Textes

H Arendt
La crise de la culture (1958)

L’autorité de l’éducateur : la responsabilité pour le monde

Dans la mesure où l'enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l'y introduire petit à petit dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s'insérant dans le monde tel qu'il est. Cependant, de toute façon, vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d'un monde dont, bien qu'eux-mêmes ne l'aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu'il est. Cette responsabilité n'est pas imposée arbitrairement aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d'assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d'enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation.

Dans le cas de l'éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l'autorité. L'autorité de l'éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu'il n'y ait pas d'autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d'elle-même l'autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : «Voici notre monde. »

Or, nous savons tous ce qu'il en est aujourd'hui de l'autorité. Quelle que soitl'attitude de chacun envers ce problème, il est évident que l'autorité ne joue plus aucun rôle dans la vie publique et politique ou du moins ne joue qu'un rôle largement contesté, car la violence et la terreur en usage dans les pays totalitaires n'ont bien sûr rien à voir avec l'autorité. Cela cependant veut, au fond, simplement dire qu'on ne veut plus demander à personne de prendre ni confier à personne aucune responsabilité, car, partout où a existé une véritable autorité, elle était liée à la responsabilité de la marche du monde. Si l'on retire l'autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la responsabilité de la marche du monde est demandée à chacun. Mais cela peut aussi vouloir dire qu'on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d'ordre ; on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d'y obéir. Dans la disparition moderne de l'autorité, il n'y a pas de doutes que ces deux intentions jouent chacune un rôle et qu'elles ont souvent travaillé simultanément et inextricablement.

Dans le cas de l'éducation, au contraire, une telle ambiguïté en ce qui concerne l'actuelle disparition de l'autorité n'est pas possible. Les enfants ne peuvent pas rejeter l'autorité des éducateurs comme s'ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d'adultes - même si les méthodes modernes d'éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L'autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d'assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants.