revenir d'abord sur la question de la conscience morale.

Ce qui revient en tout cas à rappeler combien la question morale ne se situe pas seulement du côté de l'objet ou du sujet mais bien de la relation entre les deux.

La conscience morale


1) Nietzsche textes en ligne :

Généalogie de la morale

Par delà le bien et le mal

Volonté de Puissance

Le gai savoir

2)dont témoignent par exemple ces deux ouvrages des années 80/90

G Lipovetsky L'ère du vide

A Etchegoyen La valse des éthiques, Paris, François Bourin, 1991

3) relire ce que nous écrivions à la fois sur :

- le maurrassisme

- le FN

- les thèmes développés par Sarkozy durant la dernière campagne électorale

4) Cioran

5) Ex, 32,18-22

6 ) Ricoeur,

La morale apparaît ainsi comme un magistère intériorisé. Quoi qu'il en soit du rapport très complexe entre éthique et politique, on peut dire qu'un être à qui la notion de conscience morale serait tout à fait étrangère ne pourrait pas entrer dans une relation politique saine, sur un mode d'appartenance participative, bref dans une relation de citoyenneté.

C'est un problème proprement éthique que de resituer la moralité, avec ses impératifs et ses interdictions, par rapport à l'intention éthique primordiale : ma liberté, ta liberté, la règle. Si l'interdiction était absolument première, et si l'impératif nous était absolument étranger, comment y déchiffrerions-nous jamais le chemin de notre liberté et celui de la reconnaissance mutuelle ? La loi constitue le moment terminal de cette constitution de sens; il présuppose tous ceux qui précèdent. Loin donc d'être le premier, le concept de loi est le dernier. Qu'ajoute-t-il à l'impératif (sous la forme négative de l'interdiction) ?