ARENDT Hannah (1906-1975)
Condition de l'homme moderne chapitre II, §5
Vivre
une vie entièrement privée, c'est avant tout être privé de choses
essentielles à une vie véritablement humaine: être privé de la réalité qui
provient de ce que l'on est vu et entendu par autrui, être privé d'une
relation " objective " avec les autres, qui provient de ce que l'on est
relié aux autres et séparé d'eux par l'intermédiaire d'un monde d'objets
commun, être privé de la possibilité d'accomplir quelque chose de plus
permanent que le vie. La privation tient de l'absence des autres; en ce qui
les concerne l'homme privé n'apparaît point, c'est donc comme s'il
n'existait pas. Ce qu'il fait reste sans importance, sans conséquence pour
les autres, ce qui compte pour lui ne les intéresse pas.
Dans les circonstances modernes, cette privation de relations " objectives "
avec autrui, d'une réalité garantie par ces relations, est devenue le
phénomène de masse de la solitude qui lui donne sa forme la plus extrême et
la plus antihumaine. Cette extrémité vient de ce que la société de masse
détruit non seulement le domaine public mais aussi le privé: elle prive les
hommes non seulement de leur place dans le monde mais encore de leur foyer
où ils se sentaient jadis protégés du monde, et où, au moins, même les
exclus du monde pouvaient se consoler dans la chaleur du foyer et la réalité
restreinte de la vie familiale. La vie au foyer s'est épanouie en espace
intérieur, privé: nous le devons à l'extraordinaire sens politique des
Romains, qui contrairement aux Grecs, ne sacrifiaient jamais le privé au
public et comprirent que ces deux domaines devaient coexister