Considérations morales
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Conscience morale

 

Personnage curieux, on le sait, qu'Eichmann lors de son procès en 61 qui mima l'intérêt et l'impassibilité alors même que défilaient images et témoignages qui l'accablaient, contrefaisant même, à l'occasion, l'intérêt. Le digne fonctionnaire obéissant, reconnaissant à l'occasion son souhait d'être relevé d'une tâche qui lui aurait pesé.

Des lunettes qui camouflent jusqu'à l'excès ce qui peut demeurer de regard, laissant toute sa place à ce rictus oblique qui lui barre le visage, courtois, respectueux de l'autorité des juges il put paraître aux uns comme l'hyperbole même du cynisme, aux autres, dont notamment Arendt comme la banalité même à l'intelligence médiocre.

Il n'empêche qu'il développa une défense passablement différente de celle des accusés de Nuremberg en faisant notamment, et à la surprise de certains, appel à Kant et à l'impératif catégorique . Mais en faisant appel aussi, à la question à lui posée du jugement qu'il avait pu se former à propos de R Hoess, à l'intimité de sa conscience qu'il n'avait pas à révéler.

Eichmann et la référence à Kant

Ce que me dicte ma conscience je dois le garder pour moi Eichmann

 

 

Qu'invoquer l'intimité de sa conscience fût pour Eichmann une façon de se défausser est une évidence, en revanche l'intimité a trop partie liée avec la conscience pour que l'argument puisse être simplement évacué. Le motif de l'intimité vient de trop loin, et renvoie à ce point aux fondamentaux de la morale pour qu'on puisse se contenter de n'y voir qu'un subterfuge de prétoire, même s'il devait y avoir aussi quelque chose de cela.

On a ici un partage entre ce qui se dit et se tait, entre ce qui peut être dit et ce qui doit absolument être tu qui ne saurait être un hasard et que l'on retrouve notamment dans le célèbre discours que Himmler fait à Poznan en 43 devant un aréopage de SS :

Je voudrais aussi vous parler très franchement d'un sujet extrêmement important. Entre nous, nous allons l'aborder franchement, mais en public, nous ne devrons jamais en parler, pas plus que du 30 juin 1934 (...) C'était pour nous une question de tact de n'en avoir pas discuté, de n'en avoir pas parlé.

Être passé par là, et - excepté les cas de faiblesse humaine, en même temps, être resté correct, voilà qui nous a endurcis. C'est une page de notre histoire qui n'a jamais été écrite et ne le sera jamais

(...) De toute façon, nous pouvons dire que nous avons réalisé cette mission des plus difficiles, animés par l'amour pour notre peuple. Et ni notre être, ni notre âme, ni notre caractère n'en ont été atteints…

Par trois fois, que ce soit au sujet de la Nuit des Longs Couteaux ou à propos du génocide, cette mention - impérative, mais morale - de ce qui doit être tu. Par trois fois, au nom de d'un intérêt supérieur, non celui de l'Etat, mais de la morale. Rester correct, faire preuve de tact, rester intègre en son âme - et donc fidèle.

H Arendt 2 a parfaitement montré dans son analyse du totalitarisme combien la destruction des juifs devait être radicale et pour cela ne pas se contenter d'exterminer les hommes, mais de les effacer même de la mémoire et de l'histoire et, pour cela, aller jusqu'à effacer les traces de l'extermination autant que celles que pourraient laisser les disparus - actes de naissance etc. Que ce soit ici une des marques du totalitarisme - avoir prise non seulement sur l'espace mais encore sur le temps et donc sur la mémoire - est indéniable. Mais ce que l'on peut comprendre est que cette destruction est double : à la fois du côté des victimes et du côté des bourreaux :

- du côté des victimes :

Les camps ne sont pas seulement destinés à l'extermination des gens et à la dégradation des êtres humains: ils servent aussi à l'horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu'expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose que même les animaux ne sont pas 3

un processus, pas du tout improvisé mais parfaitement cohérent qui, progressivement, dépouille l'homme de tous les attributs qui font de lui un homme - destruction de sa personnalité juridique, destruction de la personne morale, la destruction de la différenciation entre individus. En réalité l'affirmation de l'inutilité de la vie humaine ne serait ce que par l'effacement de toute trace et par l'annihilation de toute spontanéité qui pût s'inventer un avenir.

- du côté des bourreaux, une idéologie si forte qu'elle écrase toute individualité en concevant que ce dernier n'est jamais que l'incarnation d'une loi suprême, celle du mouvement, de la Nature ou du Führer, qu'importe, mais qui empêche chacun de seulement pouvoir se poser la question de la légitimité de la loi, encore moins celle de la moralité de son obéissance. En identifiant ainsi étroitement individu et loi, la pensée totalitaire se passe aisément du consentement et rend incontournable l'obéissance. Dans un tel régime, les individus ne sont jamais que l'exemplaire apparent de l'Homme, et chaque acte commis n'est jamais que "l'exécution d'une sentence que la Nature ou l'Histoire ont déjà prononcée"

[La politique totalitaire ] peut se passer du consensus juris parce qu'elle promet d'affranchir l'accomplissement de la loi de toute action et de toute volonté humaines; et elle promet la justice sur terre parce qu'elle prétend faire du genre humain lui-même l'incarnation de la loi. 4

 

 

On a ici une application révélatrice du Führerprinzip tel que Hans Frank aura pu le développer : le Führer est l'expression du peuple au sens où il est le seul en en saisir l'identité, l'esprit ; il n'exerce pas son pouvoir de manière extérieure - ce qui en ferait un vulgaire tyran - mais au contraire est seul à en exprimer l'esprit ; il n'est ni un représentant du peuple ce qui signifierait qu'il lui fut soumis et que le peuple existât hors de lui, ni un représentant de l'Etat ce qui reviendrait également à le soumettre à ce dernier.

Ce qui revient pour chacun à agir en conformité absolue aux volontés du Führer, d'où l'expression Agis de telle manière que le Führer, s'il avait connaissance de ton action, l'approuverait. Il peut effectivement sembler contradictoire de faire référence à Kant dont le troisième impératif catégorique énonçait :

Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer elle-même en même temps comme légiférant universellement grâce à sa maxime

mais c'est oublier que si pour Kant l'homme reste libre s'il se soumet à sa propre législation c'est-à-dire aux impératifs de la raison pratique, que donc liberté et obéissance sont parfaitement compatibles parce que précisément se soumettre à la raison c'est être autonome alors que suivre d’autres motifs (intérêt, sentiment, passions, pression sociale...)reviendrait perdre sa liberté morale, dans la pensée nazie au contraire il ne saurait y avoir d'autre autorité que celle du Führer, qui justement exprime seul la plénitude du peuple.

Nous l'avons déjà indiqué, le nazisme en écrasant l'individu ruine toute possibilité d'une morale quelconque et ne saurait instituer d'autre obligation morale que le dépassement de soi par l'obéissance aveugle à l'instance supérieure qu'est l'esprit du peuple incarné par le Führer. On ne peut alors pas tout à fait dire que Eichmann eût dérogé aux principes qu'il s'est donnés: il va jusqu'au bout de son engagement parce qu'il n'est pas d'autre voie, outre l'obéissance à l'ordre que l'engagement total dans la seule loi qui l'exprime. Rien n'est plus étranger à l'esprit totalitaire que ce droit - voire devoir - de révolte auquel songe Rousseau mais qu'institue la déclaration de 93 * : pour qu'il ait un sens encore faut-il que subsiste comme seule source de légitimité, cet individu qui n'obéirait que parce qu'il consentirait. Ici, pas d'individu ; seulement cette inexorable loi du mouvement qui est celle de la Nature et de l'Histoire qu'exprime et que meurt le Führer.

Ironie de l'histoire, certes, que de voir ainsi un des acteurs de la solution finale se servir de Kant qui demeure l'un des hérauts de l'humanisme mais une ironie amère qui montre combien l'exigence de faire un avec la loi se transforme en un piège insoluble sitôt qu'elle s'allie à l'effacement de la conscience individuelle.

 

Il ne s'agit évidemment pas de tenir pour égales les deux places mais en saisissant combien effectivement il s'agissait ici d'une destruction de l'homme dans l'homme au profit d'un esprit du peuple collectif et impérieux, dont l'ubris n'est pas la moindre des caractéristiques mais la culture de la mort.

H Arendt le souligne : une des caractéristiques essentielles de cette idéologie est son ivresse de l'histoire. Les idéologies ne s'intéressent jamais au miracle de l'être . Elles ne rendent pas compte de ce qui est mais de ce qui devient ; elles ne tiennent jamais compte du réel pour en appeler à une réalité supérieure cachée derrière l'apparente immédiateté et dont elles seules auraient le secret et la capacité de le réaliser.

C'est ceci encore qui transparaît tant dans le discours de Himmler que dans la défense d'Eichmann : cette volonté non pas tant de faire l'Histoire que de l'accompagner en en devenant l'instrument le plus fidèle, le plus soumis. Il y a, sans doute, chez Himmler, la conscience d'une limite franchie qui empêche que rien ne puisse jamais être révélé demain comme si, identiquement à leurs victimes à qui ils auraient fait passer la ligne qui les séparait de l'humain, eux aussi étaient passé de l'autre côté, de ce côté dont aucune logique ni morale ne peut rendre compte, encore moins justifier.

Cet outrepassement a une cohérence interne, certes, mais n'est ni humaine, ni individuelle: il est l'empêchement absolu.

 

suite

 

 

 


1) lire et écouter

2) lire en particulier ce passage de Arendt, Les origines du Totalitarisme

3)ibid, p 783

4) Arendt, ibid, p 816

5)

Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

6) Primo Levi, Si c'est un homme, p 160

Détruire un homme c'est difficile, presque autant que le créer: cela n'a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles devant vous, vous n'avez plus rien à craindre de nous: ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge.