Considérations morales

Eichmann à Jérusalem
A Arendt p 1149-1151
Les devoirs d'un citoyen respectueux de la loi

 

Toujours très soucieux d'être « couvert», il n'avait pas seulement accompli ce qu'il considérait comme les devoirs d'un citoyen qui obéit à la loi, mais il avait aussi agi selon les ordres; c'est pourquoi il s'embrouilla complètement et finit par insister soit sur les avantages soit sur les inconvénients de l'obéissance aveugle ou «obéissance de cadavre» (Kadavergehorsam) comme il disait lui-même.

Pendant l'interrogatoire de police, on s'aperçut pour la première fois qu'Eichmann soupçonnait vaguement que l'enjeu de toute cette affaire dépassait largement la question du soldat exécutant des ordres clairement criminels dans leur nature et leur intention, lorsque avec une insistance marquée, il déclara soudain qu'il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement eichmannselon la définition kantienne du devoir. À première vue, c'était faire outrage à Kant et c'était aussi incompréhensible, dans la mesure où la philosophie morale de Kant est étroitement liée à la faculté humaine de jugement qui exclut l'obéissance aveugle. L'officier de police n'insista pas, mais le juge Raveh, intrigué ou indigné qu'Eichmann ait osé invoquer le nom de Kant en liaison avec ses crimes, décida d'interroger l'accusé. C'est alors qu'à la stupéfaction générale, Eichmann produisit une définition approximative, mais correcte, de l'impératif catégorique: «je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu'il puisse devenir le principe des lois générales.» (ce qui n'est pas le caspour le vol, ou le meurtre, par exemple, car il est inconcevable que le voleur, ou le meurtrier, puisse avoir envie de vivre sous un système de lois qui donnerait aux autres le droit de le voler ou de l'assassiner.) Interrogé plus longuement, il ajouta qu'il avait lu La Critique de la Raison pratique de Kant. Il se mit ensuite à expliquer qu'à partir du moment où il avait été chargé de mettre en oeuvre la Solution finale, il avait cessé de vivre selon les principes de Kant; qu'il savait, et qu'il s'était consolé en pensant qu'il n'était plus «maître de ses actes », qu'il ne pouvait «rien changer». Ce que, au tribunal, il ne parvint pas à discerner est le fait qu'à cette «époque de crimes légalisés par l'État», comme il disait maintenant lui-même, il n'avait pas simplement écarté la formule kantienne comme n'étant plus applicable, il l'avait déformée pour lui faire dire maintenant: Agis comme si le principe de tes actes était le même que celui du législateur ou des lois du pays, ou, selon la formulation de «l'impératif catégorique dans le Ille Reich» donnée par Hans Frank et qu'Eichmann connaissait peut-être: «Agis de telle manière que le Führer, s'il avait connaissance de ton action, l'approuverait » (Die Technik des Staates, 1942, p. 15-16). Certes, Kant n'a jamais rien voulu dire de tel ; pour lui, au contraire, tout homme est législateur dès qu'il commence à agir ; en utilisant sa «raison pratique », l'homme découvre les principes qui peuvent et doivent être les principes de la loi. Mais il est vrai que la déformation inconsciente d'Eichmann correspond à ce qu'il nommait lui-même une adaptation de Kant «à l'usage domestique du petil homme ». Dans un tel usage domestique, tout ce qui reste de l'esprit kantien est l'exigence qu'un homme doit faire plus qu'obéir à la loi, qu'il doit aller au-delà du simple impératif d'obéissance et identifier sa propre volonté au principe qui sous-tend la loi -la source d'où jaillit la loi. Dans la philosophie de Kant, cette source était la raison pratique; dans l'usage domestique qu'en faisait Eichmann, c'était la volonté du Führer. Pour une bonne part, on peut trouver l'origine du soin horriblement minutieux avec lequel l'exécution de la Solution finale fut conduite -une méticulosité qui frappe généralement l'observateur et qu'il considère comme typiquement allemande ou encore comme caractéristique du parfait bureaucrate -dans cette étrange notion, en réalité fort répandue en Allemagne, selon laquelle obéir à la loi signifie non seulement obéir aux lois, mais aussi agir comme si l'on était le législateur des lois auxquelles on obéit. Ce qui donne la conviction que tout ce qui n'excède pas le simple appel du devoir ne convient pas. Quel qu'ait pu être le rôle de Kant dans la formation de la mentalité du «petit homme » en Allemagne, il ne fait aucun doute que, dans un certain sens, Eichmann suivait effectivement les préceptes de Kant : la loi, c'était la loi; on ne pouvait faire d'exceptions. À Jérusalem, il n'avoua que deux exceptions datant de l'époque où chacun des «quatre-vingts millions d'Allemands » avait «son Juif honnête » : il avait aidé un cousin demi-juif ainsi qu'un couple juif à Vienne sur l'intervention de son oncle. Aujourd'hui encore, cette incohérence l'embarrassait quelque peu, et lorsqu'on le questionna à ce sujet lors du contre-interrogatoire, il commença ouvertement à s'en excuser: il avait «confessé ses fautes » à ses supérieurs. Plus que toute autre chose, une telle attitude de non-compromission à l'égard de l'exécution de ses devoirs meurtriers le condamnait aux yeux de ses juges -ce qui était compréhensible -, mais, de même qu'elle avait un jour fait taire les quelques restes de conscience qu'il avait encore, c'est justement cette attitude qui le justifiait à ses propres yeux. Pas d'exceptions -voilà la preuve qu'il avait toujours agi contre ses «penchants », sentimentaux ou intéressés, qu'il n'avait jamais fait que son "devoir ».